Chapitre 12
Darotân fit une grosse erreur - chose qu'il ne reconnaîtra jamais - en empêchant Hama de me voir cet après-midi-là. Ce fut le début de la dégradation de leur relation. À partir de ce jour, Hama eut une tendance grandissante à passer de longs moments pensive. Aussi bien pendant les cours qu’en-dehors, elle avait l'esprit ailleurs. Avec le recul, je pense qu'elle commençait à se rendre compte que sa relation avec Darotân n'était qu'une habitude prise. Que les sentiments qu'on leur prêtait n'avaient en fait jamais existé. Que leur projet de mariage, et leur avenir en général, que Darotân lui peignait d'un pinceau idyllique sur fond de paradis terrestre - personne ne mettait en doute que le vaisseau atteindrait une nouvelle patrie un jour, puisque les naarus le leur avaient promis -, tout cela elle ne l'avait jamais voulu que par procuration, pour faire plaisir - des rêves d'emprunt. Je ne peux dire si elle se formulait cela ainsi. Après tout, elle avait tellement tout intériorisé, c'était à ce point devenu son univers et son horizon, que ses longues rêveries se passaient sans doute de mots, et reflétaient seulement un long et difficile, plus ou moins conscient, travail intérieur.
Darotân les premières fois l'apostropha d'un ton goguenard, pour la sortir de telles méditations. Mais elle s'en réveillait en posant soudain sur lui un regard étrange, comme s'il lui était devenu tout d'un coup inconnu - ou pire, elle se fendait lentement d'un sourire forcé. Alors il sentit le danger. Il n'osait imaginer de quoi il retournait, mais il se mit à trembler de nervosité à chaque fois qu'elle partait, rageant de son impuissance. Darotân ne pouvait supporter l'idée de ne pas avoir toute la personne d'Hama sous son contrôle. Quand elle revenait il lui demandait à quoi elle pensait. Elle prenait un air ennuyé, en répondant "Je ne sais pas" ou "Rien, laisse-moi tranquille".
De plus, elle me porta un intérêt grandissant. Grâce à Darotân, en fait. Je le voyais souvent lui parler avec véhémence, en me désignant du regard. Depuis qu'elle avait voulu assister à mon cours, il cherchait à lui démontrer que j'étais LA personne la plus vile, misérable et inintéressante du vaisseau, pire, que m'adresser la parole était une honte, une infamie, une souillure. J'étais un Sans-Lumière muet, une aberration, un parasite inutile juste bon à manger leur pain, j'étais la part statistique irréductible de déchet, qu'il fallait au mieux éradiquer, au pire cacher aux yeux des draeneïs normaux, et dont on devait uniquement à la faiblesse de Velen de devoir supporter la vue.
Ainsi Hama prit pleinement conscience du fait que j'étais une exception, un être unique et mystérieux. Elle put se rendre compte à quel point Darotân en fait ignorait tout de moi, et qu'il en était ainsi de tous ses camarades. Elle posait parfois des questions à l'un ou à l'autre, mais personne ne pouvait y apporter de réponses.
Un soir Ondraïev m'accueillit avec un air goguenard pour le dîner. Je levai un sourcil. Il lissa sa barbichette et me dit : "Il y a la petite Hama qui est passée y a pas une heure". Je me figeai. Il rit de mon expression. "Hé hé ça t'intéresse hein ? Je ne peux pas t'en vouloir". Il faisait durer. Je m'énervai. Il vit mon regard et s'esclaffa. "Oh mais c'est qu'il mordrait ! C'est bon rien de méchant elle m'a juste posé des questions". Et il me servit en sifflottant. Il faisait exprès de distiller les informations. Je ne sus pas me maîtriser. Je marchai vers lui et le soulevai par le col. Cette fois il eut peur. Je ne devais pas avoir l'air engageant. "Elle m'a demandé si t'étais muet de naissance". Je le lâchai. "Je lui ai dit que non, mais que je ne savais pas comment tu l'étais devenu. Après elle m'a demandé pourquoi tu avais un précepteur particulier - en se répandant en précautions et excuses en disant que ce n'était pas contre moi etc. Je lui ai répondu que ça ne la regardait pas. Elle m'a dit qu'elle supposait que la raison de tes entrevues régulières avec Velen ne la regardait pas non plus. J'ai confirmé. Elle a hésité à partir. Elle me regardait avec ses yeux de biche, là, pfiou, je lui aurais bien raconté des trucs juste pour la garder un peu, mais bon, tu sais, j'ai des ordres. Elle a commencé à baragouiner une dernière question, je crois sur la rumeur de la corruption mais elle s'est interrompue au milieu, courbette au revoir merci tout ça et pschiit disparue. Elle avait sûrement compris qu'elle n'obtiendrait rien - et puis y a l'autre qui allait pas tarder à se demander où elle était hin hin hin".
Je mangeai, l'air sombre. Soudain on toqua à la porte. Je me levai d'un bond - Ondraïev ouvrit. Darotân. Il demanda à mon précepteur, d'un ton sec - l'air vibrait : "Où est-elle ?"
Ondraïev resta figé quelques secondes. Je compris en un éclair : elle était allée continuer son enquête ailleurs. Quant à Darotân, c'était sa jalousie qui l'avait conduit ici.
"De qui parles-tu ? répondit Ondraïev, faussement innocent.
- De Hama.
- Je ne l'ai pas vue désolé.
- On l'a vue frapper à cette porte."
Silence. La tension était telle que l'eau ondulait dans les verres.
"Oui maintenant que tu le dis elle est passée, mais je ne l'ai pas reconnue, je ne la connais pas vraiment...
- Elle voulait quoi ?
- Rien du tout, elle s'est trompée de porte.
- Toi tu vas pas me prendre pour une buse longtemps". Darotân entra dans la pièce en empoignant Ondraïev par les épaules et en le plaquant contre le mur du couloir. "Je lui demanderai moi-même pourquoi elle est venue mais toi, tu me racontes encore un bobard et je m'occupe de ton cas. Alors tu vas gentiment me dire où elle est partie en sortant de chez vous". Je me dirigeai vers eux. Darotân se tourna vers moi et me foudroya du regard. "Toi, tu t'avises de me toucher, t'es mort". Je soutins son regard et m'approchai lentement, sur mes gardes.
Là Ondraïev se redressa en repoussant doucement Darotân, le ton joyeux. "Allons allons les enfants cessons les enfantillages. Que tu me croies ou pas, je m'en fiche, mon jeune ami, et tes menaces ne me font pas frémir. Alors réfrène ta fougue et va quérir ton amie du côté de Kalten, j'ai cru comprendre qu'elle avait des questions à lui poser. Puisse-t-elle t'apaiser !"
Darotân partit sans un mot, très vite.
Ondraïev remit une seconde fois son col en place en maugréant sur les valeurs de respect qui se perdent tout ça. Puis il me regarda sérieusement et me dit : "Je l'ai envoyé à l'autre bout du vaisseau, le temps que tu puisses rejoindre Hama à l'hôpital. C'est vers là qu'elle allait. Va la prévenir que Darotân est dans une humeur actuellement dangereuse pour elle. Fais-lui part de la version de l'histoire que j'ai donnée, pour qu'elle raconte la même, et conseille-lui d'inventer des excuses béton pour ses déplacements ; ça lui sauvera sa soirée, qui s'annonce pas terrible pour l'instant. Et dis-lui d'arrêter de s'intéresser à ton cas, ça ne donnera rien à part des embrouilles. Ah oui, et conseille-lui aussi de ma part de laisser tomber l'autre excité là. Ce sera peut-être un champion, mais les plus grands héros sont solitaires. Pour la simple et bonne raison qu'ils sont toujours positivement insupportables. Allez file".
Je courus à l’hôpital, en griffonnant à la va-vite un "Je cherche Hama" sur une page de carnet. Une fois sur place, je la tendis à tout le personnel que je croisais. Ils ne savaient pas qui c’était, ou ne l’avaient pas vue. Puis enfin une garde-malade m’indiqua qu’elle avait demandé une entrevue avec Londan. Bien évidemment. Le médecin qui s’était occupé de moi après mon "accident".
Je courus à son bureau, en me faufilant du mieux que je pouvais entre les malades et le personnel médical qui envahissaient les couloirs. Je toquai et entrai sans attendre de réponse.
Hama et Londan écarquillèrent les yeux en me voyant. Elle, elle eut même peur, ayant l’habitude de la tyrannie de Darotân, elle commençait déjà à m’implorer des yeux en bredouillant des excuses. Je la rassurai d’un geste, repris mon souffle et refermai calmement la porte. Je m’assis en faisant des signes de main à Londan, pour lui demander pardon de l’intrusion et lui dire que c’était important. Il hocha la tête et choisit de ressortir, nous laissant.
Hama s’inquiétait. "Que se passe-t-il ?" me demanda-t-elle. Je la regardai avec compassion. Ses grands yeux étaient si purs… J’aurais tant aimé lui parler, lui prendre les mains... Mais j’étais muet et mes mains remplissaient à grande vitesse des feuilles de carnet que je lui tendais à mesure.
"Darotân te cherche partout. Il sait que tu es venue chez moi. Il est extrêmement énervé. Ondraïev m’a demandé de te trouver. Il a dit à Darotân que tu t’étais trompée de porte. Il lui a dit aussi que tu étais allée voir Kalten. Essaie de trouver des excuses pour ces déplacements, et donne la même version de l’histoire. Arrête de te renseigner sur mon compte". Je n’eus pas l’audace de lui transmettre le dernier conseil de mon précepteur. Je conclus juste par : "Hama, nous nous inquiétons pour toi".
Elle se prit la tête dans les mains un moment. Quand elle la releva, elle avait les larmes aux yeux. "C’est très gentil de vouloir m’aider. De jouer son jeu comme si c’était normal. J’imagine que c’est par respect, pour ne pas avoir l’air de juger. Je me trompe ?" Sa voix était faible, claire, douce. Je n’osai rien répondre. Mais elle lut dans mon regard. "Evidemment, vous ne dîtes rien, mais n’en pensez pas moins. Et j’ai l’air de quoi, moi, hein ? Je suis quoi à vos yeux ? Une faible, une lâche ?" Je ne savais plus où me mettre. Le ton de sa voix monta. "C’est bien beau de respecter, de ne pas s’immiscer. Après tout, ce n’est rien de grave ! Ce n’est pas comme s’il me frappait, ou me séquestrait ! Et puis ce n’est pas le seul à être comme ça ! C’est juste de la jalousie tyrannique, ça arrive, et puis c’est un garçon estimé, traité avec déférence. On lui passera bien ce petit travers. Après tout, si je reste dans ses filets c’est que je le veux bien ! Si ça me gênait tant que ça, je pourrais y mettre un terme quand je veux ! Donc non seulement je ne suis pas à plaindre, mais je suis même à envier ! Un génie pareil, fierté de sa race ! Etre à ses côtés en digne épouse et assurer sa descendance, ça ne se compte pas, le nombre de jeunes femmes qui en rêveraient !"
Je notai que ses longs moments pensifs avaient finalement abouti. Hama avait le coeur lourd. Elle se délivrait sur moi du poids des pensées qui l’obsédaient. Des larmes perlèrent de nouveau à ses yeux – et étincelèrent en reflétant la lumière de son regard, telles des gouttes de cristal. Ce fut elle qui me prit les mains.
"Mais la réalité est que je suis faible, Stropovitch. Je me sens emprisonnée par les certitudes qu’ont tous les gens autour de moi. Le mariage se prépare déjà. Et depuis longtemps tout le monde parle et agit comme s’il était déjà conclu. Essaie de comprendre... Pour vous, j’imagine, il est aisé de cesser de fréquenter quelqu’un... C'est l'affaire de quelques mots, c'est l'affaire d'un instant. Mais moi, je sens une immense exigence peser sur moi. On me traite comme l’équivalent féminin de Darotân. On nous regarde comme deux symboles de perfection, comme deux bannières de tout un peuple. Comme le couple qui descendra en premier du vaisseau sur notre nouvelle terre, pionnier, bénissant le sol en une promesse de fécondité et de prospérité. Oui, Stropovitch, j’ai entendu de tels propos. Essaie de comprendre. Econduire Darotân aujourd’hui, ce ne serait pas seulement mettre fin à une relation. Ce serait comme se révolter contre la volonté de tout un peuple, briser le symbole, briser l’espoir".
Je comprenais. J’avais moi aussi lu dans le regard des gens lorsqu’ils posaient les yeux sur le couple. Mais la façon dont elle en parlait était si pénétrante, je trouvais ses paroles tellement magnifiques, sa voix à ce point émouvante... Elle m’avait enchanté, lié, et elle m’emplissait de sa tristesse, de son désespoir, ses sentiments s’écoulaient depuis ses mains et ses yeux directement dans mon coeur. Irrésistiblement, je sentis mes propres yeux s’embuer. Elle eut un air surpris et ému. « Tu comprends vraiment ? » demanda-t-elle doucement. Je hochai lentement la tête. Elle eut un très léger sourire triste. Entourée de personnes aux convictions et aux visages fermés – Darotân le premier –, de gens qui partaient du principe qu’elle était heureuse à partir du moment où elle était belle – alors que la beauté conduit bien plus sûrement à la solitude, une vraie et profonde solitude qui ne se dissipe même pas avec les relations -, elle voyait quelqu’un compatir pour la première fois. Ce léger sourire triste reflétait un éclair de vif, et intense, bonheur – si léger sourire, mais qui restera pour moi le plus beau que je vis et verrai jamais.
"C’est pourquoi je voulais connaître ton histoire, Stropovitch. Toi dont le regard a toujours reflété solitude et souffrance, ce que personne n’a jamais vu ou voulu voir". Je comprenais encore. Dans la magie du moment, je lisais dans ses yeux les mots avant qu’elle les prononce. "Car je l’ai bien compris quelque chose de terrible s’est passé, qui t’a rendu muet et qui d’une façon ou d’une autre représente toujours un danger pour toi, puisque tu es surveillé de près. Personne ne veut rien me dire mais dans leurs yeux je vois une inquiétude sincère, voire de la peur ; c’est désagréable pour eux d’aborder ce sujet. Et malgré le fait que tu aies souffert, que tu sois handicapé, et qu’une menace pèse toujours sur toi, malgré le fait qu’on t’ait longtemps fui et repoussé, et que maintenant tu affrontes l’indifférence générale voire le mépris, malgré tout cela, non seulement tu persévères, mais tu restes digne. Toi et moi chacun à notre façon nous sommes seuls ; sauf que moi je m’écrase, et toi tu restes debout. J’aimerais que tu me racontes ton histoire, mais surtout, j’aimerais savoir ce que tu te dis tous les matins qui te donne le courage de continuer, qui te donne l’espoir que tu deviendras quelqu’un malgré toutes les personnes autour de toi qui tous les jours prédisent le contraire".
J’aurais tant aimé lui parler ses yeux dans les miens ses mains dans les miennes. Mais j’étais muet. Je dus m’arracher. M’arracher à ses mains et à son regard. Nous en éprouvâmes tous les deux de la peine. Je ramenai lentement les yeux et la main vers mon carnet, et écrivit.
"Un démoniste m'a immolé sur Draénor, peu de temps avant le départ. Depuis ce jour un mal est en moi dont la nature est inconnue, une corruption par le feu censée être impossible. Pendant trois mois je suis resté inconscient, toutes mes brûlures se sont inexplicablement dissipées, et j'ai manifesté pendant mes mauvais rêves divers symptômes de corruption, un souffle ardent, une force extraordinaire, ma peau devenait rouge, ce genre de choses - je pense que l'on ne m'a pas tout dit. On me surveille car très probablement un jour ce feu corrupteur s'étendra à mon être et me transformera en démon. Velen comptait sur la Lumière pour me délivrer, mais les pouvoirs du Prophète n'y ont rien fait et je me suis moi-même avéré incapable d'obtenir la grâce d'être investi par elle. Désormais je dois vivre avec mon angoisse, mais en la réprimant sans cesse, de peur qu'elle ne fasse s'étendre le mal. C'est pour cela que je me lève tous les matins pour aller au cours d'Arcân. J'y vais pour occuper mon corps et mon esprit, mais aussi les fortifier. J'y vais pour survivre. Le regard des autres m'importe peu. Ce sont les regards d'Arcân et de Velen qui comptent pour moi. Ils croient en moi. Ils tiennent à moi. Ils sont tout ce que j'ai".
En lisant les premières lignes elle frémit. Elle s'attendait à quelque chose de terrible, mais rien n'est plus terrible dans l'esprit d'un draeneï que la menace de se transformer en démon. Mais sur les dernières lignes elle s'apaisa, et eut même de nouveau son magnifique sourire triste. Elle reprit doucement mes mains - m'inondant de bonheur. "Si Velen croit en toi, alors j'ai confiance. Tu as raison de n'accorder d'importance qu'à son jugement. Crois-tu qu'il me pardonnerait si je me désengageais de cette union ?" Je hochai la tête. Je tentai de lui faire lire dans mes yeux ce que je savais de Velen. Le Prophète n'est qu'amour et compassion, lui disaient mes mains. Il est au-dessus de tout ça ; ce mariage n'est sans doute rien pour lui ; il veut que chacun de ses enfants soit heureux ; il les aime quoi qu'ils fassent ; il n'impose rien à personne ; il ne verra dans la conduite d'Hama nulle faute à pardonner ; au contraire il serait triste pour elle, s'il sentait à son mariage qu'elle était malheureuse - car il voit dans les coeurs.
A-t-elle entendu ce que lui disait mon âme ? En tout cas elle ajouta : "Merci, Stropovitch. Je vais t'imiter. Je ne permettrai qu'à Velen de me juger. Les autres pourront penser ce qu'ils voudront. Mais j'ai peur d'affronter Darotân. Il... il a déjà eu des gestes... parfois je sens qu'il se retient de me faire mal". Elle serra mes mains très fort, elle m'implora. "Viens avec moi. Il ne faut pas que je sois seule au moment où je lui dirai ce que j'ai sur le coeur. Aide-moi.
- Ce ne sera pas nécessaire".
Hama sursauta et cria de peur.
Darotân était là, debout dans l'encadrure de la porte. Les bras croisés. Avec une expression de souverain mépris. Je me levai. Elle s'agrippa à mon bras, terrorisée.
"Regarde-toi, Hama. Tu... "touches" ce... cette... enfin ça, là. Tu te répands lamentablement devant lui. En faisant cela tu as définitivement perdu toute dignité, tout honneur. Toute valeur, Hama. Et pour moi, tout intérêt. Tu es de son espèce, si tu n'as pas la nausée à son contact. Moi j'ai du mal à me retenir de vomir, là, je peine, je te jure. On ne dira pas que je me suis trompé sur toi, hein, je ne me trompe pas, moi. Disons que tu as fait l'erreur de poser les yeux sur lui un nombre répété de fois. Cela t'a gâchée, en quelque sorte. Quand on s'habitue à vivre près de déchets, quand on se met à les tolérer, ça déteint, c'est normal. C'est dommage, Hama. Très dommage. Je suis contrarié. Mais le mal est fait, n'est-ce pas. Il n'y a plus rien à faire, et je n'aime pas perdre mon temps. Je me désintéresse de ton cas. Je te répudie, Hama. Et c'est une décision irrévocable - comme l'est chacune de mes décisions, d'ailleurs".
Elle pleurait contre moi toutes les larmes de son corps. Elle pleurait de honte. Il la culpabilisait, l'humiliait, faisait peser sur elle toute l'opprobre, tout le mépris qu'elle redoutait d'affronter depuis toujours. Il leva les yeux vers moi - des yeux faussement calmes - et parla - d'une voix qu'il se forçait à rendre posée.
"Toi, comme d'habitude, tu ne réagis pas, hein. Je t'ai traîné dans la boue des milliers de fois, traité de tous les noms, devant tout le monde. Je te provoque, encore et toujours. Hama ne te laisse pas indifférent, j'imagine. Pourquoi tolères-tu toutes mes paroles, Stropovitch ? Pourquoi ne défends-tu jamais ton honneur ? Il n'y a qu'une seule raison à cela. Tu sais que j'ai raison. Tu ne protestes jamais parce qu'il n'y a rien à contredire. Tu ne défends pas ton honneur parce que tu n'en as pas. Un Sans-Lumière n'a pas de dignité. Il n'a rien à affirmer. Alors puisque tu sais que j'ai raison, explique-moi. Explique-moi pourquoi tu es encore là. Tu es peut-être trop bête pour en être venu à cette conclusion toi-même, mais je te signale que quand on est ce que je dis que tu es, il n'y a qu'une chose à faire, Stropovitch. Mettre fin à ses jours".
Je restai immobile et soutins son regard. Comme d'habitude. Et comme d'habitude je le sentais s'énerver. Il se mettait toujours hors de lui de n'avoir jamais de réaction de ma part. Ce fut Hama qui répondit. En sanglotant, les mains toujours agrippées à mon bras, elle cria : "Il n'en a rien à faire de ton avis !" Darotân écarquilla les yeux en la regardant parler. "S'il ne réagit jamais c'est qu'il s'en FOUT de ce que tu penses, et de ce que les autres pensent. Tu comprends, ça ? Tu l'INDIFFERES, Darotân. Tout le vaisseau te tourne autour, fait ton éloge, boit tes paroles. Sauf un homme : lui. Tu comprends ou pas ? Pour lui, te répondre ou se battre avec toi, ce serait t'ACCORDER DE L'IMPORTANCE. Or, pour Stropovitch, tu n'es rien, Darotân". Il voulut vérifier dans mes yeux ce qu'elle disait. Je continuai à le fixer, impassible. "Et tu sais quoi ? Il a raison, et j'ai décidé de l'imiter". Elle se leva, le visage mouillé de larmes, avança vers lui et lui cria dans la figure : "Alors là tu vois je te le dis franchement : j'en ai RIEN A FOUTRE de ce que tu penses de moi, Darotân. Et je suis HEUREUSE que tu me répudies. Alors casse-toi et oublie-moi". Son regard était terrible et sans équivoque.
Alors Darotân se redressa et tourna la tête vers moi. "Stropovitch, je ne te pardonnerai pas de me l'avoir gâchée. Là il y a plein de gens qui vont débarquer à cause des cris, j'entends de l'agitement. Mais je te préviens, je vais te tuer. C'est une promesse. Tu es nuisible, tu me l'as démontré. Considère-toi d'ores et déjà comme mort, Stropovitch. Et Arcân aussi, par la même occasion. Et on ne retrouvera pas vos corps.
- DEGAAAAGE !" hurla Hama.
Cette fois, tout le personnel déboulait en s'exclamant. Darotân s'éclipsa aussi discrètement qu'il put. Hama se retourna vers moi et me dit, en s'essuyant le visage : "Excuse-moi, je file chez moi. On se voit demain. Merci". Le léger sourire triste. Elle fendit la foule, sans répondre aux questions des gens.
La menace de Darotân était sérieuse, je le savais. Mais qu'importe. Je profitai de l'instant, complètement indifférent au raffut général. J'avais goûté à la félicité, à un moment unique avec elle. Je nageais en pleine béatitude.
Londan s'avança vers moi, l'air inquiet. Je le rassurai en exécutant nonchalamment quelques signes de main. Et je repartis lentement, encore ivre d'amour.
~~
Le lendemain de l'attaque des ruines, Stropovitch mangeait tranquillement sa gamelle assis sur une caisse dans un recoin de la Ville Basse. Il rêvait en regardant distraitement les passants, foule diverse et bariolée.
Soudain il sourit et se tourna vers le tas de sable adjacent. Farôn, le voleur, venait d'y apparaître. Il le salua d'un hochement de tête.
"Moi non plus je n'aime pas manger dans la caserne. Autant profiter du soleil quand on en a l'occasion".
Le draeneï acquiesca.
"Il est étrange que tu ne me manifestes aucune rancune pour ce qui s'est passé à Rempart-du-Néant". Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Il but la sauce à même la gamelle, la reposa et considéra l'elfe.
Sa peau était d'un violet très clair. Il avait une longue chevelure blanche, laissée libre, qui semblait ne le gêner aucunement dans ses mouvements. Son visage mince était anguleux, taillé à coups de serpe. Il avait les yeux si peu ouverts qu'ils semblaient fermés - mais Stropovitch sentait qu'il voyait tout, et même davantage que la plupart des gens. Il était vêtu de soie noire et ample et de mocassins noirs - élégance et discrétion. On devinait sous la soie un corps svelte et musculeux.
Le draeneï dégaina son carnet. Mais l'elfe répondit lui-même à sa question. "Pendant notre affrontement tu n'as manifesté nulle haine. Quand je t'ai rendu ta bourse tu as cessé le combat. Habituellement les gens hurlent et me pourchassent sans relâche quand je les détrousse, et n'ont d'autre sentiment que l'envie de me voir au bout d'une corde. Toi tu as remarqué en moi le combattant, non le criminel. Dans ton regard j'ai vu estime et respect".
Il tourna la tête vers Stropovitch et ouvrit les yeux.
"Sache que c'est réciproque, guerrier".
Le draeneï hocha la tête. Les paupières de l'elfe se rabaissèrent.
Un elfe accordant de la considération à quelqu'un qui n'était pas des siens, voilà un événement rare qu'il ne fallait pas mépriser.
"Tu m'en vois honoré, écrivit-il en réponse. Je n'ai pas eu le temps de me présenter en retour hier : j'ai pour nom Stropovitch - mais tu le savais sûrement déjà.
- Oui, je le savais - mais je te sais gré d'y avoir pensé", répondit l'elfe sans avoir, en apparence, regardé le carnet.
Le guerrier leva un sourcil d'un demi-millimètre. Il commença à écrire, mais Farôn poursuivit.
"Je sais ce que tu vas me demander". Stropovitch fixa Farôn. "Tu trouves que je corresponds peu au cadre, n'est-ce pas, que mon genre d'individu devrait plutôt se trouver dans des groupes d'intervention spéciaux, des unités d'infiltration et d'espionnage". Le draeneï écoutait, impassible. "Eh bien je fais en effet partie de ce genre d'unités". Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. "J'ai infiltré l'unité d'élite hier en tant qu'espion, pour enquêter sur toi".
Il y eut un silence - qui en disait long. Evidemment, Farôn ne devait absolument pas révéler cela. Il serait destitué et même très probablement exécuté si ses supérieurs apprenaient la trahison. Il venait en quelques mots d'établir un rapport de confiance absolue entre Stropovitch et lui.
"Le Maréchal Darotân a déclaré en haut lieu t'avoir vu manifester des signes de transformation en démon. J'ai ordre de guetter une nouvelle apparition de ces signes et de t'éliminer séance tenante".
Quand ? Avant-hier ? Impossible. O'ros m'a dit que j'étais purifié de tout mal. Un naaru ne peut se tromper. Darotân a juste imaginé des choses. Je l'ai mal regardé et il a ressorti la vieille rumeur entendue enfant. Oui, c'est sûrement cela. Mais s'il n'a rien vu de réellement suspect, comment compte-t-il me faire éliminer ?
Stropovitch leva soudain la tête, saisi d'un soupçon terrible. Encore une fois l'elfe reprit la parole au moment où il posait la mine sur le papier.
"Oui, tu as bien deviné. Darotân est venu me voir personnellement après, avec une grosse somme d'argent. En me demandant de t'assassiner sous une semaine même si tu ne manifestais aucun signe. Et en m'assurant de son soutien".
L'enflure.
"Donc nous sommes tous les deux dans une situation délicate. Puisque Darotân, en guise de "soutien", me fera sans aucun doute assassiner à mon tour une fois ton meurtre conclu. Pour clore l'affaire".
Evidemment.
"Or tout cela me sied à merveille. Car la raison de ma présence dans l'armée est précisément la vengeance. Contre Darotân".
Stropovitch leva les deux sourcils.
"Le Maréchal dirige souvent les opérations de grande ampleur menées par l'unité d'élite. Or c'est un incapable. Dès qu'apparaît le moindre imprévu, il ne sait plus quoi faire, et commet d'énormes erreurs. Qui ont déjà coûté la vie à de nombreux soldats. Dont mon frère, il y a trois mois".
Un des deux sourcils se rabaissa.
"Le problème est qu'il parvient toujours dans ses rapports à maquiller les erreurs et à expliquer le nombre de morts en exagérant l'ampleur qu'avaient ces imprévus".
Léger silence.
"Tu l'as compris, le seul moyen pour nous deux de sortir de la situation actuelle est de nous allier pour assassiner Darotân. Ainsi ma vengeance sera accomplie ; quant à toi, je pourrai continuer à te "surveiller" sans exigence de résultats, jusqu'à ce qu'on me retire l'enquête. Nous agirons lors de la prochaine grosse opération, qui aura lieu dans deux ou trois jours à Zeth'Gor. Quand j'aurai plus de détails, nous mettrons au point le meurtre".
Tout était dit. Stropovitch n'eut que le temps de cligner des yeux - l'elfe avait disparu, en ne laissant sur le tas de sable aucune empreinte, aucun signe visible qu'il y était assis.
~~
Début d'après-midi. Tous les corps de disciplines de l'unité d'élite furent réunis.
Sur une grande table basse installée au milieu de la salle s'élevait la forteresse de Kil'Sorrow - en miniature. Strongleg venait de la décrire sobrement. Elle occupait toute une colline au sud-est de la plaine de Nagrand. A son sommet, la hutte du chef - dont l'identité était inconnue -, grande, pas très solide - terre cuite - mais entourée et parcourue de sentinelles et de patrouilles. Le tout cerclé d'une première palissade de bois. On en descend dans le camp à proprement parler. Evidemment ce niveau de la forteresse est aplati, nivelé. Les huttes s'y comptent par dizaines, les ennemeis par centaines. Ont été localisés et miniaturisés également les écuries, l'armurerie, les bâtiments consacrés aux pratiques occultes, ainsi que la grande tour de garde au nord. Pour clore le tout, une seconde et dernière palisssade.
"Alors les mous du bulbe, poursuivit le nain, com'vous l'voyez, niveau défenses, c'est zéro pointé. D'accord, le relief va nous contraindre à passer par devant, et donc à nous faire repérer par la tour de garde. Mais ce n'est que du bois et de la terre cuite. Les ennemis y sont à peine plus nombreux que dans les ruines hier. Alors les gens, c'est-y pas du tout-cuit ?"
L'assemblée approuva bruyamment, enthousiaste. Mais c'était une feinte - le sourire de Strongleg disparut soudain et il cria :
"Eh bien non les rigolos c'est loin, très loin d'être du tout-cuit. La forteresse de Kil'Sorrow est une des bases en Outreterre du Conseil des Ombres. Rien moins !"
Cette fois les visages s'assombrirent. Le Conseil des Ombres... Des orcs (bien qu'ils aient plus tard recruté d'autres races) séides de Gul'dan, versés dans les arts démoniaques, voués corps et âme à la Légion Ardente, corrupteurs de la quasi-totalité des clans orcs à l'aube de la Première Guerre, initiateurs du génocide des Draeneïs, envahisseurs d'Azeroth - où leur influence et le nombre de leurs vassaux demeurent immenses et difficiles à estimer.
"Je constate que vous voyez tous de quoi je parle. Demain matin, à l'aube, nous allons affronter par centaines des brutes de base... mais aussi et surtout des démonistes".
Stropovitch fut saisi d'une angoisse. Sa poitrine se serra, sa respiration devint difficile. Joannes et Thiwwina le regardèrent avec inquiétude.
"Les démonistes sont capables de distiller dans les âmes l'horreur et la panique. Ils corrompent les chairs pour qu'elles se désagrègent d'elles-mêmes. Ils plongent les groupes dans des pluies de flammes et sèment des graines de l'enfer dans les coeurs qui font exploser les soldats sur leurs camarades. Ils invoquent des batteries de démons capables de diverses tortures mentales et physiques. Ce qui vous attend demain c'est l'horreur, la souffrance et le désespoir".
Stropovitch tomba sur un genou. Il suffoquait. Joannes se pencha en murmurant : "Que se passe-t-il, ça ne va pas ?" Réalisant qu'il n'aurait pas de réponse, il ferma les yeux et pria pour instaurer paix et confiance dans le coeur du draeneï. Ce dernier sentit la Lumière l'emplir, ainsi qu'une irrésistible, impérieuse douceur.
"Le Branleur ! Laissez le Barge tranquille !" cria Strongleg, l'oeil sévère.
"C'est à chacun de vous, tout seul comme un grand, de se préparer mentalement pour demain. Je sais que vous vaincrez, mais à deux conditions : que vous ne sous-estimiez pas l'ennemi - je pense que ce point est acquis - et surtout, que vous fassiez preuve d'une volonté et d'une force d'âme à toute épreuve".
Stropovitch se redressa avec effort. "T'en fais pas Stropo, lui glissa la gnomette. Ils auront à peine le temps de réazir qu'on aura tout dégommé. Ils auront du mal à faire leurs petits tours quand z'aurai tout conzelé".
Je les découperai. Membre par membre. Je les désosserai. Ils paieront pour celui qui m'a immolé. Je leur arracherai les yeux. Je ne les tuerai pas rapidement. Je les laisserai se tordre de douleur à terre en me suppliant de les achever.
"Bon, reprit Strongleg. Sans attendre davantage je vous présente mon cousin, membre de l'unité spéciale d'intervention, Barthum "Gunny" Bearstrength.
Un nain sortit de l'assemblée. Il avait le poil d'un roux flamboyant. Les cheveux encore épargnés par sa calvitie étaient réunis en une queue de cheval. Sa barbe luxuriante était domptée en deux longues et épaisses tresses. Il avait l'oeil fou - et il était armé de pied en cap.
Pas une seule lame. Dans le dos, croisés, un grand fusil de tireur d'élite, lunette intégrée, et un tromblon, dévastateur en corps-à-corps. En bandoulière, trois cartouchières, une pour les munitions du fusil, une pour celles du tromblon, et une dernière remplie de de gadgets divers, télécommande universelle, poulettisateur, défibrillateur, détonateurs, fusées. Au cou, des lunettes-jumelles réglables. A la taille, deux ceintures croisées lestées de grenades. La veste et le pantalon bardés de poches bourrées d'objets plus ou moins utiles, dont son indispensable brosse à barbe et cinq flasques de rhum - on ne sait jamais.
Il nous expliqua le déroulement des opérations de sa voix grasse et de façon très expressive ("Et alors là, KABOOM ! har har harrr"), avec des roulements d'yeux et des éclats déments dans le regard.
L'assemblée en demeura plus ou moins perplexe. Seule Thiwwina trouva l'enthousiasme du nain communicatif, et ne cessa de rire et de glousser d'impatience. Elle répéta même un "KABOOM !" avec entrain, de sa petite voix flûtée. Gunny lui lança un regard attendri. C'est le coup de foudre je vois. Ils se sont bien trouvés.
Une fois l'explication terminée, Strongleg reprit la parole.
"Bon voilà alors, il vous reste très exactement vingt minutes pour vous préparer et vous regrouper à la sortie est de la ville. Nous marcherons jusqu'aux abords de Kil'Sorrow. Attaque à l'aube, comme vous le savez déjà. Au cas où il faille le préciser, vous ne dormirez pas cette nuit. Rompez !"
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Quand Stropovitch ressortit de son dortoir avec ses affaires, il se retrouva au milieu d'une grande cohue. Ce n'était pas seulement l'unité d'élite, c'était toute l'armée qui se regroupait. Il fut happé par la vague d'hommes, qui le transporta dans les couloirs, l'ascenseur, la ville basse, la porte est.
Il fut ébloui.
Des milliers d'hommes attendaient au pied des remparts, leurs armures flamboyant sous le soleil. Des officiers hurlaient pour ordonner le tout. Le draeneï rejoignit son unité, où Joannes l'accueillit, débordant d'enthousiasme. "C'est un grand jour", lâcha-t-il avec exaltation. L'ambiance générale était électrique. La somme de tous les murmures formait une énorme rumeur qui gonflait telle une vague au-dessus de la mer d'hommes, emplissant les bois d'un écho surnaturel.
Soudain Joannes poussa un cri de joie et désigna au guerrier le haut de la grande muraille. Les milliers de combattants levèrent la tête. Greathand se dressait, revêtu de son armure étincelante, la poitrine bardée de galons.
"Fière Alliance ! cria-t-il - et toute l'armée en réponse poussa un cri martial. Votre dernière nuit paisible, vous venez de la passer. Votre dernier repas correct, vous venez de le dévorer. Et n'espérez plus vous asseoir avant que ce ne soit au banquet des morts. Car aujourd'hui mes braves, commence la Guerre de Libération de l'Outreterre !" Il hurla ces derniers mots, et tous hurlèrent en réponse, faisant vibrer le sol. "Nos ennemis, nous en avons la certitude, n'y sont pas préparés. En une semaine, nous allons tout raser, tout épurer. Les fleuves charrieront du sang. Le Néant distordu résonnera des plaintes des damnés. Leurs corps formeront l'humus d'un nouveau printemps pour cette terre.
Les Naarus et les généraux de l'Alliance et de la Horde ont tout planifié.
Dans chaque région, nous avons discrètement renforcé et armé les forces locales - camps et bastions - pour qu'elles nettoient leurs zones elles-mêmes de tous les ennemis mineurs représentant des menaces à faible rayon d'action.
Les unités d'élite et autres groupes spéciaux d'intervention vont raser dans le même mouvement tous les points chauds, les bases secondaires de nos principaux ennemis.
Quant aux armées régulières, elles ont hérité de la tâche suprême : dévaster les bases principales ennemies et éliminer leurs chefs. A tous ceux qui veulent nous écraser de leur masse et de leur pouvoir de destruction, nous opposerons nous-mêmes la masse et la destruction ! Ceux qui veulent envahir Azeroth, nous les envahirons ! Ceux qui veulent dissoudre nos mondes dans le Néant, nous les y renverrons !
Au moment même où je vous parle, l'armée de la Horde se réunit à la porte nord de la ville. Car dans dix minutes exactement, elle va envahir le marécage de Zangar et investir le Réservoir de Glissecroc. Saluons leur courage, car le nombre d'informations dont nous disposons sur ce lieu approche du rien. Il est à craindre qu'ils aient à affronter la multi-millénaire Dame Vashj elle-même. S'ils ressortent de ces abîmes vivants, leur priorité sera le Donjon de la Tempête. Où, de même, personne ne sait exactement ce qui les y attend".
Les soldats frémirent, en proie à des sentiments partagés. D'une part ils trouvaient la Horde inconsciente, folle. D'autre part ils les enviaient de se réserver une si belle part du gâteau. Les rumeurs disaient que c'était effectivement Dame Vashj la maîtresse du Réservoir, et que son but était de contrôler toute l'eau potable d'Outreterre, voire peut-être de créer pour Illidan un nouveau Puits d'Eternité. Quant au Donjon de la Tempête, chef-d'oeuvre de l'architecture draeneï, on disait que c'était Kael'Thas qui l'occupait, et qu'il s'était allié lui et son armée à Illidan - les elfes de sang en avaient sûrement fait une affaire personnelle.
"Une semaine, c'est ce dont nous disposons nous-mêmes de notre côté pour notre part de travail. Notre premier objectif est Auchindoun, la base principale du Conseil des Ombres".
Il était vrai qu'il y avait fort à faire à Auchindoun. Le Conseil s'était approprié cet ancien lieu de culte draeneï après leur génocide et leur exil. Il y avait apparemment réveillé une grande et ancienne puissance - réveil qui réduisit le lieu à un tas de ruines et le périmètre à un désert. Il fallait donc non seulement décimer le Conseil et les dirigeants qui s'y trouveraient et neutraliser l'entité éveillée, mais aussi exterminer les arakkoas dissidents et leur roi Ikiss, qui croyaient que l'explosion était un signe du retour de leur dieu Terokk et qui s'y étaient installés ; décimer les rangs des éthériens de Shaffar qui y cherchaient de la magie à pomper ; enfin, éliminer les créatures démoniaques de la Légion qui empêchaient les esprits des draeneïs morts de reposer en paix.
"La Citadelle des Flammes Infernales, nous la laisserons aux forces de Thrallmar et du Bastion de l'Honneur. La forteresse étant abandonnée, ce ne sont pas les gangr'orcs qui y traînent encore qui nécessiteront un détour de l'armée entière. Nous mettrons donc le cap directement sur Ombrelune. La région est tellement infestée d'armées de démons et de gangr'orcs que les Marteaux-Hardis, malgré toute leur bravoure, auront une marge de manoeuvre très limitée en attendant notre arrivée. Nous sécuriserons les abords du Temple Noir ainsi que les deux Terrasses extérieures. Si la Horde a rempli ses objectifs à ce moment, nos démonistes téléporteront leurs forces via portails dimensionnels. Mais après ce qu'ils auront fait, leur nombre sera réduit et les survivants seront éreintés - l'Alliance formera le corps principal de l'armée qui attaquera le Temple Noir.
Je ne vous le cache pas, cette guerre-éclair est notre seule chance de réussite, et elle demeure bien mince. Les pertes seront immenses. Pour ceux d'entre vous qui se sentiraient peu concernés par ce bout de monde déchiré, sachez que le sort d'Azeroth va se jouer également dans la bataille. Je vous rappelle que tout échec entraînera la destruction des deux mondes. Quelle que soit votre terre natale, elle sera envahie et consumée. Si elle l'est déjà, faites-le pour les générations à venir.
Mes braves ! Le sort de deux mondes est donc dans vos mains. Rappelez-vous les héros chantés dans les épopées : considérez-les comme vos frères ! Car c'est bien la gloire éternelle qui vous attend !"
Un concert de vociférations enthousiastes accueillit ces dernières paroles. Tous ceux qui avaient des boucliers les frappèrent de leurs masses et épées. Ce vacarme exalté dura longtemps. Stropovitch, étant muet, ne put y participer, mais étrangement, il ne parvint pas à sortir de sa relative indifférence. L'habitude du mercenaire. L'issue et la cause des guerres l'intéressaient assez peu, comme s'il était extérieur à tout. C'était d'autant plus étonnant qu'il n'y était pas extérieur, justement, il s'agissait de sa terre natale, dont le spectacle l'avait tant ému au sortir du portail. Mais spontanément, il était presque contrarié que des Azerothiens s'en mêlent. Il était conscient qu'il était stupide de penser ainsi, mais ç'avait été sa réaction première. Et puis, sans qu'il parvienne à s'expliquer en quoi elle consistait, il sentait planer sur tout cela une confuse absurdité.
L'unité d'élite accompagna l'armée vers le sud, puis leurs chemins se séparèrent dans le Désert des Ossements. Les milliers d'hommes s'engouffrèrent dans les entrailles d'Auchindoun. Les premiers échos de la bataille résonnèrent aux oreilles du guerrier.
Ils échauffèrent leurs lames sur quelques camps d'arakkoa en bordure du désert. Ils en croisèrent même des esprits - décidément même après avoir péri les hommes-oiseaux s'acharnaient dans leur stupidité. La bêtise est plus forte que la mort, faut-il croire.
Thiwwina passa tout le trajet avec Gunny, qui lui montra et lui expliqua le fonctionnement de tous ses bidules. Stropovitch eut donc pour compagnon de route Joannes, qui, le brave garçon, lui raconta sa vie. Le guerrier se demandait bien l'intérêt de faire des confidences à un muet, mais de toute évidence - il le lut dans ses yeux - le paladin s'était persuadé en écoutant Greathand qu'il ne survivrait pas à cette guerre, et il faisait du draeneï son ultime confident, en quelque sorte. Somme toute, sa vie était celle d'un gentil garçon de bonne famille. De naissance noble, il avait rejoint tout jeune un monastère pour y apprendre la théologie, la morale et accessoirement le combat - de plus en plus intensivement au fil des années. Mais au grand dam de ses parents il avait un peu trop intériorisé les idéaux de la Lumière et s'était enrôlé dans l'Ordre. Il avait été de toutes les batailles, jusqu'au désastre de Lordaeron. Depuis lors, il était demeuré l'un des derniers paladins à n'avoir jamais eu le moindre doute vis-à-vis de son enseignement et à faire comme s'il ne s'était jamais rien passé de grave, alors même qu'il avait tout vécu. La Lumière ne recule que pour mieux vaincre, telle était sa devise. C'était vraiment un bon garçon. Il avait toujours attendri ses supérieurs et ses camarades par son innocence, sa foi, son indéfectible optimisme. Un grand enfant de quarante ans, que ni les souffrances ni les pires épreuves n'avaient ébranlé.
Ils franchirent la frontière au milieu de la nuit - nuit toute relative bien sûr. Elle demeurait bien suffisamment éclairée pour repérer la forteresse de Kil'Sorrow. Quand ils furent arrivés en vue de celle-ci, le jour n'allait pas tarder. Gunny rappela les objectifs. Plusieurs personnes avaient reçu des missions spéciales complémentaires, dont Joannes - à cause de son surnom. "Y en a un qui s'appelle le Branleur j'ai entendu, on va l'faire bosser har har harrrr. Vous vous y connaissez en explosifs ? Non ? Ben vous allez apprendre !" Farôn également eut pour mission - non des moindres - d'infiltrer la hutte du chef et de l'assassiner. Rien moins ! Alors qu'on n'en connaissait pas même l'identité. Gunny s'attribua une mission à lui-même, aussi. "Affaire de professionnel hin hin" - en roulant des yeux.
Il alla l'exécuter directement, d'ailleurs, en demandant à l'unité d'approcher jusqu'à parvenir à deux cents mètres de la forteresse puis d'attendre le signal de l'attaque. "Quand ça fait boom, foncez !" - l'ordre avait le mérite d'être plutôt clair.
Ils se déplacèrent le plus discrètement qu'ils purent, et en bordure de la route. Tous revêtirent de grandes capes sombres pour éviter que les armures ne reflètent les étoiles et lunes. Les gangr'orcs n'avaient pas l'ouïe très aiguisée, disait-on.
Gunny, lui, avait couru en démontrant son art - se déplacer avec tout son barda sans émettre le moindre son. Il dégomma silencieusement les sentinelles somnolentes avec son fusil de tireur d'élite à vision nocturne. Puis il plaça des charges d'explosifs ("De la poudre raffinée issue du fleuron de l'artillerie gobeline, oui mam'zelle !") au pied de la grande porte de bois et recula en ricanant - il n'avait pas l'air de se rendre compte que les ricanements étaient incompatibles avec la furtivité -, le détonateur à la main.
Puis boom.
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