Chapitre 3 : Retour à Lune d'Argent
Je me réveillai et balayai du regard la salle. L'auberge était vide. J'étais seul. Personne autour... Je me relevai rapidement et sortit. Dehors, le petit village avait été déserté. Pas une âme n'y errait, si ce n'était la mienne. Pas une brise, pas plus qu'un parfum ne planait dans l'air. Quant aux rations de nourriture, elles étaient encore-là, ainsi que l'eau fraîchement puisée et les armes, propres et impeccables. Seule l'obscurité du ciel ne semblait daigner se retirer. Désespérément seul et ne sachant en quel endroit je résidais, je me mis à chercher une présence que je ne trouverai pas. Les soupirs passèrent.. Lorsque j'eus achevée l'inspection des bâtisses, je regagnai le centre du village et m'assis sur un petit piédestal en pierre. Deux statues d'elfes trônaient devant moi, la posture joyeuse et le visage radieux. Il me semblait les reconnaître malgré mon esprit brouillé. Je ressentis une sensation étrange lorsque je fixai ces deux paires d'yeux, semblables à première vue mais qui, une fois que je les eus observées attentivement, paraissaient peu à peu se détourner de leurs positions initiales. Leur regard vint croiser le mien. Soudain, la pierre grise qui formait ces globes se dématérialisa afin qu'apparaissent, à ces mêmes emplacements, autant de lueurs jaunes qui vacillaient en leur centre. Encore ce regard dont la douceur mêlée à la haine me transperça. Toujours ce sourire renfermant une ancienne plaie que ma mémoire ne parvenait plus à se rappeler. De ce souvenir anonyme un malaise profond pesa sur mes épaules, étreignit chacune de mes vertèbres et révoqua mes souffles au néant : un arôme mortifère parcourait mes veines, les emplissant de vide et de poussière. Ma voix se perdit : je mourais. Mon corps se mit à tressaillir rapidement. Puis mes membres s'articulèrent d'eux-mêmes en des gestes désorganisés et insensés.
En un battement de paupières je me retrouvai soudainement projeté ailleurs. Une bouffée de lumière m'aveugla, tandis que je sentais toujours une pression sur mon épaule, secouant cette dernière de façon brusque.
« Allez ! S'écria une voix brutale qui m'était inconnue. Lèves-toi fainéant, j'ai pas été payé pour t'attendre !
Je levai les yeux vers le mort-vivant. Il était vêtu d'une tenue semblable à celle des cochers. Il me regardait avec fureur, et continuait à me remuer sans aucune délicatesse.
« Allez allez ! Insista-t-il. Debout où je pars sans toi ! »
Puis il quitta l'auberge. Sans plus réfléchir à la situation je le suivis à l'extérieur. Un petit transport aux allures fantomatiques et tiré par des ossements de chevaux s'était arrêté juste devant l'entrée. Le réprouvé avait grimpé sur le dos de l'animal de tête, et me fit signe de monter à bord. Je l'écoutai, sans laisser échapper la moindre interrogation sur sa présence, ou sur notre destination. Nous dévalâmes par un large sentier parsemé d'os et de chairs en décomposition, jusqu'à atteindre un lieu en lequel la brise se faisait plus fraîche et recouvert d'un ciel démontrant en chaque reflet sa splendeur inaccessible. L'herbe était redevenue verte, les animaux paraissaient éloignés de toute maladie, et l'air s'emplissait des senteurs fruitées des arbres alentours. Le pas des chevaux s'estompèrent soudain. Nous étions immobiles, arrêtés au milieu d'une grande voie d'accès à une muraille aux couleurs rouges et dorées.
« Descend ! » m'ordonna le réprouvé sur un ton sévère.
Une fois encore, je m’exécutai à la tâche et quittai le véhicule. À peine j'eus posé le pied à terre que j'entendis le claquement des fouets sur l'échine du destrier. Ainsi nous avions atteint notre objectif, était-ce cette cité ? Tellement de questions flottaient dans mon esprit que, lorsque je vis les murs s'étendre devant moi, la décision s'imposa d'elle-même : je devais passer les portes, sans doute je pourrais trouver à l'intérieur de la ville des indications sur mon identité...
À ma grande stupéfaction, les artères principales de la cité ne voyaient guère déambuler la moindre âme. Tout y était si désert à l'heure du midi que je crus m'être égaré par mégarde. Ce n'est que lorsque quelques bruits parvinrent à mes oreilles que je sus me guider, porté par les plaintes et les rires. J'étais arrivé dans une auberge, plus spacieuse et bruyante que l'était celle où j'avais passé la nuit. Quelques inconnus se reposaient sur les coussins éparpillés dans tout le lieu, tandis que d'autres buvaient sur l'unique table, large et longue, en parlant fort et avec maladresse. Quand au comptoir il était vide et seule une femme, probablement l'aubergiste, y siégeait encore. Nos regards se croisèrent et, instinctivement, mes pas se mirent à avancer dans sa direction...
« Bonjour monsieur ! Me lança-t-elle en arborant un sourire inquiet à la vue de ma démarche. Que puis-je vous servir ? »
Je ne répondis rien. Mes yeux se déportèrent d'eux-mêmes, descendant progressivement de son visage jusqu'au haut de son chemisier, dont l'ouverture ample laissait visible la partie supérieure de son torse. La femme remarqua le trouble et rattacha d'un geste vif les derniers boutons de son habit.
« Monsieur ? Me demanda-t-elle, gênée. Est-ce que tout va bien ? »
Mais mon regard s'était perdu. Il vagabondait, suivant les courbes de son corps avec avidité. Je n'eus pas tout de suite remarqué que mes lèvres s'étaient étirées, assez pour que la femme eusse vision des tréfonds de ma gorge. Soudain je sentis que des doigts larges et robustes s'étaient posés sur mon épaule, et la tenaient avec fermeté.
« Hey p'tit gars ! S'exclama brutalement un orc qui s'était levé de sa chaise afin de nous rejoindre, l'haleine empestant l'alcool et la viande cuite. Qu'est-ce tu veux à la d'moiselle ?
-Ce n'est rien, assura l'aubergiste. Ce monsieur doit s'être perdu !
-Il s'est perdu là où il ne fallait pas qu'il se perde ! J'vais l'aider à retrouver la sortie, moi j'vous l'dis !
-Ne lui faites pas de mal ! »
La poigne de l'orc se retira de mon épaule avant d'agripper mon bras. Il me traîna ainsi à l'extérieur de l'auberge. La femme, ne sachant que faire, nous suivit tout en priant l'ivrogne de me laisser partir, mais celui-ci ne l'écoutait pas.
Une fois dehors, il me lâcha avec force sur le sol.
« Alors p'tit, reprit-il, tu crois qu'tu peux t'permettre d'avoir des regards aussi baladeurs ici ? Tu veux t'battre c'est ça ?! »
Pendant que je fixai le sol, abasourdi, il se mit à me frapper sans que j'en sache la raison exacte.
« Mais vous êtes ivre ! » S'écria la femme afin de faire prendre conscience à l'orc de son acte, ce qui resta néanmoins sans effet.
L'orc me frappa à nouveau, au visage cette fois-ci. Le choc me provoqua une douleur aux lèvres ; le sang s'en écoulait abondement.
« Ça suffit ! S'indigna l'elfe, toujours immobile.
-Encore un dernier alors ! »
L'ivrogne prit de l'élan, mais je ne me souciais plus de lui. Mes doigts glissaient sur mes lèvres, et lorsque je les retirai mes mains étaient rouges. Mes sens s'affolèrent. Ma vision se troubla. Mes membres tremblèrent avec effroi, tandis que je repensais au cauchemar de la veille. Le cour de ma respiration se rompit en saccades. Je ressentis la même puissance presser ma poitrine, me vidant peu à peu de ma vitalité. Puis vinrent les mots, qui s'empressèrent de sortir sans que j'en eus le contrôle :
« Je ne veux pas mourir... Aidez-moi, je vous en prie. Je ne veux pas mourir ! »
Avec surprise, je ne reçus pas l'instant d'après une nouvelle frappe de l'orc. Celui-ci s'était arrêté, les poings encore levés au-dessus de sa tête, sans comprendre. Je crus qu'il ne m'attaquerait pas, mais l'ivresse dont il était victime le domina et son assaut reprit. Je me retournai vers lui, le visage glacé par la terreur, tout en tendant la main pour me protéger. Il commença à me charger, mais avant qu'il ait pu m'atteindre un flot de flammes s'échappa de ma paume. Durant un instant, je ne vis plus rien hormis un flash de lumière. Puis la chaleur se dissipa dans tout l'avant-bras, et j'aperçus l'orc se débattant au sein d'un brasier. Lorsque le feu eut fini de brûler, l'orc était tombé à terre, inerte. Je regardai le cadavre en laissant échapper un soupir de soulagement : finalement, ce fut lui, et non moi, que la mort était venue faucher. Je pouvais vivre à présent, vivre de nouveau sans craindre de périr. J'avais acquis un pouvoir que je n'aurai cru possible, et il sera le garant de ma survie face aux dangers. Pour la première fois depuis mon réveil originel, je vivais, et la vue du mort m'amusa tellement qu'une intense euphorie me submergea. La femme ne comprit pas la raison de mes rires, par peur elle s'enfuit.