Articles de Graouur - Les ?crits l?gendaires : Le chagrin
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Le chagrin


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Non loin du petit pont, j'arrivais sur celui-ci, en marchant d'un pas lent et las, par une fin d'après-midi d'un hiver morose. 

 
Un pont modeste, traversé par une petite route goudronnée de campagne, d'à peine trois mètres de largeur, aux rebords en poutrelles de bois, agencés en croisillons, pour soutenir les passants qui s'accouderaient à ceux-ci. 
 
Dans une campagne improbable, par un dimanche grisâtre, à la limite du pluvieux, comme si les cieux ne voulaient pas m'accorder la frustration d'être mouillé par la fine bruine, qui menaçait cependant juste suffisamment de tomber pour maintenir la morosité, en entretenant le sentiment d'ennui et de soumission impuissante devant les éléments capricieux.
 
Arrivant sur le pont, j'entendis le son de l'onde, épanchant son chant continuellement, semblant avoir été là de toute éternité. Je m'arrêtais, n'ayant plus de temps à accorder à la trépidation des palpitations et agitations humaines. Je m'accoudais au rebord en bois, n'accordant qu'un bref regard aux vis rouillées qui maintenaient la barrière séparant la route du petit ruisseau. 

Et je me penchais sur les rebords du petit pont, et j'étais seul...
 
Sa berceuse était douce, au débit faible ; peut être une vingtaine de litres par seconde, la taille du pont étant proportionnelle au flux se déversant, traversant la route par en dessous sans aucun souci du monde des hommes. Le ruisseau n'accordait aucune importance au sort des habitants de ce bas monde, et son écoulement permanent faisait fi des sentiments qui animaient les promeneurs qui s'égaraient à sa morne contemplation. 
 
L'eau était. Elle ne pensait pas, ou alors pas comme nous. Pourtant elle aussi elle se battait contre les obstacles qui semblaient vouloir s'opposer à son écoulement incessant, qui d'une branche, qu'elle contournait habilement, qui d'un amas de pierres, à travers laquelle elle s'insinuait avec fluidité, et avec bien plus d'aisance que n'importe quelle passion humaine déchirante. 
 
En me penchant, en regardant ce spectacle d'un coin de nature perdu, seul, je fléchis mon dos, m'appuyant avec nonchalance sur l'appui en bois, d'un marron foncé représentatif d'une peinture pour protéger des intempéries. Et, au bout d'un moment, mon regard se fit peu à peu trouble, perdu, la vision de la scène faisant se fusionner les différents éléments du décor en une même entité aux couleurs se mélangeant par paquets, signe d'un abandon progressif de la maîtise de mes sens, et de la vigilence habituelle d'un promeneur, même paisible. 

Et mon regard se troublait sur le petit pont, et j'étais seul...
 
Puis je laissais mon esprit vagabonder, le laissant vaquer librement à ses intentions mystérieuses et insondables, dans un abandon qui se détendait dans un désir d'oubli, tout en laissant mes sens continuer de respirer ses perceptions innées et automatiques. Que disait-elle cette eau qui coulait ? Rien. Seulement une succession de clapotis qui ne s'amenuisaient jamais que dans des suites de variations de sonorités, certes douces, mais qui tournaient dans le cycle sempiternel du recommencement, en donnant l'impression qu'elle n'avait rien d'autre à faire qu'à s'évertuer à couler, en oubliant complètement ce qui n'était pas sur son passage, indifférent à l'hostilité ou la gentillesse des relations humaines. 
 
Cette sensation sonore me fit prendre conscience que je me laissais aller, et que je n'avais plus envie de lutter, de vivre, plus envie de me battre, dans cette vie qui semblait d'une absurdité inéfable et indifférente à notre perpétuation. Cette sensation finit par se muer en sentiment, celui de la tristesse.
 
Un chant inconsolable d'une douleur, plus sournoise qu'une douleur vive, et qui s'insinuait lentement dans les pores de ma pensée, trouées telle une nasse de filet à larges mailles, signe d'une vulnérabilité évidente, et, de guerre lasse, je me laissais envahir par ce sentiment.
 
Et j'étais triste, et j'étais seul sur le petit pont...
 
Cette tristesse se mua en chagrin. Ce n'était plus uniquement de l'ordre du sentiment, mais un cumul de sentiments affligeant avec des ressentis corporels, ayant l'impression que ce que je vivais en mon fort intérieur se déversait à son tour dans l'ensemble de mon être. Je n'étais plus que chagrin. Il n'y avait plus rien. Plus rien d'autre que cet état, qui s'apesantissait de plusl en plus, le petit pont et le ruisseau, médiateur et spectateur silencieux de mes sentiments passant au second plan, pour disparaître à son tour, dans un aveuglement mental se rapprochant de l'intégralité de ce que j'étais.
 
Puis, avec naturel, arrivât ce qu'il devait arriver. Ma vision se troublât complètement, pour être recouverte d'un voile blanchâtre, qui troubla définitivement la vision du spectacle de cet endroit. Une goutte amorçat sa chute, partant de mon oeil droit, pour s'écouler le long de ma joue, avec lenteur, pour se perdre dans les méandres de mon visage mort. Pour rendre la pareille, une autre goutte entama sa formation, puis sa chute, en partant de mon autre oeil, pour laiser une petite sensation de liquide gênant mon visage, mais quelle importance ?
 
Mon visage se pencha encore plus en avant, puis mon dos, fléchissant dans un renoncement à ce chagrin, pour le laisser m'envahir complètement et définitivement. Je n'étais alors plus que pleurs, et des gémissements couvraient peu à peu l'écoulement de cette onde du petit ruisseau, les gouttes de larmes tombant dans celle-ci, se noyant dans un chagrin qui me noyait d'une souffrance émotionnelle sans nom. 
 
La douleur atteint alors son paroxysme, et je fus obligé de me couvrir le visage de mes mains, dans un réflexe inexplicable. Etait-ce une intention inconsciente de pudeur, ou pour tenter dans une vaine attitude de me protéger d'une honte injustifiée et irréelle ? Quel fondement pouvait on accorder à un sentiment et une émotion qui n'était pas de notre ressort ? Qu'on subissait involontairement, et de façon totalement incontrôlée ?

Et je pleurais, et j'étais seul sur le petit pont...
 
Plus rien ne comptait. Plus rien n'existait que la souffrance et les trésautements de mon ventre, dans des séries de hoquets de chagrin, qui augmentait l'aspect insupportable de cette néantisation de la vie. Ma pensée n'était plus non plus. Je ne maîtrisais plus rien, et il fut impossible de penser, le désespoir étant l'antipode de la raison et de l'existence. Les larmes coulaient abondamment, se dispersant sans retenue aucune sur mon visage déformée par la souffrance et le malheur. 
 
Et je n'existais plus, et j'étais seul sur le petit pont...
 
Après un temps indéfinissable, où l'écoulement du temps semblât se dissoudre à la façon de l'épanchement sans fin de l'eau, les spasmes de douleurs se raréfièrent progressivement. Les pleurs et les larmes se réduisirent eux-aussi petit à petit, et la douleur diminuait en intensité. Les émotions se firent moins vives, et le calme revint peu à peu. 
 
Je retrouvais ainsi un premier fil de pensée, ténue, certes, mais néanmoins présent, dans lequel ma première impression fut un dégoût profond et amer face à la vie et l'existence. Reprenant ma respiration, cette dernière sensation biologique contribuât à retrouver un début d'apaisement, bien que parsemé de dernières larmes, qui achevaient de brosser le portrait d'un triste sire, seul dans sa tourmente et abandonné de tous. 
 
 
Ce chagrin était-il fondé ? Cette pensée me traversait de plus en plus souvent, me ramenant progressivement à la terrible raison. 

Ô Dieu oui, il était fondé...
 
Méditant alors sur l'absurdité de la vie, et tentant de penser que tout n'était qu'éphémère, pour dédramatiser un chagrin inconsolable, je relevais mon visage. Je détournais mon regard de l'eau du petit ruisseau vers la gauche, comme pour tenter de me faire changer d'idée, en me disant que si je regardais autre chose, je penserais alors à autre chose. 
 
Mais non, l'émotion vive et intense que je venais de vivre était toujours présente, bien que sous une autre forme. D'une émotion pure et douloureuse, et elle s'était changée en pensée tenace et présente de façon insupportable, et dont la lucidité muait la douleur au lieu de la supprimer. 
 
Mon regard se détournât une seconde fois, un peu plus vers la gauche, et mon regard se détachât de la scène du pont pour arriver sur la route vers laquelle j'étais venu. Une pensée me traversât alors l'esprit : je me dis que ce qui était à notre gauche représentait le passé, tel que le disaient les écrits sur l'analyse morphopsychologique, et que ce que je venais de vivre n'était que la reviviscence d'une partie de mon passé, qui me pesait tellement qu'il me fit tant et tant souffrir sur ce petit pont. 
 
Cette pensée me donnât alors le réflexe inconscient de tourner brusquement mon regard vers la droite, signe du futur, et aussi de l'opposé de la route par laquelle j'étais venu avant d'arriver sur le petit pont. Je regardais, puis, alors que j'étais encore dans un état d'abandon certain, de vulnérabilité incontestable, un petit vélo fit son apparition, surmonté d'un petit enfant qui devait avoir pas plus de 4 ans, qui faisait son petit chemin gauchement. Tantôt pédalant pour avancer, tantôt négociant des virages involontaires à cause de sa maladresse enfantine et la faiblesse physique de son jeune âge. 
 
Et c'est alors que je me dis : aurais-je des enfants un jour ? 
 
Cette pensée occupant l'espace de ma mémoire immédiate de façon de plus en plus prononcée, elle permit de me faire oublier progressivement la douleur que je vécu séant, puis je repris conscience de mon corps, puis du décor qui m'environnait, et j'abandonnais le petit ruisseau pour achever de traverser le petit pont sur lequel je m'étais arrêté pour reprendre ma promenade dominicale... Seul...
 
 
 
Pauvre Waf Waf.

 

Publié le 21/12/2008 - Modifié le 18/01/2009
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