Chapitre 15
J'ai connu la rédemption et la plénitude durant deux semaines. Je passais chaque seconde libre dans le monde merveilleux d'Hama. Notre passion fut ardente et muette, éclairée de bougies, protégée par un ample rideau bleu nuit - c'est dans les microcosmes que s'exprime l'infini, c'est dans les écrins que se forment les perles d'absolu.
Ondraïev, ne me voyant plus revenir le soir, prit une décision qui m'emplit d'une joie sans bornes - et dont je fus presque honteux, tant il prouvait par là son affection pour moi, alors que je l'avais pour ainsi dire ignoré tout ce temps. Il rédigea un rapport d'une qualité et d'une précision exceptionnelles, qu'il remit à Velen, dans lequel il démontrait que j'étais extrêmement sain de corps et d'esprit et que, si la corruption dormait toujours en moi, il faudrait bien plus qu'une contrariété mineure du quotidien pour l'éveiller et la faire s'étendre. Au vu du niveau de discipline mentale atteint, il faudrait, selon lui, une colère monstrueuse, une rage démente, que rien n'était susceptible de produire au sein du vaisseau. Le Prophète lut et fut convaincu - et officialisa séance tenante mon indépendance. Ondraïev m'annonça la décision sur son ton le plus anodin le soir même, à la fin de l'entraînement d'Arcân, alors que je courais rejoindre mon amour.
Je m'immobilisai. Je réalisai qu'il avait une valise à la main - si petite... Il regardait en direction du sol, tentant de dissimuler son émotion derrière son habituel léger sourire ironique. Il m'avait consacré plusieurs années de sa vie sans que je m'en rende vraiment compte. Je m'effondrai de honte et de remords. Je me fis l'effet d'un misérable ingrat.
"Allez, fit-il en trouvant la force de se redresser et de planter ses yeux dans les miens, je sais que tu as horreur des contacts, mais tu devras me pardonner ce coup-là". Il me prit très brièvement, et paternellement, dans ses bras, me tapotant rapidement l'épaule. Il se recula. "T'es un mec bien, Stropo. Je suis fier de toi, mine de rien. Même si je n'ai jamais... trouvé comment te distraire de la solitude qui te collait à la peau". Nous étions émus et embarrassés, l'éclat de nos yeux s'était embué. "Enfin bon, conclut-il légèrement, fidèle à lui-même, pour ce qui est de la solitude et des contacts, effectivement valait mieux une gonzesse pour régler ça hein". Il me fit un clin d'oeil, se retourna et partit.
Je ne le revis jamais - il mourut quelque temps après, quand le vaisseau s'écrasa. Ondraïev... Pourquoi les êtres que nous connaissons le moins sont-ils ceux qui nous ont élevés ? Quelle est l'origine de cette ingratitude et de cet aveuglement spontanés et universels ? Toi, mon précepteur que je n'ai jamais écouté, que j'ai réduit dans la plus grande indifférence à l'état de cuisinier pendant des années, toi que j'ai tué, puisses-tu me voir encore, depuis quelque plan parallèle où vont les morts, quand je pleure en pensant à toi, en regrettant, en me sentant si profondément coupable - et me pardonner.
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Hama et moi passions les exercices du matin à nous dévorer des yeux de façon très suggestive. Nous arrivions ensemble et repartions de même, avec des difficultés à marcher tant nous nous serrions. Ce dont tous se doutaient déjà depuis quelque temps eut pour confirmation l'évidence même. Aux doutes fit place la plus totale incompréhension. Beaucoup glissèrent des questions à l'oreille d'Hama - qui exprimaient tour à tour le désir, la jalousie, la curiosité malsaine, la moquerie, toutes choses dont elle se contenta le plus souvent de rire, mais souvent aussi la déception - ce qui la toucha davantage. Ces avis-là étaient dispensés non seulement par ses camarades, mais aussi et surtout par sa famille et tous les honorables draeneïs fréquentés par cette dernière. Ils étaient un si beau couple avec Darotân... Ils alliaient à eux deux toutes les vertus, toutes les valeurs... Ils auraient pu être le nouveau flambeau de leur peuple... La tristesse de certains était sincère et profonde. Sa mère en avait les larmes aux yeux. Le symbole était brisé. Hama s'était perdue dans les abîmes de l'anonymat et de la banalité. Elle avait refusé le destin exceptionnel qu'elle méritait. Quand elle se déplaçait dans le vaisseau, elle croisait souvent des regards empreints de mélancolie, qui semblaient l'implorer. Tous les soirs elle commençait par pleurer quelques instants dans mes bras. Je lui caressais la nuque du bout des doigts, la serrait doucement, l'apaisait de ma tendresse.
De mon côté j'affrontais tous les jours mon lot de regards, de jalousie, oui, nécessairement, de la plupart de mes camarades, mais de la part de tout le vaisseau c'était de la haine pure et simple. La rumeur de la corruption, certes s'était apaisée avec les années, mais avait cristallisé sur ma personne toute la peur, tout le traumatisme qui imprégnait mon peuple depuis la corruption première des Eredars sur Argus il y a des millénaires. Même pour ceux qui n'étaient pas encore nés c'était une plaie à vif dans les âmes, une crainte viscérale, qui se ravivait à ma vue, tous les jours ; j'étais le support et le réceptacle de leurs angoisses. Cela, je n'en ai pris toute la mesure que tard, mais il n'est pas nécessaire de comprendre en profondeur les causes d'un rejet pour en souffrir. Cette répulsion instinctive et première, qui s'était donc adoucie, reprit toute sa vigueur et même se renforça. Même si personne ne se le formulait ainsi, je fus considéré comme une espèce de malédiction. Le pressentiment flottait, général, que j'allais apporter un grand malheur - en cela ils n'eurent pas tort en fin de compte -, que je le préparais déjà, le distillais à chaque pas.
C'était le moment idéal pour Darotân de faire part de son opinion à mon sujet au plus grand monde et de façon développée, argumentée et incisive. Mais il n'en fit rien. Je pense que c'était parce que son but n'était pas de me faire officiellement et explicitement haïr - il se serait heurté à Velen de toute façon -, mais de me tuer. Il fit mine de ne rien voir. Lui, personne n'osa lui poser de questions, et encore moins se moquer de lui. Ses deux comparses, Runuur et Nuraam, restaient graves et silencieux. Quelque chose de sinistre émanait de ces trois paladins, l'élite de leur promotion, quelque chose qui couvait, qui allait éclore, nous le sentions tous, et personne n'osait imaginer quelle allait être la conclusion de cette pièce - aux acteurs passablement dangereux. Arcân et moi étions tendus. Mon maître me donna quelques conseils de sécurité maintenant que mon précepteur était parti. Insensés comme nous l'étions, nous préférions attendre la vengeance de Darotân avec excitation et envie d'en découdre, plutôt que de prévenir Velen et les autres Maîtres et empêcher du même coup le paladin de mettre en application sa menace. Comment avons-nous pu être aussi fous... pourquoi aimiez-vous tant les défis, maître ?
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Quand la fatigue apaisait nos ardeurs, nous passions de longs moments de recueillement dans notre bulle de tendresse. Elle prenait souvent sa cithare et psalmodiait doucement un poème déjà écrit, parfois en improvisait un nouveau. Elle était si belle quand elle était rêveuse. Mais je savais que c'était l'atmosphère hostile et désapprobatrice du vaisseau qui la rendait pensive. Je lui écrivais à l'inspiration quelques vers qu'elle chantait à la suite des siens quand ils lui plaisaient, sur une mélodie créée ou enrichie spontanément - tant elle savait mettre instantanément des sentiments en notes. Le bonheur peut-il avoir un autre visage ? J'en doute depuis que je l'ai perdu.
Un soir qu'elle pleurait amèrement après avoir entendu des mots particulièrement blessants de sa mère, je décidai de la consoler d'un poème que j'écrivis d'un jet, sans ratures. Elle le chanta quelques jours.
Confrontés chaque jour aux foules ennemies
Qui ne sont qu'un Autrui toujours renouvelé,
Deux jeunes gens las d'être ainsi écartelés
Dans un calme profond, chaud, se sont enfouis.
Ils n'ont plus de passé ; ainsi ce qui les fonde
Est l'éternel présent d'un capiteux amour.
Ils n'ont plus de langage ; et leur délicieux monde
A des regards pour mots, la pénombre pour jour.
La rupture est immense avec le passé proche.
Ils existaient avant, mais désormais ils sont.
Personne ne jugeant, n'ayant tort ou raison,
Sont oubliés l'effet, la cause des reproches.
Quand ils sont étrangers ils le sont à eux-mêmes.
Le noeud gordien social une fois dénoué,
C'est lors par et dans l'autre, en une unique gemme,
Qu'ils trouvent, calmes, purs, leur seule identité.
Lorsque les faux-semblants sont ainsi déjoués,
Ils se recueillent dans l'invincible entité,
Dans une sphère bleue, essence d'existence,
Le ductile foetus, l'absolue consonance.
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Je ne pouvais me détacher de sa peau qu'en déchirant mon coeur, et j'allais à l'entraînement de l'après-midi avec le sentiment - non, la sensation - de ne plus avoir dans la poitrine qu'un morceau de chair sanguinolent. Je savais de surcroît qu'Arcân n'avait plus rien à m'apprendre depuis longtemps. Nous ne faisions plus que nous affronter depuis des mois. Il remportait toujours la grande majorité des duels, et commentait. C'était instructif, c'était du perfectionnement, c'était nécessaire ; mais il fallait que cela finisse un jour. Je ne pensais plus qu'à elle. Elle était devenue mon unique et incessante obsession.
Je résolus donc de faire reconnaître à mon maître que j'étais à la hauteur. Et le meilleur moyen pour cela était de le battre.
Je muai l'ardeur de mes désirs en ardeur au combat. Pendant ces deux semaines je m'exaltai, je m'enthousiasmai, je perdis toute mesure. Je déployai une force et une rapidité insoupçonnées. Je déviais sa lame même quand il frappait de tout son poids et de toute sa puissance. Je l'acculais contre les murs, le repoussais sans cesse, le faisais tomber, voire remportais les duels par quelques attaques fulgurantes et imparables, dont j'improvisais la moitié. C'étaient des armes d'entraînement, mais je le blessai à plusieurs reprises - ce dont il ne se fâcha absolument pas, au contraire.
Un jour donc - ce fameux jour -, il m'emmena chez lui après l'entraînement. C'était une chambre vide de livres et plutôt sombre, encombrée de centaines d'objets étranges mal rangés. Il me fit asseoir au milieu du capharnaüm. "Bon Stropo, dit-il, j'ai bien compris le message, je vais te laisser tranquille désormais. Tu es le meilleur élève que j'aie jamais eu, et te fie pas aux apparences, j'en ai eu crois-moi". Un silence. Je ne me sentais pas bien. Je m'en voulais déjà d'avoir fait en sorte de mettre fin à cet entraînement. Arcân et moi, nous étions plus qu'un maître et un élève, plus même que des amis. Depuis des années, le Sans-Lumière était mon père.
"Je vais me sentir un peu seul les prochains temps", avoua-t-il la voix un peu tremblante - ce qui ne lui ressemblait pas du tout. J'en restai bouleversé. "Mais c'est comme ça, hein, depuis la fuite d'Argus j'en ai eu de moins en moins, des élèves, tu vois le truc, les Naarus qui débarquent, la Lumière tout ça... j'ai été le seul qu'ils ont pas réussi à imprégner de leur fichue magie - et tout le monde ne pense plus qu'à produire en série des petits paladins".
J'ouvris de grands yeux. Je pensais - tous pensaient - que Velen était le seul survivant du temps d'Argus. Arcân le marginal avait donc, lui aussi, au moins vingt-cinq mille ans.
"Eh oui je suis un peu vieux, quelques dizaines de milliers d'années, je les compte plus, fit Arcân en souriant. Je les fais pas hein ? Bah j'ai plus ou moins la jeunesse éternelle, mais c'est une longue histoire... tu vois, un truc genre je suis né au début, au temps des dieux, nous sommes la première race de l'Univers, tu le sais... enfin si on excepte les démons, z'ont pas d'âge eux... enfin les vrais démons, pas les fiottes créées après... je m'égare. Donc ouais le temps des dieux, c'était spécial à l'époque, y avait pas de monde bien concret, bien... délimité comme maintenant, l'Univers était essentiellement magique, ça bougeait beaucoup".
J'étais hypnotisé, fasciné. Il ressentit de la gêne de me voir ainsi. "Ouais bon le raconte à personne, y a que le Prophète qui est au courant... t'imagines pas les emmerdes que tu vas me faire si tu ouvres ton bec. On va me faire parler de millions de trucs, foutre ça en bouquins reliés, me traiter comme un vieux sage sacré machin... l'horreur quoi. Je suis pas une relique, je suis bien vivant bordel ! Velen m'a compris, lui, c'est un mec bien, il sait que j'ai qu'un désir dans la vie, c'est qu'on me foute la paix".
Je m'apprêtai à lui promettre sur papier, mais il m'arrêta d'un geste. "Nan c'est bon oublie les grands serments, je te fais confiance petit. Donc ouais c'était parti en vrille, y avait eu une grande dispute cosmique tout ça, les dieux se sont séparés et se sont fait des petits mondes où ils se sont foutus à un ou plusieurs, selon les amitiés ou plutôt les "affinités" tu vois. Enfin c'est compliqué, tu sais, les dieux c'est pas fixe, ils s'influencent les uns les autres, ils se "forment" les uns par rapport aux autres... pas le genre de truc que je peux expliquer. Enfin bon donc au début les dieux ils ont fait un peu ce qu'ils voulaient, les mondes c'était plus de la ... musique et de la poésie que de la logique tu vois, enfin c'était à l'inspiration quoi, t'avais les abstraits, les riches, etc. Et y en a un qui a fabriqué Argus dans l'histoire et qui nous a créés, les Eredars. Il en a fait quelques-uns et j'étais dans le lot".
J'étais figé dans l'étonnement le plus profond.
"Tu vois après, t'as des dieux au milieu qu'on a appelés les Titans qui ont préféré aller foutre le bordel dans les mondes des autres qu'en créer eux-mêmes. T'imagines comme ça me fait marrer la version officielle de l'histoire avec le Panthéon super gentil et tout... nan c'est juste que le délire des Titans à la base c'était de refaire les mondes, juste parce que dans un univers tu peux rien faire sans qu'il y ait des emmerdeurs qui aiment pas et qui y foutent le nez tu vois... Mais c'est compliqué, faut beaucoup négocier avec les créateurs s'ils sont toujours là, leur expliquer que c'est mieux ça comme ci, etc, argumenter, et t'en as certains de créateurs tu peux dire ce que tu veux, quand ils veulent pas... T'es obligé souvent de négocier avec les poings tu vois, et ils gagnaient pas toujours. Donc dans tout ça t'as les démons eux leur plaisir, c'est de détruire. Au départ dieux comme Titans leur bousillaient la gueule à l'occasion, histoire de leur expliquer le respect. T'as Sargeras lui à force il s'est dit qu'en fin de compte c'était plutôt laborieux de mettre son nez dans les affaires des autres, et absurde, quelque part, quand on y réfléchissait. Tu parles que les Nathrezim à la première hésitation qu'ils ont perçue chez lui ils en ont profité. Ils s'en sont pris plein la tête le temps d'instiller le doute en lui, mais ç'a été payant. Moi je suis assez d'accord avec le principe, au fond. Quand on veut un truc, on le fait, point, on tape d'abord, on négocie après. Et puis il a dû trouver ça super rigolo, de détruire un monde, la première fois, bien plus intense et moins prise de tête que de corriger. Et hop c'était parti, il a enchaîné jusqu'à tomber sur Argus. La suite de l'histoire tu la connais".
Je digérais lentement les informations. Présentés comme ça, les événements se dégageaient de la vision manichéenne de l'univers qu'on nous enseignait depuis d'innombrables générations.
"Donc nous notre dieu sur Argus il était tout seul et il nous a faits pour avoir de la compagnie et de l'occupation. Mais surtout, histoire qu'on se sentent proches de lui, il nous a donnés de grands pouvoirs magiques, et notre monde du coup il bougeait pas mal, on s'amusait bien. La faim, la mort, la douleur, on connaissait pas. On s'envoyait pas mal en l'air - les super gonzesses qu'il avait créées l'enfoiré ! mais je m'égare encore - et le reste du temps on cogitait pas mal sur les formes de vie tout ça, histoire d'imaginer des millions de trucs et que le monde soit riche et beau gnagnagna. Ouais bon moi je cogitais pas trop j'avoue. Je préférais les filles. J'étais considéré comme le fainéant du groupe, je foutais rien. Je cherchais pas trop à comprendre leurs histoires de vie et de magie. Sauf qu'à force de faire des petits ben le peuple grandissait à toute allure et qu'on a fondé une vraie société. Enfin "on"... je laissais les autres cogiter sur l'organisation sociale machin et je m'occupais d'engrosser les jeunettes. Et de former les jeunes aux armes. Oui parce que les démons évidemment ont régulièrement attaqué Argus pendant ces milliers d'années-là. Et quand je te parle de démons c'étaient les vrais, ceux qui sont aussi vieux que l'univers voire plus. Là oui à force j'en ai imaginé des choses à créer. Pendant que les autres utilisaient leur magie je concevais des trucs bien solides moi, des armes, et des armes qui coupent. J'étais la terreur des champs de bataille. Le Champion. Les démons de tout le Néant distordu connaissaient mon nom, et je te parie ce que tu veux qu'ils s'en souviennent encore. Si tu voyais les combats que j'ai menés et les exploits accomplis... Enfin bon du coup j'ai convaincu avec mes épées, et j'ai été désigné Maître, une fois la société instituée. A la tête ils ont mis deux des Premiers-Nés, Kil'Jaeden et Archimonde - des vieux potes à moi donc, que j'ai faits cocus un nombre incalculable de fois, pas étonnant qu'ils se soient aigris -, et Velen, qui s'était déjà pas mal illustré côté airs sages et tournures raisonnables, tu vois le style... Ben comme quoi hein, c'est les deux plus vieux qui se sont fait embobiner par Sargeras, enfin bon embobinés consentants hein, et c'est pas totalement illogique quand on y pense. Cela faisait un sacré paquet d'années qu'ils ne progressaient plus niveau puissance et qu'ils étaient blasés de tout. Z'ont voulu voir ailleurs, ça s'explique - surtout que Sargeras leur a signifié au passage que notre pote dieu était un tocard, aux pouvoirs ridicules comparés aux siens -, alors que Velen c'était le passionné, avec tout plein de principes et de valeurs, tu vois. Enfin bref c'est parti en sucette, y a eu une méchante guerre, je me suis bien éclaté, mais cette fois la différence de puissance était... abyssale. Notre dieu s'est fait buter, tous les Premiers-Nés non corrompus aussi - sauf moi -, c'était la débâcle totale, Sargeras avait mis le paquet, le Néant débordait des démons qu'il libérait, on aurait dit que la nuit coulait par terre tellement les nuées étaient infinies. On s'est enfermés dans notre grande cité et tous les mages - enfin, tout le monde sauf moi - se sont concentrés pour former un bouclier autour, un sacré bouclier petit, t'en verras jamais un pareil, tout le Néant pouvait tomber dessus qu'il aurait pas bronché. Sargeras allait pas tarder à s'en occuper personnellement. C'était fini, le paradis terrestre et la société idéale. Coup de bol quand même, les prières de Velen ont résonné dans l'Univers et les Naarus ont débarqué d'on ne sait où et nous ont foutus dans un de leurs super-vaisseaux là. Ils en ont profité pour nous enseigner leur fichue Lumière et nous en imprégner aussi - ainsi tout le monde a pu avoir les yeux qui brillent et ça se transmettait héréditairement, comme ça on a pu commencer à faire des moules à paladin et à y cuire tous les volontaires et leurs fistons comme des gauffres. Moi j'ai pas voulu assister à leur cérémonie sacrée là, me suis pas fait imprégner de leur Don. Ouais parce que tu vois, les histoires de plan spirituel où le Bien combat le Mal, c'est de la connerie. Moi je dis rien, même pas à Velen, parce que ça les rendrait tristes, mais la Lumière c'est une magie comme une autre, point barre, comme l'Ombre ; le Bien et le Mal ça a jamais existé. Les Naarus sont pas des incarnations du Bien ou je sais pas quoi, c'est des gus comme les autres, ça se bute, ça se corrompt, comme tout ce qu'il y a dans l'Univers. D'ailleurs moi je les trouve super louches, les Naarus. Je reste sur mes gardes. J'ai jamais capté l'intérêt qu'ils avaient à nous aider. Pour ça que je me suis pas laissé tripoter. J'y tiens, à mes yeux noirs. Pis mine de rien, ça a du succès auprès des filles".
J'avais dépassé le stade de l'hébétement.
"Ouais, fit-il en riant, c'est marrant t'as vu, je suis l'Eredar le plus vieux de l'Univers, et non seulement je raconte ma vie à personne alors que je pourrais être une Légende vivante, voire carrément vénéré, mais j'ai jamais réussi à faire de la magie, je suis jamais devenu un grand sage ou spécialement intelligent. J'évolue pas, et j'arrive pas à m'en sentir coupable. Au fond tout le monde ne fait que s'occuper avant de crever, les gens ont beau dire qu'il y a des occupations au milieu plus sérieuses que d'autres, c'est leur avis, le résultat est le même, ils crèveront un jour, on les oubliera plus ou moins vite, et ils auront loupé des tas d'occaz de se faire une partie de jambes en l'air. Pendant qu'ils font les gens importants, je me fais leurs femmes. Y en a beaucoup qui devraient réfléchir avant de dire que tel gamin est leur fils".
Il fit une petite pause, hilare, en pensant à tous les enfants du vaisseau qui pourraient être les siens.
"Donc ce que j'aime bien chez toi Stropo, c'est qu'on est pareils tous les deux".
Il s'interrompit brusquement. Dire ça juste après avoir parlé de ses conquêtes, n'était pas du meilleur effet. Surtout que nous avions tous les deux les cheveux d'un noir de jais, la même taille et le même froncement de sourcils.
"Enfin ce que je veux dire, repartit-il, embarrassé, c'est que, tu ne t'en rends pas encore compte, mais tu es actuellement le guerrier le plus puissant que j'aie jamais entraîné. C'est-à-dire, donc, que tu es le meilleur depuis le début de la race."
Je me pris cette déclaration comme une claque dans la figure.
"Le seul truc qui me gêne chez toi, c'est que par rapport à moi tu manqueras toujours d'un poil de force pour manier l'épée longue, et d'un poil de rapidité pour les armes à une main. On pourrait hésiter sur ton orientation et sur ce que tu dois travailler en priorité. J'ai réfléchi, et mon conseil final à l'issue de ton entraînement consisterait en ceci".
Il fit une pause. L'instant était solennel. De nombreuses années d'enseignement allaient trouver leur conclusion.
"Tu dois conserver le style à deux épées. Tu le maîtrises parfaitement, et ce que j'ai apprécié, surtout ces derniers temps où tu m'en as mis plein la tête, c'est que tu es inventif et imprévisible. C'est vraiment ce qui te correspond, c'est là où ta puissance s'épanouira. Mais la rapidité nécessaire contre les adversaires sérieux, tu ne l'obtiendras qu'en enlevant du lest. Je te conseille d'oublier les plaques. Au moins dans un premier temps. Et fais super gaffe aux mecs inventifs comme toi, ou aux styles que tu connais pas. Au contact, pas le temps de réfléchir, tu devras choisir en une milliseconde entre foncer et laisser venir. Te trompe jamais, sinon t'es mort. Au bout d'un an ou deux de combats, tu auras normalement assez d'expérience et d'entraînement pour avoir le choix entre remettre des plaques et miser sur toujours plus de rapidité. Je te conseille de remettre les plaques. C'est trop dangereux de renforcer exclusivement ses points forts. Maîtrise et équilibre, Stropo. Retiens ça."
Je hochai la tête. Arcân soupira et sortit d'une armoire un coffret imposant fait d'un métal brut, orangé, sans ornement.
"J'ai demandé l'autorisation à Velen et il me l'a accordée. Je vais te remettre les armes les plus puissantes qui aient jamais été forgées par notre peuple. Je les ai créées moi-même sur Draénor à partir de fragments du Titan Noir lui-même - j'ai eu l'occasion de le trancher un peu sur Argus. Dommage il s'est téléporté pour se soigner et j'étais pas en état de le poursuivre. Cet enfoiré dégage une chaleur terrible, il m'a bien cramé, mais j'ai gardé les deux croûtes que je lui ai arrachées, même inconscient à l'hôpital je les serrais tellement fort qu'on a renoncé à me les faire lâcher."
Une secousse, presque un sursaut, ébranla mon corps. Il ouvrit le coffret. Deux épées y reposaient, dans leurs fourreaux. Il les dégaina. Elles étaient du noir le plus profond que j'aie jamais vu, un noir magnifique, fascinant, hypnotique, qui absorbait le regard telle une fenêtre vers une autre dimension - et ce noir d'outre-monde était marbré de veines rouge vif, un rouge de lave, un rouge de feu. Les fourreaux étaient faits d'un cuir noir enchanté, conçu pour contenir non seulement les lames, mais aussi leur aura maléfique - tant qu'elles n'en étaient pas sorties bien sûr. "Tu trouveras pas de matériau plus mortel que de la peau de Titan Noir, dit fièrement Arcân. Dommage ça se fond pas, j'en aurais fait une épée longue sinon. Comme elles me servent à rien je te les offre. Attention quand même à deux trucs avec ça. D'abord, c'est pas du métal, ça se reforge pas, si tu les pètes ou les ébrèches elles sont pas réparables. Bon, évidemment elles sont super dures, donc faudrait un truc pas naturel pour les abîmer sérieusement - genre un coup tel que celui que j'ai balancé ce jour-là, précisa-t-il avec un sourire frimeur. Le deuxième truc, c'est que c'est de la corruption brute ce machin, c'est de l'Ombre et du Feu à l'état solide tu vois. En gros quand tu cogites, quand tu doutes, quand t'as de la peine ou des conneries de ce genre, tu les laisses au fourreau. Si tu les prends en main, c'est pour massacrer, point barre. Ces lames guetteront la moindre occasion de t'influencer. Tu réfléchis, tu dégaines, tu tues, tu rengaines, tu réfléchis. Ok ?"
Je hochai la tête, halluciné. Il rengaina les lames et me tendit le coffret sans cérémonie. "Evidemment interdiction absolue de les sortir de leur fourreau devant qui que ce soit, déclara impérieusement Arcân. Les gens s'étonneraient de leur allure et poseraient des questions. Personne ne doit connaître leur origine ni leur créateur. Ah et faut-il le préciser, personne d'autre que toi ne doit les toucher. Tue quiconque mettra les mains dessus. J'espère que c'est clair".
Je hochai de nouveau la tête. Je ne savais pas quoi faire, ou plutôt par quoi commencer. Arcân constata ma fébrilité. Il m'empoigna le bras, me releva et me reconduisit à la porte. "T'entends pas les clameurs, Stropo ? Velen vient d'ordonner le rassemblement général". Il me bourra l'épaule en éclatant de rire. "Allez cours cacher le coffret chez toi, t'as encore le temps avant qu'il commence à parler. T'en fais pas, j'ai pas besoin que tu cherches trois mille ans comment me remercier des épées, des années d'entraînement et que sais-je encore, je m'en fous des remerciements. Contente-toi de me faire honneur dans les affrontements qui nous attendront dans notre prochaine terre, car il y en aura à coup sûr ! Fais résonner ton nom, que ton peuple, tes alliés et tes ennemis le connaissent, et rappelle-toi qui fut ton maître".
Je lui lançai un regard où je tentai d'exprimer toute ma reconnaissance, toute ma gratitude, tout mon amour pour ainsi dire filial. Quoiqu'il essayât de paraître décontracté, il était indéniablement ému. Je me retournai et courus.
"Et oublie pas de continuer les exercices, feignasse ! On se voit demain matin !" cria-t-il dans le couloir.
Je ne sais pas pourquoi, depuis les événements tragiques qui ont suivi, j'ai souvent regretté que cette fin d'entraînement et ce don exceptionnel se soient faits sans cérémonie. Je n'ai jamais réussi à lui exprimer ce que je voulais, et je ne suis même pas sûr de savoir exactement ce que j'aurais voulu exprimer. En fin de compte nous étions tout à fait comme un père et son fils. Condamnés à ne jamais trouver les mots.
~~
Velen réunit l'intégralité de la population du vaisseau dans le Hall principal. Tout le monde était surexcité, l'ambiance était exaltée d'espoir. Il ne pouvait y avoir qu'une seule raison pour une telle assemblée, il ne DEVAIT y avoir que cette raison.
Et c'était bien le cas.
Hama me sauta au cou en pleurant quand j'arrivai, essoufflé, quelques secondes avant le début du discours. "Tu as intérêt à m'expliquer après pourquoi tu m'as laissée seule si longtemps", fit-elle d'un air boudeur, les joues ruisselantes. Je hochai la tête et la serrai fort.
"Draeneïs ! - Exilés, gronda Velen d'une voix grave et puissante qui emplit le vaisseau, nourrie et sublimée par d'innombrables millénaires d'espoir et de désespoir, de foi et de doute, de bonheur et de souffrance. O'ros vient de m'apprendre une formidable nouvelle. Un monde hospitalier est enfin à portée de notre vaisseau, terre que nous aborderons d'ici trois jours".
Ce fut davantage qu'une foule, ce fut un peuple qui cria sa joie. Le Hall résonna d'une formidable clameur, d'une exultation fantastique. Ils semblaient soudain des millions à hurler leur délivrance, car tous les draeneïs morts au fil des millénaires se joignaient aux présents pour chanter l'espoir d'une fin à leurs tourments. C'étaient des abîmes de souffrance accumulée au cours des générations qui se commuaient en sommets d'enthousiasme fébrile. Les esprits se brouillaient. Plus personne ne se contrôlait. On hurlait, on sautait, on restait bouche bée, comme ivre, ou même, comme Hama, on pleurait de bonheur. Elle inondait ma chemise de larmes de joie. Ce fut un moment extraordinaire. Un moment qui se passa de mots. Les grandes joies comme les grandes colères des peuples ne se formulent pas, elles se hurlent.
Je fus de ceux qui restèrent coi, interdits. Je n'osai y croire. Arcân venait à peine de me parler des futurs affrontements sur notre prochaine terre, et voilà qu'elle se concrétisait immédiatement, elle se donnait à moi, la terre et ses combats, dans un délai de trois jours. J'entrevis d'ailleurs mon maître, dans la foule, qui rugissait joyeusement. Il sentit d'une façon ou d'une autre qu'on le regardait, m'aperçut et me fit un clin d'oeil. Je n'eus pas de réaction. En fin de compte, je ressentais plus d'appréhension que de joie.
"Mes enfants, reprit enfin Velen après dix minutes de délire, je ne peux vous empêcher d'être enthousiastes, car c'est certes un grand bonheur pour notre peuple ; mais il demeure que la mesure, la modération et la prudence sont en toute chose les clefs de la réussite. Nous avons trois jours, ce qui représentera pour nous à la fois un temps d'attente insupportable et un temps de préparation ridicule. Il n'y a pas une seconde à perdre. Il y a énormément à faire en vue de notre atterrisage et de notre installation. L'avenir de notre race n'est pas encore assuré. Je compte sur vous tous pour aborder ce nouveau monde avec respect, dignité et sagesse. Je demande au Conseil une réunion immédiate avec O'ros pour mettre au point le déroulement des préparatifs. Pour les jeunes, demain sera jusqu'à nouvel ordre votre dernière journée de cours".
Ce discours clair et concis modéra les ardeurs. Nous nous dispersâmes lentement. Les cris de joie et les rires fusaient en grappes. L'ambiance était électrique. Tous les visages étaient souriants voire exaltés. Hama et moi allâmes nous enfermer dans notre monde, qui fut particulièrement doux et joyeux cette nuit-là. L'enthousiasme général était communicatif. Nous ne ressentîmes ni fatigue ni sommeil.
~~
Le lendemain matin, nous attendîmes Arcân dans le Hall des Ressources. Les élèves de toutes les disciplines s'étonnèrent de plus en plus au fil des minutes.
Il ne vint jamais.
Arcân avait disparu.
La vengeance de Darotân était en marche, calme, minutieuse, impitoyable.
Une musique lancinante de violon résonna dans ma tête tandis que je parcourais les couloirs menant aux appartements d'Arcân, Hama m'emboîtant le pas, soucieuse. Une mélodie qui se donnait des airs légers, mais imprégnée en profondeur de la mélancolie des abîmes. Je compris que s'il y avait un destin, c'était lui le musicien, et qu'il quittait l'espace d'un instant son impassibilité légendaire, pour m'exprimer sa tristesse sur le sort qui attendait le dernier Premier-Né et son disciple.
J'hésitai à entrer dans cette chambre. Je restai immobile une longue minute devant la porte, qui était légèrement entrouverte. Hama tremblait de nervosité. Il y avait quelqu'un derrière, nous le sentions - tout était silencieux, mais ce silence était lourd. Il demeurait possible que nous trouvions dans la chambre un Arcân endormi, éreinté par une nuit de débauche. Mais l'évidence était palpable dans l'air. La vérité était nécessairement autre.
Je toquai enfin. Il y eut un silence, et un soupir. "Qu'attends-tu ? Entre donc", dit Darotân.
Une rage terrible me saisit lorsque ma peur se mua en certitude. Il avait agressé voire tué mon maître. Mon impulsion première fut de me ruer et de l'éviscérer à mains nues. Mais un formidable pressentiment me retint. Une intuition. Il ne fallait pas entrer. Je me contentai donc, fulminant, de pousser la porte, sans faire un pas. Le paladin était assis sur le lit d'Arcân, les coudes sur les genoux, les doigts croisés. Il avait un fin sourire, mais je sentis sa poitrine serrée d'une légère angoisse.
"Ah mais décidément vous êtes inséparables, ajouta-t-il joyeusement en jetant un oeil à Hama. Vous venez à ma rencontre tous les deux, que de bonheur ! Moi qui pensais notre chère amie suffisamment intelligente pour enfin prévenir Velen et les Conseillers. Elle n'a pas réfléchi et a bien imprudemment suivi son amant".
Le sentiment de danger me retenait toujours sur le seuil. Hama fit un pas en arrière, en un début de panique.
"Non non reste, ne t'enfuis pas, dit Darotân en riant. Runuur et Nuraam sont déjà postés derrière la porte du couloir là-bas au fond, équipés de pied en cap. Et puis regardez - il tendit les paumes de ses mains -, je n'ai pas d'arme ; vous non plus me direz-vous, mais je suis seul contre deux. En plus je détiens Arcân prisonnier - ces mots me foudroyèrent -, j'aimerais parler avec vous, tout simplement. Mais pas dans le couloir, si possible. Disons que si vous me refusez cette petite entrevue, je le tuerai, ajouta-t-il légèrement - je commençai à perdre le contrôle, ma vue se brouillait, les mots désertaient mon esprit.
- Tu es stupide si tu crois que Velen et le Conseil ne te suspecteront pas, dit Hama, d'une voix froide et dure. Ils connaissent ta fierté.
- Au cas où je sois vraiment obligé de vous tuer tous les trois, répondit-il d'un sourire carnassier, Nuraam est tout prêt à s'en accuser lui-même, il me l'a promis. Il dira avoir voulu venger mon honneur. Même s'il considère que se sacrifier pour moi est une noble cause, je voudrais éviter un tel bain de sang et négocier les termes de ma vengeance avec vous - si vous voulez bien vous donner la peine d'entrer...
- Je vais m'occuper de lui, me chuchota Hama, sa voix tremblant désormais de colère. Aie confiance en mes pouvoirs".
Quand je la vis faire un pas vers Darotân, mon pressentiment desserra soudain son emprise. Il était hors de question que je la laisse s'exposer. Je lui empoignai le bras et passai devant elle, en serrant les poings. Ce faisant, je franchis le seuil. Nous avançâmes doucement.
"Braves petits", fit Darotân avec un sourire méprisant. Runuur et Nuraam, dissimulés dans la pièce, apparurent et figèrent nos corps d'un mot. Avant de lever leurs lourdes masses et de les abattre sur nous, sans que nous ne puissions rien faire.
~~
La lumière était éblouissante. Je ne parvins pas à ouvrir les yeux.
"Hey Stropo, t'en as mis du temps à te réveiller, lambinard".
Arcân... Mon coeur se serra. J'avais eu tellement peur. Mes yeux s'en embuèrent. Je me sentis immobilisé, et maintenu debout contre une paroi, bras écartés. Je mis au moins dix minutes à avoir une vision claire de ce qui m'entourait. Pendant ce temps mon maître et Hama parlèrent.
"Ouais Stropo, Hama venait de s'éveiller et de demander où on était. Donc en fait j'en sais rien, l'enfoiré m'a chopé avec ses deux potes pendant que je pionçais, ils m'ont immobilisé magiquement et m'ont martelé jusqu'à ce que je tombe dans les pommes. Plus loyal, tu meurs...
- Il nous a bien honteusement piégés nous aussi, dit Hama avec incompréhension. C'est incroyable mais il nous a menti. Et puis ce matin il attendait avec nous pour l'exercice, comme si de rien n'était. Je ne comprends pas comment il a fait pour être avant nous dans la chambre. Ce prétendu honorable paladin a usé de subterfuges magiques...
- C'est totalement absurde, répondit Arcân, sincèrement étonné. C'est inconcevable que Darotân se soit laissé aller à de tels procédés. Il est orgueilleux, c'est un fait, mais il a toujours manifesté des principes inébranlables. Et il est intimement pénétré de ces principes.
- Je le sais bien pour l'avoir fréquenté longtemps, soupira Hama. Comment a-t-il pu changer ? Son coeur et sa raison sont faits d'une matière plus dure que le métal. Je l'ai toujours vu comme un être inaltérable.
- Et je le suis !" déclara le concerné en apparaissant soudain, accompagné par le silencieux et impassible Runuur.
Ma vision acheva de se préciser. Nous étions à l'intérieur d'un énorme cristal rouge, de ceux qui constituaient la réserve de magie nécessaire au vaisseau pour se déplacer dans l'espace. A en juger par sa taille, nous étions dans le coeur même de l'Exodar, là où aucun draeneï ne se rend jamais, un gigantesque assemblage d'immenses cristaux. A en juger par la façon dont Darotân était apparu, il n'y avait pas d'accès vers l'extérieur. Il allait et venait via un portail magique dissimulé dans quelque recoin.
Arcân, recouvert d'énormes ecchymoses, les vêtements à moitié déchirés, et Hama, qui avait une vilaine plaie sanguinolente à l'arcade soucilière, étaient eux aussi attachés debout et les bras écartés, contre la paroi qui me faisait face. De lourdes chaînes nous ceignaient les poignets, les chevilles et la taille.
"Je suis inaltérable ! répéta Darotân, les mains dans le dos, cambré, l'air fier, les yeux plantés dans ceux d'Hama. J'ai fait une promesse, il y a un mois, à l'infirmerie. J'ai dit que je tuerais les deux êtres responsables de ta déchéance. Et la réalisation de cette promesse doit se faire à n'importe quel prix".
Il marcha en cercle entre nous trois, nous regardant tour à tour.
"Un combattant de la Lumière se trouve parfois dans des alternatives où, quel que soit son choix, il éprouvera du remords. Velen, ce Prophète que vous vénérez tant, le sait bien, lui qui a organisé deux exodes. Croyez-vous qu'à chaque fois il a pu sauver tout le monde ? Non bien sûr. Il a fait le choix d'abandonner à leur sort une partie pour sauver l'autre. Vous saisissez, n'est-ce pas. A mon esprit donc se présentait l'alternative suivante : soit je vous laissais en paix, et ne tenais pas ma promesse, ce qui aurait constitué pour moi un déshonneur éternel ; soit je la tenais, mais si je la mettais en oeuvre de façon directe et franche, tout le vaisseau se serait retourné contre moi".
Il s'arrêta et soupira, levant les yeux au ciel - en l'occurrence le plafond de la cavité pratiquée dans le cristal. Il reprit son discours - et sa marche.
"Parfois un combattant de la Lumière sait ce qui est juste, mais il se heurte à la foule ignorante. Que doit-il faire alors ? Le choix de la justice, bien sûr. Je me suis donc, avec une extrême répugnance je le confesse, assuré par quelques dispositions de la réussite de mon entreprise.
Car enfin vous êtes désormais une peste qui gangrène mon peuple. Et vous avez commencé par la plus belle fleur".
Il s'arrêta devant Hama et lui caressa le visage. Elle pleurait doucement.
"Et non seulement tu n'as pas conscience d'avoir été corrompue dans ton âme, dit-il doucement, mais tu aurais fait tout un scandale si je m'étais contenté d'enlever les deux Sans-Lumière, n'est-ce pas ? Je suis tellement désolé, Hama... je ne vais pas pouvoir te laisser vivre".
Il était sincèrement triste. Runuur manifesta quelque émotion.
Arcân n'avait pas quitté son air hilare depuis le début du monologue.
Quant à Hama, quelque chose monta en elle. Un désespoir dément. Elle haleta et se tordit convulsivement dans tous les sens, poussant de temps à autre un petit cri de bête affolée. Je serrai les dents de la voir ainsi. Darotân, lui, était fasciné par le spectacle, et profondément bouleversé. Les larmes et la sueur d'Hama imbibaient le haut de sa chemise, collant le tissu à ses seins mis en valeur par les postures cambrées qu'elle prenait en se débattant follement. La respiration du paladin s'accéléra. Son sang s'échauffa. Ses yeux s'écarquillèrent. Ses mains tremblèrent, mues par l'envie de toucher ce corps extraordinairement sensuel. Darotân se laissait posséder par le désir. L'atmosphère se chargea d'intensité, la tension qui saisissait le paladin était palpable dans l'air. Runuur se sentit mal à l'aise. Arcân avait quitté son air hilare et fronçait les sourcils, attentif, comme prêt à l'attaque, les poings serrés.
Dans ses mouvements de tête forcenés, Hama soudain vissa ses yeux agrandis par la panique dans ceux de Darotân. Et hurla. Longuement. Le cri était suraigu. Les deux paladins se couvrirent les oreilles. Arcân et moi ne nous préoccupâmes guère de nos tympans. Nous étions extrêmement inquiets pour elle. J'avais eu une peine infinie à me contenir jusque là, mais ce cri m'arracha des larmes. Je serrai les dents à me les enfoncer dans les gencives. Je sentis que je n'allais pas tarder à devenir fou moi aussi. Fou d'impuissance. L'impuissance à aider son aimée, je ne connais pas de chemin plus rapide vers le désespoir sans fond et la folie éperdue.
A la fin du cri, sa tête retomba mollement, et elle recommença à pleurer doucement. Darotân, ébranlé, reprit contenance - non sans garder une grande fébrilité dans la voix. "Il ne sert à rien de crier, fit-il avec un petit rire nerveux, personne ne peut entendre. Nous sommes au milieu exact du noyau de cristaux du vaisseau. Cette cavité s'est créée naturellement, car un cristal vidé de sa magie devient friable. Je l'ai trouvée et y accède par magie. Le portail de téléportation utilisé est du type le plus sûr, à savoir conçu pour son propriétaire et produit à volonté par un petit artefact. En d'autres termes, Runuur, Nuraam et moi pouvons disparaître et apparaître comme nous voulons en quelques mots d'incantation, sans laisser de portail utilisable pour vous - et nous voler les artefacts ne serviraient à rien. J'ai dû user de tout mon crédit et manquer de me compromettre pour obtenir discrètement ces petites merveilles".
Il était très fier.
"Second point, personne ne vous cherchera. Tous sont très occupés par les préparatifs de l'atterrissage - et faut-il le préciser, tout le monde est habitué à voir "disparaître" Hama et Stropovitch - il nous lança un regard méprisant - ; quant à Arcân, il n'a aucun parent, et il ne fait même pas partie du Conseil : son absence ne sera pas remarquée".
Nous savions tous qu'il avait raison.
"Enfin, les liens qui vous attachent sont mi-matériels mi-magiques. Car les chaînes qui retiennent vos corps sont reliées par des liens magiques impossibles à briser, à des cristaux encore riches de magie autour de celui-ci. Autrement dit, pour vous libérer il faudrait vider de leur substance arcanique les cristaux qui environnent celui qui vous emprisonne. Ne suis-je pas génial ?" Mon maître éclata de rire.
Darotân se vexa. "Apparemment nous avons été trop gentils avec toi tout à l'heure, dit le paladin avec mépris. Quelques coups supplémentaires t'auraient appris l'humilité.
- Pas ma faute si vous tapez tellement comme des fiottes que vous arrivez même pas à me péter une côte avec des masses de vingt kilos", ricana Arcân.
Darotân prit un air pincé. Le Sans-Lumière était de constitution si robuste qu'un puissant coup de masse à deux mains sur le torse avait autant d'effet que sur une sculpture en khorium. La dureté de ses muscles tenait du surnaturel. Il avait fallu près de dix coups de masse dans la tête - je pouvais les compter sur son visage - pour le faire s'évanouir - au risque de le tuer, ce que le paladin voulait absolument éviter.
"Estime-toi heureux de ne pas être encore mort.
- Et que me vaut cet honneur, messire Darotân ? ricana mon maître.
- C'est la Justice que je mets en oeuvre par l'intermédiaire de ma promesse, répondit avec orgueil le paladin. J'ai pris acte de l'influence néfaste que vous exercez, en tant que Sans-Lumière et fiers de l'être. A votre contact les foules s'abrutissent, les consciences s'amolissent, les âmes s'affaiblissent, les coeurs se corrompent. Vous représentez une grande menace. Votre seule présence empêche les draeneïs qui vous côtoient d'engager tout leur être dans la voie de la Lumière. Votre nature primitive, telle une tache sur une toile blanche, bloque l'aspiration des autres vers l'absolu - déteint, en quelque sorte. Quiconque se compare à vous se sent infiniment noble et intelligent, donc ne fait plus d'effort pour se rapprocher de la perfection de l'âme.
- Pas bientôt fini ton tissu de conneries là, l'interrompit Arcân en bâillant, je te rappelle qu'à cause de toi j'ai dormi que trois heures, si en plus tu me sors la berceuse ça va pas le faire.
- En effet, rétorqua le paladin avec un sourire méprisant, vous expliquer quoi que ce soit est parfaitement inutile, vous êtes trop bêtes pour comprendre.
- Ben on va tester tiens alors, repartit mon maître en prenant un air idiot, ce que j'ai compris c'est que t'es vachement frustré que Stropo t'ait chouré ta copine, que tu passes tes nuits à psychoter sur ce qu'ils font ensemble, et que du coup au lieu de dormir t'as ruminé grave pour sortir ta vengeance à deux balles, et bien préparé les discours pour enrober la praline. Alors patron, j'ai pigé ?
- Non, répondit sèchement Darotân. Tu te crois malin mais tu ne l'es pas, Arcân".
J'observais notre tortionnaire. Je voyais beaucoup de choses dans ses yeux. Mon maître avait raison mais il y avait plus, bien plus que cela. Darotân était profondément triste. Intensément malheureux. Je le perçus clairement. Il ne l'avoua jamais, mais il aimait Hama. Avec son besoin maniaque de tout rationaliser et de tout contrôler, il avait fatigué l'objet de son amour. Depuis des semaines, il se torturait pour cela. Pour accepter. L'angoisse qui serrait sa poitrine, je la sentais. Tout son être luttait contre ses sentiments. Un conflit interne et extrêmement douloureux. Il se contraignait à rationaliser toutes ses pulsions, en permanence. Il éprouvait leur validité. A chaque minute il transformait une pensée ou un sentiment en problème, développait les tenants et aboutissants, résolvait et concluait. Sa tête était une machine infernale qui ne trouvait jamais le repos ; une machine qui broyait son coeur en espérant le faire taire ; mais ce dernier à la place criait toujours plus fort, avait toujours plus mal. Darotân... pourquoi ? Pourquoi t'être toujours infligé de telles souffrances ? Pourquoi fouiller sans cesse tes entrailles du scalpel des mots ? Pourquoi clouer ton coeur sur le métal froid de ton armure ?
Nuraam apparut.
"Tiens, tu parlais d'enrobage, dit Darotân, voici enfin la praline !"
Le nouvel arrivant, un grand sourire aux lèvres, apportait en effet un petit sac blanc.
"C'est incroyable comme il traîne encore plein d'affreuses bestioles dans certains labos, dit Darotân en ouvrant le sac. Un de nos meilleurs spécialistes m'a fait l'honneur de me faire visiter le sien - enfin, sur ma demande, bien sûr".
Il sortit un bocal transparent contenant trois minuscules chenilles jaunâtres.
"Donc avant que tu ne m'interrompes de tes sarcasmes, reprit Darotân en observant les petites bêtes, les yeux écarquillés de fascination, je disais que j'ai pris acte de votre caractère néfaste".
Il planta ses yeux dans les miens.
"Et j'ai jugé et rendu la sentence. Vous devez souffrir et mourir".
La déclaration était sèche et sans appel. Arcân fronça les sourcils, attentif, et recommença de serrer étrangement les poings. Hama et moi restâmes hébétés. Une peur sans nom nous avait saisis à la vue des chenilles. Nous n'avions aucune idée de la façon dont ces bêtes faisaient souffrir - cette ignorance était terrifiante.
"Car enfin vous n'êtes pas seulement des déchets, vous êtes fiers de l'être, et c'est pour cela que vous devez souffrir. Souffrir jusqu'à ce que vous vous rendiez enfin compte d'à quel point vous n'êtes que de misérables et pitoyables créatures. Alors seulement je vous accorderai la mort.
- Va avoir du boulot ta chenille alors, fit Arcân en fixant le paladin. Avant que je reconnaisse être faible j'espère que t'as pas mal de milliers d'années devant toi.
- Le vaisseau atterrit dans trois jours. Ce sera bien suffisant. Car vois-tu, cette petite bête a une façon de se reproduire assez particulière. Elle creuse la peau de ses proies et recherche un nerf suffisamment épais pour qu'elle le détecte. Puis elle le remonte, lentement, jour après jour, et il paraît que c'est une douleur effroyable, une des pires imaginables. Et le plus vicieux, c'est que Hama ne pourra pas vous en délivrer avec les pouvoirs du Sacré, car il ne s'agit pas d'une maladie, et la douleur ne sera pas produite par des blessures. Parfait n'est-ce pas ?"
Hama recommença à haleter et à gémir. Je sombrai progressivement dans les abîmes du désespoir et de la peur. Arcân demeurait attentif.
"Et ce n'est pas tout ! Sa destination finale est le cerveau. Donc si je vous pose cette petite merveille sur la jambe, elle remontera toute la colonne vertébrale en creusant une galerie dans votre moelle épinière, vous paralysant peu à peu. Je n'ose même pas imaginer les abîmes de souffrance générés alors. Positivement atroces".
Il tremblait de nervosité. Il était en lutte. Il avait du mal à assumer ce qu'il allait faire. Runuur et Nuraam fixaient les chenilles en écarquillant les yeux, pâles, hésitants.
"Bien évidemment vous ne mourrez pas tout de suite. A la fin de son parcours, qui devrait durer deux jours, elle ira pondre des oeufs dans votre cerveau. Des larves en écloront et dévoreront tout ce qu'elles pourront avant - et un peu après - votre mort. Après quoi elles sortiront, se feront un joli cocon et deviendront de petits papillons aux ailes pourpres qui partiront à la recherche d'un nouvel hôte. Ces papillons ont la particularité étonnante de pouvoir se séparer de leurs ailes quand ils se sont posés sur la peau de leur proie. Donc ce que vous voyez là ne sont pas des chenilles, mais des papillons à qui l'on a déjà arraché les ailes - par sécurité".
Il resta un instant immobile. Hama recommençait à se tordre, implorante. "Arrête, arrête, arrête, arrête, arrête, arrête..." répéta-t-elle, sa voix s'affaiblissant à mesure et s'éteignant en un sanglot. Elle poussa un gémissement qui nous déchira l'âme.
Arcân fixait toujours le paladin. Intensément.
"Je ne reviens jamais sur une décision", lâcha Darotân, tremblant de plus belle - et il posa la main sur le couvercle du bocal. Runuur et Nuraam devinrent livides et saisirent leurs artefacts de téléportation.
La voix d'Arcân retentit enfin, mais elle n'était plus légère et moqueuse. Elle était grave, et elle résonnait de toute la profondeur de ses dizaines de milliers d'années.
"Tu vas vraiment le faire, Darotân ?"
Cette voix caverneuse nous glaça le sang. Elle figea l'instant. Le paladin trembla convulsivement. Hama s'immobilisa également, et son regard étonné passa de mon maître à notre tortionnaire.
"Je t'ai posé une question, Darotân".
Des gouttes de sueur froide couvrirent le front du paladin. Sa mâchoire se mit à trembler. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Incapable de regarder Arcân. Il fixait les chenilles, hagard, les yeux écarquillés, la main serrée sur le couvercle.
"As-tu VRAIMENT l'intention d'ouvrir ce bocal, Darotân".
Cette voix résonnait de menaces infinies. Nous en avions le vertige.
Mais la force d'âme du paladin était déjà réputée dans l'Exodar. Il avait instauré en lui ce qu'il appelait le "Troisième Oeil", une espèce de dédoublement de l'esprit qui lui assurait une auto-critique permanente. Et là le conflit qui le déchirait était visible. Son visage fut parcouru de grimaces terribles. Il tomba à genoux, la main droite toujours serrée convulsivement sur le couvercle, l'autre plaquée sur la figure, ses doigts s'enfonçant dans ses yeux et pétrissant violemment son front et ses tempes. Il produisit en même temps un long râle, qui au bout de longues secondes se mua en paroles hurlées. Il cria comme pour répondre à une voix intérieure : "NON JE NE SUIS PAS LACHE !"
Il se mit debout, planta ses yeux dans ceux d'Arcân en une expression de défi, sourit - métamorphosé -, saisit le couvercle et l'ouvrit.
Runuur et Nuraam, paniqués et dépassés par les événements, commencèrent à incanter leurs portails.
Une voix formidable retentit, manifestement celle d'Arcân, mais si puissante et tonnante qu'on l'aurait attribuée à un dieu.
"TU AS COMMIS UNE GRAVE ERREUR, DAROTAN".
Les yeux d'Arcân devinrent plus noirs que jamais. Son front se marbra de veines. Son visage changea, ses traits s'étirèrent, sa peau se parchemina. Il sembla soudain avoir cent mille ans. Ses muscles se contractèrent au point que chaque fibre sembla s'inscrire sur la peau. Il se cambra, serra les poings, prit une profonde inspiration. Sa poitrine surpuissante sembla doubler encore de volume. Et il tira sur les chaînes.
Un cri naquit au fond de sa gorge et ne cessa de s'amplifier - un écho grave des profondeurs. Les liens magiques décrits par Darotân apparurent à travers la paroi. La traction exercée par Arcân était à ce point surhumaine que la magie se trouvait... physiquement contrainte, ce qui était a priori impossible.
Hama, Darotân et moi-même regardions, paralysés de stupeur.
Le cri sombre et sauvage s'amplifia. Les muscles semblaient se contracter sans fin. Il n'y eut plus un centimètre carré de peau qui n'eût sa ride. Sa peau devint d'un bleu extrêmement clair. Il grandit lentement, jusqu'à atteindre trois mètres. Il révélait son véritable aspect. Il était le dernier Premier-Né, le dernier Eredar des temps anciens, le dernier Sans-Lumière.
L'improbable se produisit.
Ses poignets se décollèrent lentement de la paroi, tremblant dans l'effort. Le lien magique suivait. C'était un phénomène absolument, radicalement irréalisable. Sauf si l'on supposait l'inimaginable. On ne pouvait en effet briser le lien... Mais on pouvait l'annuler en extrayant toutes les ressources arcaniques du cristal auquel il était attaché de l'autre côté de la paroi. Cependant, non seulement l'on ne pouvait extraire de la magie que par un procédé lui-même magique, mais les cristaux de cette zone étaient gigantesques et extrêmement purs et riches, et en vider un aurait pris des semaines voire des mois.
Les poignets continuaient à s'écarter lentement mais sûrement de la paroi. Les chaînes, incassables car imprégnées du lien, pénétraient la chair des avant-bras. Nous ne pouvions détacher les yeux du spectacle. Darotân tomba encore à genoux, en proie à une nouvelle crise.
A travers la paroi, un rougeoiement s'intensifia. Il allait falloir accepter l'impensable : par sa seule force physique, Arcân extrayait d'un coup toute la magie du cristal.
Le cri devint démentiel, il se fit grondement des abîmes. Il grandit encore. Sa chevelure farouche blanchit soudain, entièrement. Il réunit toute sa force en une ultime traction.
Ses poings se joignirent devant lui. Nous dûmes fermer les yeux. De l'autre côté de la paroi translucide, une quantité de magie suffisante pour faire voyager un vaisseau titanesque dans l'espace pendant un an fut libérée, sans bruit, sans explosion, mais en s'éparpillant elle flamboya comme mille soleils. Longuement.
Quand je rouvris les yeux, l'esprit brouillé par ce moment d'irradiation, le Premier-Né, gigantesque, aussi vieux que l'Univers, faisait face à Darotân. Son regard exprimait de la pitié et de la colère mêlées.
"COMPRENDS-TU DESORMAIS, dit-il de sa voix venue du fond des âges, QUI EST LA MISERABLE ET PITOYABLE CREATURE, DAROTAN ?"
Hama, pétrifiée de terreur depuis le début de la métamorphose du Premier-Né, manifesta enfin un signe de vie - en hurlant comme une demeurée.
Le flamboiement de la masse de magie libérée s'était certes atténué, mais j'en compris rapidement la raison. Les cristaux vidés ou affaiblis par le vaisseau au long des années de voyage absorbaient la nuée comme des éponges - à commencer par celui qui nous contenait. C'était une chance, car nos esprits et nos corps auraient été gravement affectés par une exposition prolongée au rayonnement. Les parois translucides devinrent opaques et produisirent leur propre lumière, épaisses et riches comme jamais, suintantes presque de leur couleur écarlate, plongeant la scène dans un rouge sang écoeurant.
Darotân, à genoux, était encore en plein conflit intérieur. Il haletait, la poitrine à ce point serrée par la panique et l'angoisse qu'il suffoquait. Il avait une main sur le coeur et l'autre à terre, et l'ensemble de son corps était secoué de spasmes si violents, que ses doigts s'enfonçaient à mesure dans le sol de cristal. Il s'était ce faisant brisé et retourné tous les ongles, et son sang comblait les petits cratères pratiqués par ses doigts dans la pierre magique. Ses yeux étaient écarquillés à l'extrême, exorbités même, et fixés sur les sabots massifs - et écaillés par les millénaires - d'Arcân.
Ce dernier roula des épaules et dodelina de la tête en grimaçant, pour dissiper sans doute quelques courbatures provoquées par son exploit. Puis il arracha sans sourciller les chaînes toujours incrustées dans ses avant-bras et ses poignets. Son sang épais et noir coula le long de ses grandes mains puissantes et vint marteler le sol par grosses gouttes lourdes.
Dans son regard profond comme la nuit d'un univers sans étoile, je perçus un éclair fugace - de souffrance. Cela me surprit - me foudroya d'étonnement. Je connaissais mon maître mieux que personne. Je sentis plus que je ne compris. Arcân avait sous-estimé la résistance du lien magique. Et cela faisait longtemps qu'il n'avait plus eu à déployer sa véritable force. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Arcân avait mal. Ses muscles formidables étaient endoloris et engourdis. Il ne fallait pas que Darotân en prenne conscience. Je paniquai.
"NE M'OBLIGE PAS A TE TUER", dit mon maître.
Hama cessa ses cris en entendant une nouvelle fois cette voix d'outre-monde. Elle s'évanouit à moitié.
Darotân regardait désormais, fasciné, le sang d'Arcân. Il redressa enfin, très lentement, la tête, faisant entrer dans son champ de vision le corps colossal du Sans-Lumière, peu à peu. Il tremblait encore violemment, mais la crise semblait s'apaiser.
Il balbutia.
"C'est...
- LAISSE-MOI T'AMENER A VELEN. LE CONSEIL TE JUGERA POUR TES ACTES.
- C'est..."
Le paladin se releva lentement, tremblant toujours, hagard. Il regardait Arcân, désormais.
"Ce sang... ces yeux... cette taille..."
Le Premier-Né fronça ses longs sourcils broussailleux et blancs comme la neige.
"Ce sont... ceux d'un DEMON !"
Il était trop tard pour tenter de lui expliquer quoi que ce soit. Darotân roula des yeux déments. Sa peur se mua en frénésie, et un rire nerveux monta en lui, un ricanement abominable.
"Quand je pense, fit-il en émettant ce grincement horrible, que j'avais RAISON depuis le début, HA ! J'ai toujours SU que tu étais une... créature nocive, mais... je ne m'attendais pas... - il s'interrompit, pris par une crise de rire - à ce que tu sois un ESPION, un TRAITRE, un COMPARSE D'ARCHIMONDE ET KIL'JAEDEN".
Il détacha sa masse de son dos.
"Ce n'est donc pas un début de gangrène que je vais ôter, non, HA ! mais une TUMEUR - il appuya ce mot, fixa ses yeux, stabilisa sa voix - dont je ne pourrai évaluer l'influence exacte sur les consciences que lorsque je l'aurai... éradiquée".
Il cessa soudain tout à fait de trembler, prit une grande inspiration, les yeux rivés dans ceux - étrangement mélancoliques - d'Arcân, et quand il expira, ce furent toutes ses angoisses qui se volatilisèrent.
Le Premier-Né ne répondit pas. C'était inutile. Darotân avait remporté sa lutte interne, il était en pleine possession de ses moyens, inébranlable, déterminé.
Et la première chose qu'il fit, sans prévenir, vif comme l'éclair, fut d'assommer violemment Hama. Pour être sûr qu'il ne lui vienne pas à l'esprit d'aider Arcân.
Darotân commença d'invoquer la Lumière pour se renforcer. Mais Arcân lui chopa le crâne en un éclair d'une de ses gigantesques mains et le balança comme s'il s'était agi d'un fétu de paille. Le paladin alla heurter violemment le mur de l'autre côté de la grotte, à cinq mètres de hauteur - resta encastré quelques secondes puis tomba lourdement.
Sans arme, sans armure et très affaibli, mon maître n'avait pas l'intention de laisser le paladin utiliser sa magie. Sans perdre une seconde et sans me lancer le moindre regard, il vint arracher ma chemise et s'en faire des bandages de fortune sur les deux avant-bras. Son sang avait beaucoup coulé. Les chaînes avaient pénétré trop profondément la chair.
Il fondit aussitôt sur le corps de Darotân, qui avait repris ses incantations fortifiantes. Ce dernier parvint à bloquer de sa masse le poing titanesque qui allait s'abattre sur sa tête, mais Arcân enchaîna sur un coup de sabot dans le ventre. Le paladin, le souffle coupé, retourna s'encastrer dans le mur. L'empreinte du sabot sur le plastron était profonde de plusieurs centimètres. La force du Premier-Né, même éreintée, restait surnaturelle.
Arcân saisit la masse et la tira violemment à lui. Mais - il s'en étonna - Darotân, malgré le choc, la tenait toujours fermement, et il ne lâcha pas prise. Mieux, il leva la main gauche et balança d'un cri un sort d'immobilisation. Arcân déploya une force monumentale pour - une nouvelle fois ! - contraindre physiquement un sort. Darotân ne manifesta pas de surprise, et avec un sang-froid que rien ne pouvait plus émousser, renchérit sur le premier sort par un second. Alors il dégagea sa masse de la grande main figée, l'imprégna de Lumière d'un geste - elle flamboya - et l'abattit sur le torse du Premier-Né.
L'effet fut impressionnant. Le colossal Sans-Lumière fut violemment projeté à son tour, tant la charge de puissance que Darotân avait ajoutée à son coup était grande. Celui-ci marcha vers le corps étendu à une quinzaine de mètres de lui. Ses yeux brillaient comme jamais. Je frissonnai. Darotân n'avait aucune expression particulière. Il avait le regard du Juste. Il puisait sa force dans une conviction que rien dans l'Univers ne pouvait faire plier. Je compris enfin pourquoi tous s'accordaient à dire qu'il serait le prochain Champion de notre peuple. Pour la simple et bonne raison que la Lumière est d'autant plus puissante que la foi de son dépositaire est grande et sans tache. Je ne pourrais m'exprimer sur sa foi, mais ce que je sentais à ce moment-là, c'était que la détermination de Darotân et sa confiance en son pouvoir étaient au-delà du mesurable. Quand il résolvait ses conflits internes ; quand dans son âme régnait en maître absolu son fameux Troisième Oeil, son esprit alternatif ; quand il n'avait plus de principes, mais était lui-même ses principes ; n'avait plus de volonté, mais était la volonté incarnée - alors, il était virtuellement invincible.
Il avait décidé qu'Arcân était un démon. Donc Arcân devait mourir. De fait, à ce moment précis, lorsqu'il avança vers mon maître étendu, il s'immobilisa, vissa ses yeux dans ceux, toujours figés, du Premier-Né, et tenta de l'exorciser, de le renvoyer - mais le sort n'eut aucun effet. Et l'idée ne lui vint pas à l'esprit qu'il pouvait s'être trompé. Pas une seconde. Il constata simplement le fait.
L'immobilisation magique s'estompa brusquement et plus tôt que prévu ; Arcân l'avait très probablement brisée, je ne sais comment ; ces deux êtres avaient en commun de pouvoir réaliser l'irréalisable grâce à leur indéfectible volonté - en cela ils se rapprochaient des dieux. Le paladin n'eut pas le temps de réagir. Le Sans-Lumière lui saisit la taille d'une main et de l'autre lui décocha une droite qui n'allait pas manquer de réduire sa tête en bouillie. Mais le poing s'écrasa sur une barrière surpuissante. Darotân, le visage toujours dépourvu d'expression, venait de s'entourer d'un bouclier de Lumière. Il riposta immédiatement en balançant un rayon de Lumière dans la tête d'Arcân, qui en eut l'esprit brouillé, fut aveuglé mais ne lâcha pas prise. Le paladin réagit dans la seconde en abattant de toute ses forces sa masse sur le bras du Sans-Lumière.
Les bandages se déchirèrent et le sang recommença à couler en abondance. Arcân eut mal. Il desserra sa prise sous la douleur. Il balança l'autre main mais une masse vint avec une vitesse prodigieuse se carrer dans sa mâchoire, trouant la joue, brisant quelques dents et le propulsant à l'autre bout de la grotte cristalline avec une onde de choc luminescente qui troubla sur son passage l'éclat des murs.
Darotân venait de donner un coup formidable. Je l'observais. La Lumière le recouvrait d'une nappe étincelante. Ses yeux flamboyaient maintenant comme deux étoiles. Il n'était plus un draeneï, mais une espèce d'incarnation de quelque concept. Une divinité du Bien, un phare dans la Nuit.
Un grondement terrifiant se fit entendre du côté d'Arcân. Si Darotân était la Justice, le Sans-Lumière était la Colère.
"TU VAS PAYER, DAROTAN !"
Il fit un bond si rapide et puissant, que du point d'impact il atterrit directement aux côtés du paladin, le temps de cligner de l'oeil. Il lui saisit une jambe, le souleva tel un hochet et le fracassa contre le mur comme on bat un tapis. Le paladin n'eut que le temps de lever les bras devant lui pour protéger son visage.
Arcân devint une bête enragée. Il martela le mur avec sa victime, encore, et encore, et encore, et les coups étaient si puissants, qu'un météore semblait s'abattre sur la paroi à chaque choc. C'étaient de véritables déflagrations. Malgré que le cristal se soit régénéré magiquement et qu'il ait retrouvé une solidité à toute épreuve, un cratère se forma peu à peu dans le roc couleur de sang.
J'assistais à un combat digne du début des âges. Les deux combattants manifestaient une force et une endurance que je n'aurais pas imaginées avant de les voir. Je n'aurais pas tenu une seule seconde contre n'importe lequel des deux.
Car le bouclier de Lumière protégeait toujours Darotân malgré ces coups d'un autre temps. Arcân rugit, balança violemment le paladin au sol, leva la jambe droite et abattit son sabot.
Le coup était si terrible que Darotân disparut dans le sol, complètement encastré. Le Premier-Né martela furieusement le corps. Un nouveau cratère se forma à mesure. Le cristal s'émietta, les murs s'inclinèrent, le sol s'affaissa.
Arcân prit une grande inspiration et réunit tout ce qui lui restait de force dans un ultime coup de sabot.
Un séisme sauvage ébranla le noyau du vaisseau et l'Exodar tout entier. Les cristaux glissèrent doucement les uns contre les autres, s'entassèrent en bloc plus serré, s'imbriquèrent de façon plus étroite. Tout trembla. Les murs penchés et le plafond s'émiettant menaçaient de s'écrouler sur nous. Scène d'apocalypse. Les deux combattants mettaient tout le peuple en danger.
Sous le sabot d'Arcân un flot de Lumière se mit à sourdre. Il sourit et fit un pas en arrière. Le bouclier achevait de se briser. Toute la grotte fut illuminée pendant de longues secondes. C'était déjà la troisième fois que Le Premier-Né brisait physiquement de la magie. Il saisit le paladin par le haut de son plastron et le souleva en riant aux éclats.
Le sang continuait de couler de son avant-bras. Il en avait perdu énormément depuis le début de cet affrontement titanesque.
Arcân saisit le paladin par la tête et arracha en jubilant le plastron comme on épluche un oignon. Darotân ne réagit pas, les paupières à demi abaissées, sonné par les chocs inhumains qu'il avait encaissés. Il n'avait toujours pas lâché sa masse. Il trouva la force de lever son bras gauche devant son visage.
"ADIEU", fit le Sans-Lumière. Et il bourra le torse du paladin d'un coup de poing certes affaibli, mais qui aurait suffi pour décimer un rang complet d'une armée. Les yeux de Darotân s'exorbitèrent ; un flot de sang et de substances indistinctes jaillit de sa bouche ; il alla s'écraser comme un insecte contre une paroi, réduisant tout un pan de mur en miettes écarlates - qui s'abattirent sur lui en fine pluie. Le poing d'Arcân était littéralement inscrit dans son torse ; on voyait distinctement l'empreinte des phalanges dans la cage thoracique et l'abdomen ; par ce coup les entrailles et les os du paladin avaient été réduits instantanément en bouillie. Personne ne pouvait survivre à cela.
Le Sans-Lumière soudain défaillit et manqua de tomber. Il réalisa enfin qu'il avait perdu une énorme quantité de sang. Comme il avait déjà déchiré ma chemise, il alla ôter sans ménagement celle d'Hama - qui était toujours inconsciente - s'assit et se fit un garrot de toute urgence. Je le sentis épuisé - plus par le sang perdu que par le combat. Sa peau s'était tellement éclaircie qu'elle était presque blanche.
Mais il y eut un mouvement du côté des débris.
Arcân fronça les sourcils. Moi, depuis le début de ce combat, je n'en finissais pas de repousser les frontières de ce que je considérais comme possible.
Darotân se leva et marcha tranquillement vers mon maître. Pendant que ce dernier se faisait un garrot, le paladin s'était complètement régénéré. Comment avait-il survécu ? Comment avait-il pu ne pas même perdre conscience sous le choc ? Où avait-il puisé la volonté ? D'où tirait-il sa force ? Sa peau scintillait. Il respirait la puissance. Il ne montrait pas le moindre signe de fatigue. Il était frais comme à la première minute de l'affrontement. Il avait même quelque chose de plus. De grandes ailes... Des ailes de Lumière étaient apparues dans son dos. Chacun de ses pas produisait une onde de choc lumineuse qui faisait littéralement onduler le sol. Il était l'ange de la Mort.
Je compris enfin. Darotân n'utilisait plus la Lumière. Il était la Lumière.
C'était donc là toute l'étendue de son pouvoir. Plus il se révélait, plus je comprenais pourquoi il était déjà presque vénéré par les autres disciples de Kalten, pourquoi les hauts cercles faisaient reposer une partie de l'avenir de notre peuple sur ses épaules. A tous égards, Darotân était habité. Il était invincible. Il était l'Elu de la Lumière. Un avatar du Destin.
Je sentis un regard sur moi. Mes yeux rencontrèrent ceux d'Arcân. Je ne le voyais même plus distinctement tant mes yeux pleuraient. Mon maître... Il était impossible qu'il meure.
"T'inquiète, Stropo, fit-il d'une voix adoucie, et l'air goguenard comme jamais. Fais comme moi, regrette rien. Tu sais, j'aurai profité à fond, je me serai bien éclaté."
Il se leva de toute sa hauteur en se tournant vers Darotân et bondit sur lui.
Le coup de masse fut fulgurant. Et triple. La vitesse des trois mouvements approcha de l'instantanéité absolue - je vis seulement l'air vibrer autour du paladin. Les impacts furent précis et impitoyables. Le premier coup pénétra comme du beurre le corps de khorium d'Arcân, brisa les côtes du flanc gauche, réduisit le poumon en bouillie ; le second fit définitivement voler en éclats la mâchoire ; le troisième et dernier explosa la tempe gauche et souleva la moitié de la boîte cranienne.
Le corps d'Arcân sous le choc bascula en arrière en plein vol, et s'effondra mollement sur le dos. Darotân leva sa masse. Celle-ci était tellement imprégnée de puissance qu'elle semblait flotter et trembler, mais de fait c'était son aura qui faisait frissonner l'espace à son contact.
Lorsqu'elle s'abattit, elle pénétra la colossale poitrine - qui s'affaissa dans un fracas retentissant d'os et de chair de métal - et écrasa le grand et millénaire coeur, un des premiers coeurs qui battirent dans l'Univers.
Je crois que j'ai crié et me suis assourdi. Mes larmes noyèrent définitivement ma vision. Je n'eus plus que la douleur. Je ne pus plus que nier la réalité. C'était impossible. Arcân ne pouvait pas mourir. Pas lui. C'était si absurde. S'il n'y avait pas eu ces maudites chaînes, ce maudit lien, s'il avait eu une arme, une armure... Arcân était le seul vrai Champion de notre race. Il était celui dont le nom résonnait dans l'Univers depuis cent mille ans, celui qui avait décimé des millions de démons, celui qui avait blessé le Titan Noir. Il était le Dieu de la Guerre et le Dieu de la Vie. Non, il ne pouvait pas être mort ainsi. Pas en se faisant prendre pour un démon par un apprenti paladin, dans le vaisseau qui était sur le point de nous offrir un nouveau monde. C'était la plus grande injustice qu'une race ait jamais connue.
Et au fond de moi, ce qui provoquait réellement ma douleur sans fin et me rongeait l'âme d'infinies morsures, au-delà des considérations sur cette absurdité et cette injustice, ce qui rendait mes larmes amères et torturait de mille aiguilles de souffrance mon coeur suffoquant, c'était la perte d'un maître qui représentait et construisait mon univers depuis mon enfance, et que j'aimais comme jamais un fils n'a aimé son père.
~~
Quand je repris conscience, Darotân n'était plus là. Il y avait Nuraam, qui, accroupi, l'air surexcité, tenait le maudit bocal. Il avait les cernes de ceux qui ne peuvent plus dormir. Il n'avait pas encore commis son crime, mais l'acide de la culpabilité le rongeait déjà. Le teint fiévreux, il leva les yeux vers moi avec un sourire nerveux.
Le corps d'Arcân n'était plus là. Mais son sang épais et noir recouvrait le sol, en flaques et longues traînées. Des larmes coulèrent de nouveau sur mes joues.
"Deux jours et demi avant l'atterrissage, Stropovitch. J'avais ordre d'attendre que tu sois conscient. Ne me juge pas, je ne suis que le bourreau. C'est Darotân qui a rendu la sentence".
Lamentable excuse d'un lamentable assassin.
Il prit en tremblant une des trois chenilles.
Je ne sus que me figer comme une pierre, le souffle coupé. Les plus grandes terreurs sont muettes.
Il était si fébrile qu'il l'écrasa entre ses doigts.
"Merde", lâcha-t-il, la gorge nouée par l'angoisse.
Il en pinça une deuxième avec toute la délicatesse dont il était capable à ce moment - brutalement. Je priai désespérément pour qu'il l'écrase de même. Mais, sentant que ses tremblements allaient la tuer, il la lança sur mes jambes. Elle se colla à mon mollet droit.
A ce contact je fus saisi de convulsions violentes, et manquai perdre connaissance.
Nuraam soupira en fermant les yeux. Il se retourna - incapable d'observer - et s'assit à terre.
Je sentis la bête commencer de me pénétrer la peau. La panique amplifiait mes sensations. Raidi, pleurant toutes les larmes de mon corps, je ne pus qu'écouter Nuraam, qui se lança dans un long monologue - certainement pour couvrir les gémissements que je lâchais malgré moi.
Il me raconta que Runuur et lui avaient rejoint la partie habitée du vaisseau au moment où Arcân se libérait de son lien. L'Exodar n'avait pas tardé à trembler. Velen était allé immédiatement demander à O'ros ce qui se passait. Ce dernier ne put que dire que ces secousses provenaient du coeur de l'Exodar - les auras magiques surpuissantes des cristaux brouillaient toute tentative de détection à distance, on ne pouvait en savoir plus.
Les Naarus, Velen et le Conseil décidèrent donc sur-le-champ d'aller se rendre compte par eux-mêmes des événements. Dans le vaisseau, les regards reflétaient la résignation douloureuse. La certitude que le destin s'acharnait une nouvelle et dernière fois sur leur race, pour l'éteindre à jamais. Un désastre dans la salle des cristaux signifiait la mort générale, sans espoir de salut. Les draeneïs de tous les âges, immobiles soudain comme des allégories du désespoir, regardèrent, muets, le groupe de vénérables traverser la foule et se diriger vers le noyau.
"J'étais loin d'être le dernier à avoir peur, confessa Nuraam. Je joignis ma prière à celle de mon peuple. Spontanément, c'est le Prophète que nous priâmes, davantage que les Naarus."
Au moment où j'écris, j'imagine parfaitement la scène. Velen marchait devant. Il avait sûrement l'air des moments fatidiques. Ses yeux avaient vu des millénaires de souffrance. Il dégageait sous leurs formes les plus pures tout à la fois la bonté et la tristesse. Il était notre seul Dieu, notre seul Guide. En cet instant, je le sais, il n'avait pas l'air déterminé, combattif ou rassurant. Il était le réceptacle de toutes les émotions. Il était la représentation du Peuple Martyr. Bonté et tristesse. Faites chair.
Quand les Naarus et le Conseil ouvrirent, devant tous, la porte du gigantesque coeur du vaisseau, ils ne virent d'abord que la lumière rouge. Puis, se découpant, une ombre. Qui avançait.
L'instant dut être fantastique. Aux yeux de tous, le groupe de vénérables à sa gauche, Darotân apparut, tenant le gigantesque corps d'Arcân dans les bras.
"Il était... recouvert de Lumière, dit Nuraam, la voix tremblante, avec... des espèces d'ailes dans le dos. Nous le reconnûmes à peine. Il était ... transfiguré. Avec ce monstre méconnaissable, immense et... terrifiant dans les bras, il ressemblait à une gravure sainte..."
Il resta ainsi debout quelques instants, dans la stupéfaction et la fascination générales. Puis soudain lâcha le corps et tomba à genoux, la Lumière quittant son corps en flocons étincelants qui s'évaporèrent doucement.
Velen alors lui mit une main sur l'épaule et lui demanda - sa voix résonnant dans le vaisseau muet - : "Darotân... que s'est-il passé ?"
Le paladin était exténué. Il leva des yeux fiévreux et déclara, en regardant le peuple :
"Ce que vous voyez n'est autre que le corps d'Arcân le Sans-Lumière !"
Il y eut des exclamations de stupeur dans la foule. Beaucoup lâchèrent des "Impossible ! Impensable !" Darotân eut des larmes d'ange.
"C'est un démon, à l'instar d'Archimonde et Kil'Jaeden, un espion, un traître, une menace formidable. Il vidait par sa seule force démoniaque les cristaux de leur substance. Exilés ! Il voulait notre mort à tous, et je l'ai vaincu".
Le Conseil resta interdit. Le peuple eut le souffle coupé par la révélation. Puis quelques exclamations fusèrent - "Darotân le Champion !", "Grâce te soit rendue, héros !", "Que les Naarus te bénissent, fierté de notre race !" - qui en entraînèrent d'autres, et en quelques secondes, l'Exodar s'emplit d'un concert assourdissant d'acclamations à la gloire de Darotân.
Mais la voix de Velen parvient à couvrir tout autre son. Et à le faire cesser.
"Il s'agit en effet d'Arcân. Mais ce n'est pas un démon. C'est un Premier-Né, créé par un dieu sur Argus il y a plus de cent mille ans. Il est un des fondateurs de notre race".
La foule et le paladin en demeurèrent incrédules. De même que le Conseil, qui l'ignorait.
"Maintenant que le danger semble écarté, je demande à tous de retourner à leurs occupations et devoirs. Le Conseil et moi allons enquêter. Darotân, suis-nous. Gardes, apportez le corps d'Arcân dans la salle du Conseil".
Tous s'exécutèrent.
"Les gens ont débattu sec, fit Nuraam. Personne ne doutait des bonnes intentions de Darotân, ça non. Et puis Arcân n'avait rien à faire dans la salle des cristaux, surtout sous cette forme... C'étaient avant tout la nature et les intentions réelles de ce... "Premier-Né" qui n'étaient pas claires dans les esprits."
Ceci dit le contexte jouait en défaveur d'Arcân. D'abord, le Conseil, une fois réuni, dut admettre très rapidement que le Sans-Lumière ne pouvait en l'état être ramené à la vie. Son coeur et son encéphale étaient irrémédiablement atteints. Evénement rarissime, la lueur des yeux du Prophète s'assombrit alors, à ce qu'on rapporte. Le Premier-Né était pour lui un ami depuis plus de vingt mille ans. Mais son goût pour la solitude et la tranquillité ne l'avait pas rapproché de beaucoup d'autres. Velen fut le seul à éprouver une peine sincère et profonde. Le dernier à ôter ses mains vénérables du corps inerte d'une des plus grandes - et des plus inconnues - gloires de notre race.
Ensuite, Darotân n'avait jamais expliqué sa haine pour le maître d'armes à quiconque, sauf à Hama et ses deux amis. Pas par calcul ou prévoyance, mais parce qu'il ne fréquentait, à part Nuraam et Runuur, que d'autres maîtres et d'éminents membres du Conseil ou de la Main, avec qui il avait des sujets de conversation plus élevés et, pour ainsi dire, plus appropriés. De fait, il n'avait créé dans sa pyramide la catégorie "êtres nocifs" qu'à l'occasion de la scène de l'infirmerie, en constatant la "corruption" d'Hama ; il nous y avait placés Arcân et moi, et n'avait plus fait dès lors que songer à sa vengeance justicière - et donc à surveiller ses propos.
Enfin, le Conseil connaissait bien Darotân. Ils le savaient orgueilleux, certes, et certains lui pardonnaient même ce travers, parce qu'il était en droit de se sentir supérieur. Il l'était. A un futur héros l'assurance, la confiance en soi, la conscience de sa valeur sont nécessaires. Mais donc ils savaient également qu'il était pénétré des meilleurs principes. Il était inconcevable que le paladin ait conçu le moindre complot ou mensonge. Et de fait ils ne se trompaient pas ! Certes le paladin avait pensé agir pour le bien de son peuple et la Justice en projetant de nous faire souffrir et mourir mon maître et moi, mais ce que les Conseillers et l'ensemble des draeneïs ignoraient, en plus de la teneur exacte de ce projet, c'était que Darotân les voyait comme des aveugles, péchant par négligence et insouciance, et qu'il avait pris la décision, douloureuse mais nécessaire, de leur mentir, de les abuser, pour faire triompher cette même Justice !
Nuraam n'avait pas assisté à la réunion entre Darotân, le Conseil et la Main d'Argus. Mais il savait. "Velen et les Naarus, surtout O'ros, lisent dans les coeurs, mais pas dans les pensées. Ils ne pouvaient pas connaître son plan ni ce qu'il pensait d'eux. Mais ils ont senti que Darotân avait le coeur pur, qu'il ne pensait qu'à l'instauration de la Justice. Ils ont perçu son intimité avec la Lumière. Ils ont constaté que Darotân était très sincèrement perturbé d'apprendre qu'Arcân n'était pas un démon. Il en était convaincu, absolument. Il devenait impossible de douter de ses bonnes intentions. Et inutile de se demander s'il avait manigancé quoi que ce soit. Sonder son âme suffisait à lui faire pleinement confiance".
Je ne pouvais croire que Velen, cet être infiniment sage, avait été dupé. C'était inconcevable. Je commençais à peine à comprendre que Darotân avait été totalement, absolument, radicalement sincère dans ses discours. Un livre ouvert. Il s'était réellement convaincu au plus haut point du bien-fondé de ses actes. C'était la source de sa force divine.
J'avais senti tout le long du récit la chenille se creuser très lentement et imperturbablement un chemin dans ma chair. Elle saisit alors un nerf. Je hurlai en sentant distinctement chaque micropatte se poser sur la fibre et s'y fixer. Elle commença sa marche lente mais assurée, où je pouvais percevoir chaque mouvement, chaque étape des mécanismes de déplacement et de préhension. Cette douleur, cette horreur sont indescriptibles. J'entendais toujours distinctement la voix de Nuraam, et m'y accrochais désespérément, pour rester conscient, garder une accroche dans la réalité, une distraction minimale.
"Et moi aussi je me fie, je me voue à lui ! s'exclama-t-il soudain. Darotân n'est pas mauvais. Il est l'être le plus clairvoyant et le plus juste de notre peuple. Il dépassera les Naarus en sagesse, si ce n'est déjà le cas. C'est pour cela que je le suivrai toujours, même si je ne suis pas encore capable de comprendre toutes ses décisions - il regardait, soudain triste, le bocal contenant la dernière chenille. Aujourd'hui, son coeur a été éprouvé par Velen, les Naarus et tous les vieillards les plus vénérables de notre peuple. C'est un jour exceptionnel. Cela nous a prouvé à Runuur et moi, qui étions plongés dans les affres du doute, qu'il était digne d'être notre Guide ; et incité l'ensemble du peuple à le considérer comme tel. J'ai l'espoir qu'il succèdera un jour à Velen. Alors une nouvelle ère commencera. Une ère glorieuse".
Les Naarus avaient sondé la salle des cristaux.
"Manque de bol pour vous, rit Nuraam, ce cristal a absorbé la quasi-totalité de l'énergie libérée. Cette concentration arcanique empêche quiconque de vous détecter de l'extérieur. Si ce cristal était demeuré vide, les Naarus vous auraient repérés immédiatement. A croire parfois au destin ! Car s'ils ont pu constater quelque chose en revanche, c'est qu'il y avait effectivement eu un désastre au niveau des cristaux. Il y a des résidus arcaniques partout, le noyau s'est effondré sur lui-même. Seule la force d'Arcân a pu causer cela, Velen le sait".
Alors le Prophète a failli. Son coeur lui criait que son vieil ami le Sans-Lumière n'avait pu faire une chose pareille, mais il resta du côté de la raison - du côté de Darotân. Il réunit une nouvelle fois le peuple et parla, le paladin à sa droite - toujours bouleversé, ne pouvant croire s'être trompé sur la nature du Premier-Né. Velen regretta chacun de ses mots après les avoir prononcés, et en garda dans la gorge une amertume pénétrante.
"Draeneïs ! Je ne sais pourquoi ni comment, mais le Sans-Lumière a commis un acte insensé, en vidant un des cristaux principaux de sa substance. Je ne sais s'il était devenu fou, s'il voulait tester sa force ; je n'ai aucune explication qui satisfasse mon coeur. Selon toute apparence, Darotân a réagi avec une rapidité exemplaire, en utilisant un artefact de téléportation. Ce qui est sûr et certifié par O'ros et le Conseil ici réunis, c'est que Darotân l'a tué en pensant sauver notre peuple, et c'est peut-être bien le cas. Ceci dit, il a accompli sans conteste un exploit formidable, étonnant, prodigieux, qui confirme les espoirs que le Conseil a placés en lui. Nous réfléchirons d'ici demain à une récompense digne de cet acte glorieux. En attendant, il mérite vos acclamations".
En cette période où tous les nerfs étaient tendus comme des cordes de violons, où vibrait dans les coeurs l'attente insoutenable de la nouvelle patrie, où chaque émotion voyait son intensité décuplée par un enthousiasme irrésistible, ce ne furent pas des acclamations qui répondirent à la demande de Velen, mais une joie démente, équivalente à celle qui s'était déchaînée lors de l'annonce du nouveau monde.
En entendant la vague de clameurs enfler et se faire raz-de-marée, Darotân, glorifié soudain par la déferlante sonore, sursauta ; ses yeux hagards considérèrent la foule ; cela le libéra. C'était la première fois qu'il devait reconnaître s'être trompé, mais c'était cette erreur qui l'avait délivré de son statut de futur champion. Il était dorénavant pleinement le Champion. Il était advenu.
La chenille sectionna, au niveau du genou, un petit nerf qui formait une branche de celui qu'elle parcourait. Je m'égosillai et perdis conscience.
~~
Une main gantée de plaques m'éveilla d'une série de baffes musclées.
Darotân. La douleur...
"Ta peine est de souffrir, pas de demeurer inconscient, vaurien".
La netteté et l'intensité de mes sensations brouillèrent de nouveau mon esprit.
"Il reste à peine plus de deux jours, donc c'est maintenant ou jamais pour commencer le supplice de ta compagne de décrépitude, enfin, si elle le mérite. Nuraam, surveille-le. Ne le laisse plus s'évanouir, entends-tu ?"
Hama. Elle n'eut aucune réaction. Elle gardait les yeux baissés, le regard... terne. Je fus saisi d'une grande angoisse. Depuis le début de notre captivité, elle plongeait de plus en plus profondément dans la démence. Mon impuissance me rendait fou. J'aurais tant voulu avoir la force de mon maître, être capable de la sauver. Mais ma fébrilité ne m'arrachait que des cris étranglés de déni et de rage amère.
Le paladin s'arrêta devant le torse, dénudé par Arcân, d'Hama. La sueur produite par ses moments d'agitation forcenée perlait sur le galbe des seins, faisait luire sa peau bleu marine, douce comme le satin. Sa blessure à l'arcade sourcilière avait été rouverte par le coup de Darotân au début de son affrontement avec le Sans-Lumière. Le sang avait abondamment coulé, en un filet épais qui avait contourné l'ovale parfait de son visage, ondulé légèrement en parcourant le torse en son milieu, et imbibé le haut de son pantalon ample d'exercice, jusqu'à l'entrejambe, qui gouttait encore alors que la plaie s'était refermée.
Le paladin, les yeux écarquillés, demeura un instant interdit devant ce spectacle, qui le fascinait de la beauté et de la sensualité d'un corps martyr.
Il ferma les yeux, se concentra. Il les rouvrit, et passa nerveusement un châle, apporté exprès, autour du torse d'Hama, qu'il enroula maladroitement et fixa avec une épingle.
Il souffla, reprit contenance. Il saisit le bocal contenant la dernière chenille que lui tendait Nuraam et l'agita sous le nez de sa victime.
"Hama !"
Elle ne vit rien. Elle était plongée dans quelque état de conscience second, dans une torpeur qui coupait ses connexions avec l'extérieur.
Darotân lui saisit le menton, lui redressa la tête et lui vissa les yeux dans les siens.
"Hama, réponds-moi si tu veux être sauvée".
Le regard terne retrouva un peu de clarté. Des larmes coulèrent doucement sur ses joues.
"Je vois que tu m'entends. Parfait. Hama... je confesse ma faiblesse, je n'ai que du déplaisir à te maintenir captive".
Il la considéra avec... compassion. Je m'entendis geindre. La douleur irradiait de ma cuisse dans toute ma jambe. C'était insoutenable. Mais seul le sort d'Hama m'importait et me faisait garder conscience.
"Regarde ! fit-il, triomphant, en me désignant. Ton corrupteur souffre mille morts. Il geint comme une petite fille, il n'a aucune force d'âme, aucune dignité. Pourtant, il ne comprendra
que demain le sens du mot douleur. Il devrait me remercier pour cela. Il mourra fortifié moralement et conscient de sa valeur. Mais toi, tu ne mérites pas ce sort".
Elle lança un long regard implorant à Darotân. Personne ne pouvait résister à une détresse si intense.
Il ferma les yeux un instant, se concentra, les rouvrit. Il résista.
"Hama... reprit-il, si tu te repens de tes péchés et promets solennellement de ne jamais révéler ce qui s'est passé dans ce cristal, je te libère. Je ne peux pas supporter plus longtemps que ces chaînes indignes t'entravent. Je ne peux me convaincre que tu aies été irrémédiablement dépravée. Dis-moi que tu te repens, Hama, dis-moi que tu me... que tu reviendras dans le droit chemin".
Ils échangèrent des regards tristes. Darotân ôta un gant et caressa la joue de celle qu'il aimait. Sa voix devint douce et tendre.
"Je vois de la peine dans tes yeux. Regrettes-tu, Hama ? Je t'en supplie, donne-moi espoir.
- Je..."
Darotân et moi nous pendîmes à ses lèvres, avides d'un mot qui puisse nous rassurer, lui sur ses propres espoirs, moi sur l'état de mon aimée.
"Je regrette..."
Les yeux du paladin s'embuèrent d'émotion.
"Je regrette tant - elle pleura de plus belle -, c'est à cause de moi que... - un sanglot l'interrompit - que ce dément a décidé de te faire souffrir, Stropovitch, mon amour..."
Darotân tomba à genoux, la tête dans les mains.
Elle s'abandonna à des pleurs amers.
J'aurais tant voulu parler. J'avais tant à lui dire... mais il n'aurait jamais existé assez de mots, ni d'assez forts, pour l'exprimer.
Je me distrayai un instant de ma douleur formidable et tirai comme un fou sur mes liens. Mais je ne fis que m'endolorir les muscles. La rage née du sentiment d'impuissance, et le désespoir le plus profond, alliés à la souffrance suraigüe, me firent littéralement imploser. Une crise, mais que je sentis plus physique, organique, que mentale - une déchirure. Et je les vis. Les veines noires affleurer sur ma peau. J'eus peur. Alors la douleur s'engouffra dans la déchirure et je ne fus plus que son jouet hurlant.
Dans un éclair de conscience je remarquai que les deux paladins avaient disparu. Puis je sombrai à nouveau.
~~
Quelque part dans la nuit, une serre. Un pilon. Une vrille, qui me saisit à la base de la queue, et s'enfonça en vibrant dans ma colonne. Une douleur indicible. Une irradiation foudroyante. Mes muscles se crispèrent en bloc, la moindre fibre se contracta à l'extrême. Mes yeux s'exorbitèrent. Il me fut impossible d'émettre le moindre cri. Je me mis à haleter à un rythme dément à travers mes dents serrées.
Mon corps fut parcouru de convulsions violentes, que je ne pouvais contrôler. Je me heurtai brutalement la tête contre la paroi à m'en étourdir, fendant le cuir chevelu, inondant mes cheveux de sang. Je lacérai les paumes de mes mains de mes ongles. Je me déchirai les poignets et les chevilles sur les liens. Je m'enfonçai les dents dans les gencives.
Je ne vis plus rien, n'entendis plus rien. Je perdis toute notion de temps et d'espace. Je n'eus plus ni souvenirs ni pensées. Je fus douleur.
Le supplice ultime. Les gouffres sans fond de la souffrance. Mon cerveau vibra, chaque sensation y parvenant comme un claquement de fouet sur la chair à vif, le fouillant de mille tenailles chauffées à blanc, disséquant sans fin les lambeaux épars de ma conscience, écorchant mon âme et entretenant les plaies de myriades de fines pinces cruelles.
Je sentis des millions de clous pénétrer chaque pore de ma peau, s'appuyer sur chaque millimètre de nerf, et jouer une partition démoniaque, infiniment rapide, infiniment élaborée, virtuose, douée d'irrésistibles envolées passionnées, de thèmes sans cesse enrichis, détournés, déroulant à l'envi mille variantes, les alternant ou les superposant en symphonies tartaréennes de souffrance paroxystique.
Alors, après l'éternité, il y eut une note plus profonde et grave que tous les sons de l'univers qui résonnent sans fin dans l'espace. Une note au-delà de la souffrance qui fit trembler les fondations de mon âme. Et qui ouvrit une porte. Alors, l'infini s'affina, le tourment eut un terme.
Et j'ouvris les yeux. Je ne sentais plus rien. J'étais absolument calme. Quelque chose en moi s'était éveillé, et observait par mes yeux. Je vis le sol. Je ne pouvais pas lever la tête. Mon corps était mou, réduit à une masse de chair amorphe.
~~
Un bruit étrange de glissement éthéré... deux personnes passant des portails de téléportation.
"Regarde, Nuraam - la voix de Darotân -, c'est le moment fatidique. Après une quarantaine d'heures, la chenille atteint le cerveau et pond ses œufs. D'ici quelques instants, ils écloront et les larves dévoreront voracement son encéphale. Nous arrivons pour le sursis, pour l'heure de la rédemption - avant d'assister à la mort de celui qui n'aurait jamais dû naître".
Un silence.
"Allez, lève-lui la tête avec ce que nous avons préparé, je veux qu'il nous regarde dans les yeux durant son agonie. Nous allons atterrir dans moins d'une heure, faisons vite - je dois être aux premières loges. Je veux savoir si Stropovitch a compris qu'il n'était qu'une misérable petite chose, une goutte de chair sans intérêt dans un univers trop vaste et trop noble pour lui - bien indigne de fouler notre nouvelle patrie".
Nuraam m'ajusta sur le cou une minerve, renforcée par une plaque de métal qui prenait appui sur ma poitrine pour soutenir mon menton. Mon regard se dirigea immédiatement vers Hama. Elle avait pendant deux jours subi le spectacle de mon supplice. Son châle était imbibé du torrent de larmes qu'elle avait versé. Elle avait atteint les limites de l'abattement et du désespoir. Mais elle était saine et sauve. Il n'avait pas eu le cœur de la torturer. J'étais pleinement rassuré. Alors je pus visser mes yeux dans ceux de Darotân. Je me sentais parfaitement bien. J'aurais souri, si je l'avais pu.
"Excellent, fit-il, radieux. La plupart de ses nerfs sont détruits mais il lui en reste suffisamment pour continuer de vivre et d'être conscient. Cette chenille est vraiment formidable. Tu ne trouves pas, Stropovitch ? Allez, regarde-moi avec l'humilité et le respect qui me sont dus. Velen et le Conseil ont décidé de la récompense à m'attribuer pour mon acte. Devant toi se tient désormais un Commandant de la Main d'Argus. Ce n'est pas suffisant pour être membre du Conseil mais c'est un immense honneur - mérité toutefois."
Il sourit en observant mes bras et mes jambes.
"Je vois qu'Hama a persisté à te soigner en continu pendant que tu te déchirais la peau sur les chaînes. C'est parfait, cela a prolongé tes souffrances et assuré ta survie. J'aurais été contrarié qu'elle te laisse mourir avant cet instant. Car c'est maintenant que ton supplice va prendre tout son sens, maintenant que tu peux prier et te repentir avant la fin - sans quoi tant de tourments auraient été inutiles".
Je jetai un œil à Hama. Elle me supplia du regard. De lui pardonner. Elle regrettait de n'avoir pu se résoudre à me laisser périr. Si seulement j'avais pu lui dire que tout allait bien... Elle n'aurait pas commis cette erreur fatale.
"Darotân...", gémit-elle.
Il se retourna vivement.
"Je ne veux pas qu'il meure... Je le refuse, je... si tu veux... au moment d'atterrir... Stropovitch et moi partirons... loin... tu ne subiras plus notre présence, je t'en supplie, délivre-le, nous ne corromprons plus personne, nous... nous exilerons".
Elle se remit à pleurer abondamment. Il n'y a rien de plus douloureux pour notre peuple que l'idée de l'exil. C'est parce que nous le portons dans nos cœurs telle une plaie à vif, c'est parce que l'exil est notre nom et notre histoire, que nous ne pouvons l'évoquer sans ressentir dans nos entrailles l'écho de nos anciennes souffrances, de celles de nos pères et des pères de nos pères.
"C'est hors de question, fit Darotân d'un air pincé. L'existence même de Stropovitch est une honte et un déshonneur pour notre race, une souillure. Crois-tu que je vous laisserai impunément aller faire des bâtards ailleurs, créer une sous-race, que je permettrai une descendance, fût-elle cachée, à Stropovi..."
Darotân s'interrompit et pâlit. J'eus un funeste pressentiment.
Il regardait le ventre d'Hama.
Une angoisse nous saisit, elle et moi. Nuraam eut peur de comprendre et trembla de nervosité.
Il s'approcha lentement d'elle.
"Et si... et s'il était déjà trop tard..." murmura-t-il.
Il ôta son gant droit et posa la main sur le ventre d'Hama, doigt après doigt, l'air paniqué par une éventualité fatale, une hypothèse terrible, une probabilité terrifiante.
"Arrête..." gémit-elle.
Il ferma les yeux et se concentra. Une fine pellicule de Lumière apparut entre sa main et la peau. Il sondait.
Hama fermait les yeux elle aussi, pleurant toujours. Je pense qu'elle priait.
"NON !" hurla soudain Darotân en ouvrant des yeux fous et en reculant vivement. "NON !"
Il tomba à genoux et pleura. Je doute qu'il versa des larmes plus d'une fois durant son existence.
Nuraam ne savait que faire. Il observait, bouche bée, incrédule, son Guide se livrer au désespoir.
"Non... dois-je donc la tuer..." lâcha-t-il encore entre deux sanglots.
Ces pleurs furent de courte durée. Il ferma les yeux, y appuya des doigts nerveux en se plaquant la main sur le visage, et soupira. Profondément. Un soupir par lequel on se débarrasse de ses sentiments ; par lequel on se vide de substance. Il se releva et rouvrit les yeux. Raffermi.
"Je l'ai senti..., fit-il, calmement, en regardant Hama. Minuscule, imperceptible, encore invisible pour des yeux mortels... Mais je l'ai trouvé, car le don héréditaire des Naarus est déjà inscrit en lui... Ton enfant ! La déchéance de la race est déjà en marche".
Le son que produisit Hama tenait plus du râle d'agonie que du gémissement. Sa détresse n'en finissait jamais de repousser les limites de l'insoutenable.
La révélation que j'étais père ne me fit aucun effet particulier. C'était le sort d'Hama qui m'importait. J'observais Darotân. Comme Arcân avait fait. Comme si j'étais capable de me libérer au moment opportun. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me sentais en mesure de le faire. Alors même que je ne pouvais plus bouger. Une étrange puissance m'irriguait.
Darotân se mit à faire les cent pas, en proie à un problème insoluble qu'il étudia à haute voix - et en parlant très vite.
"Il faut, soit tuer l'enfant seul, soit la mère. De préférence, épargner Hama. Comment donc tuer l'enfant. Physiquement ou magiquement. Magiquement, je ne suis pas capable de le faire, pas plus que Nuraam ou Runuur, car minuscule au point d'être invisible. Physiquement, même problème. Il n'est absolument pas formé, trop petit pour être atteint par une lame".
Hama, muette, fixait le paladin, terrorisée, tremblante.
Il s'immobilisa soudain, fit une moue. Il avait une solution, mais qui ne le satisfaisait pas, ou qui exigeait trop de lui. Il murmura.
"Je ne suis pas obligé de planter la lame avec précision... Je peux fouiller les entrailles, lacérer la matrice, et soigner partiellement, en surface, pour éviter de perdre Hama. Mais il faudra soigner la matrice si je veux qu'elle puisse porter d'autres enfants... Après plusieurs heures peut-être. Ou une lacération exhaustive et minutieuse avec des soins continus pour soutenir. Nuraam, dit-il à voix haute, passe-moi ton épée".
Le concerné s'exécuta, pâle, hésitant.
Darotân décrocha sa masse de son dos, la saisit à une main, près du poids, et, l'épée dans l'autre, s'approcha d'Hama, qui émettait des "Non !" étranglés en cascade, en pleine crise de panique.
"Hama, dit-il pour se donner du courage, je ne vais pas te tuer. Fais-moi confiance. Je vais seulement m'assurer avant l'atterrissage que cet enfant ne naîtra jamais. Car je ne peux me résoudre à te faire périr, même si je n'ai toujours pas décidé de la façon dont j'allais t'empêcher de me nuire. L'opération sera longue et délicate, car je ne peux pas me permettre la moindre probabilité d'échec. Pour que tu ne souffres pas et ne tente pas de t'interposer à l'aide de tes pouvoirs, je t'assommerai autant de fois qu'il le faudra. Courage. C'est absolument nécessaire".
Sa main se serra sur le manche de la masse. Il s'apprêtait à réduire en charpie les entrailles de son aimée tout en tentant de la maintenir en vie. Il hésitait. Hama continuait à psalmodier des supplications inaudibles. Je guettai, avec une concentration extrême.
Il fit un dernier pas vers elle, leva la masse... Je sentis mes muscles frémir, alors que je ne pouvais normalement plus bouger. Mon corps était baigné d'une grande chaleur.
Un bruit étrange de glissement éthéré... Runuur apparut, un grand coffret orange sous le bras. Il écarquilla les yeux. "Il fait chaud ici", lâcha-t-il.
Darotân se tourna vers lui. "Un problème ?
- Je ne sais pas encore à quel point c'en est un, Commandant Darotân. J'ai trouvé ceci dissimulé dans la chambre de Stropovitch".
Il ouvrit le coffret, révélant les deux lames noires marbrées de rouge - dégainées.
"Leur aura maléfique est impressionnante. C'est de l'Ombre à l'état pur, Commandant, aucun doute à ce sujet".
Hama me lança un regard incompréhensif, inquiet.
Darotân les examina, fasciné. Il raccrocha sa masse dans son dos, rendit son épée à Nuraam. Il approcha lentement la main des lames, les yeux s'écarquillant à mesure.
"Attention, Commandant, dit Runuur, bouleversé. Je les ai touchées moi-même et... on dirait qu'elles parlent dans notre esprit. Enfin je veux dire... elles saisissent l'âme, si on n'y prend pas garde. Elles corrompent tout ce qu'elles touchent. Ce sont des artefacts maléfiques d'une puissance incroyable, Commandant, il n'y a aucune comparaison entre ces épées et les artefacts utilisés par Kalten pour nous entraîner à la détection du mal".
Darotân recula la main et se tourna vers moi en souriant.
"Tu les as obtenues d'Arcân, n'est-ce pas ? Elles sont une preuve du danger qu'il représentait pour notre peuple. Posséder de tels germes de corruption, pure folie ! La sentence a été rendue, mais de nouveaux éléments viennent aggraver votre culpabilité".
Il les effleura des doigts. Un frisson le parcourut.
"Oui, sans conteste, quelle puissance... De l'Ombre brute. Susceptible d'ôter la vie en un instant à tout être qu'elle blesse - ou même touche - qui n'ait pas la force d'âme de lui résister..."
Il s'immobilisa à nouveau, ouvrant grand les yeux.
Encore un funeste pressentiment.
"Runuur, fit-il d'une voix fébrile, tu viens de m'apporter une solution parfaite".
Il saisit soudain les deux lames par la garde et ferma les yeux. Il fut parcouru de longs frissons.
"Quelle sensation... soupira-t-il. Ces épées sont impitoyables. Mais je domine leur aura".
Il rouvrit les yeux, qui reflétèrent un calme souverain mais aussi une certaine exaltation. Runuur et Nuraam prirent des mines perplexes et inquiètes.
Darotân s'approcha d'Hama. Elle comprit. Elle hurla en s'agitant frénétiquement.
"Je vais corrompre momentanément ta chair, Hama ! Et ce faisant, détruire le germe de vie que ton ventre contient ! Je te purifierai une fois que ce sera accompli".
En un éclair, je sentis venir le désastre. Les lames influençaient les âmes hésitantes ou chagrines. Mais le cas d'Hama était extrême. Elle avait sombré dans tous les abîmes depuis le début de sa captivité. Elle avait vu la mort de nombreuses fois, l'avait même souhaitée. Elle avait éprouvé les pires terreurs, celles qui éparpillent les consciences et brisent les esprits. Elle avait vécu tous les doutes, tous les paradoxes. Elle avait arpenté durant de longues heures sans sommeil les frontières de la démence. Elle avait subi pendant près de deux jours le spectacle de mon supplice infernal, sa détresse et son malheur amplifiés à l'infini par son amour. Elle avait pleuré plus de larmes que certains n'en versent en une vie. Elle n'était ni éveillée ni endormie, ni consciente ni inconsciente, la moindre de ses pensées était floue et indistincte. Les mots se tordaient dans son esprit, jouets d'un désespoir si profond, qu'il était devenu bien plus qu'un sentiment, avait vaincu la raison, n'avait pas laissé à cette dernière la moindre retraite. Les fondements de son âme s'étaient effondrés, il ne régnait plus en elle qu'indécision, instabilité, folie et cauchemars. Ces épées n'allaient pas seulement l'influencer. Elles allaient trouver en elle l'hôte idéal, parfait, l'esprit le plus affaibli et impuissant qui soit. Elles allaient la posséder toute entière en quelques instants.
Et le temps que Darotân comprenne qu'il ne pourrait pas la ramener, il serait cent fois trop tard.
Ma poitrine s'enflamma soudain. Un fleuve ardent coula dans mes veines. Je sentis de longs frissons de puissance me parcourir.
Darotân planta sèchement, jusqu'à la garde, les épées dans le ventre d'Hama - les lâcha et recula vivement, dans un sursaut effrayé et excité tout à la fois.
Elle hurla à nous assourdir. C'était le cri pur d'une âme qui se déchire. Un cri surnaturel. Un cri d'outre-tombe.
Les lames émirent un bruit horrible. Un ignoble bruit de succion. Elles se gavaient de l'être d'Hama, qui s'abandonnait tout entière à leur voracité. En un instant une tache apparut sur le ventre de satin, si noire qu'on la voyait sous le châle et le pantalon, dont elle flétrissait et assombrissait le tissu - ombre qui s'étala très vite ; et ses plaies se mirent à émettre une lente fumée noire.
Darotân posa une main sur elle et se concentra. Ses sourcils frémirent. L'ombre continua de s'étendre, très vite, jusqu'à recouvrir la peau des seins aux genoux. Le visage d'Hama reflétait la souffrance dans son expression la plus absolue, immobile, les yeux exorbités, la bouche ouverte, le souffle coupé. Il maîtrisa sa panique et s'investit corps et âme. Sa main rayonna d'une Lumière pure et intense.
Je sentis le feu me régénérer. Un pilier de lave emplit ma colonne vertébrale. Mes muscles se reconnectèrent à mon cerveau, en bloc. Un vent ardent tourbillonna dans ma tête - j'entendis nettement la chenille crépiter. Un bien-être exaltant m'envahit.
Les épées, gloutonnes, continuaient leur bruyante orgie. L'ombre s'étendait désormais jusqu'au cou d'Hama. Darotân ouvrit les yeux, et cette fois paniqua. Il saisit les deux lames et tira. Mais il ne fit que secouer le corps. Les épées étaient déjà liées à elle, elles ne faisaient plus qu'un. Il eut une expression désespérée ; et se résigna à les arracher coûte que coûte. Il tira du plus fort qu'il put. Mais les poignées glissèrent et il tomba à la renverse. Elles émettaient elles-mêmes une fumée noire. Elles devenaient peu à peu vaporeuses, empêchant d'exercer sur elles une pression suffisante pour les désolidariser d'Hama.
"Commandant ! cria Nuraam, qui avait détaché ses yeux du spectacle pour connaître l'origine de la chaleur qui les faisait suer, Stropovitch s'agite ! Il... a les veines qui apparaissent de partout et...
- Aidez-moi ! Purifions-la !" hurla Darotân éperdu.
Hama émit un nouveau cri, mais qui se mua en râle, de plus en plus grave et sonore, comme si le son était déformé progressivement par une distorsion magique.
Les trois paladins apposèrent leurs mains sur elle, dont tout le corps désormais exhalait de la fumée noire en abondance. Ils sentirent qu'elle devenait de plus en plus légère. Ils firent appel à toute l'étendue de leurs pouvoirs. Elle fut assaillie par un flot de magie sacrée - complètement inutile. Les lames, insatiables, achevèrent de se mêler à Hama, de la posséder - elles disparurent en elle.
Je ne parvenais pas à éprouver de sentiment particulier en la voyant se dissoudre dans l'Ombre. La chose derrière mes yeux bloquait mes pensées.
"Je ne peux pas voir ça", lâcha Darotân. Son visage était défiguré par le remords, l'impuissance, le désespoir. Le malheur le submergeait. Il devait en fin de compte se résigner à perdre son amour. Ce qu'il faisait assez bien, somme toute. "Il n'y avait de toute façon pas d'autre solution, murmura-t-il, infiniment triste, en contemplant les arabesques formées lentement par la fumée ténébreuse et chatoyante. Elle m'aurait nui si elle avait vécu". Il geignit. "Ce spectacle m'est insoutenable". Il invoqua un portail, tout en me regardant, mélancolique.
"S'il reste quelque chose d'elle après sa mort, faites tout disparaître. Et ne vous inquiétez pas pour Stropovitch, ajouta-t-il d'une voix faible et terne - dépassionnée -, toutes les réactions étranges de son corps sont provoquées par les larves qui lui dévorent l'encéphale..." Il passa le vortex.
Je pus tourner la tête. Je vis, ou plutôt la chose qui regardait par mes yeux vit, ma peau mauve foncé virant lentement vers le rouge, les veines noires. Je vis aussi, recouvrant les chaînes comme une glu, une lueur rougeoyante - le lien magique qui les imprégnait ; voilà qu'il apparaissait et luisait, ce qui signifiait qu'il luttait. La chaleur que je dégageais était magique. Elle pouvait briser les liens.
La chose derrière mes yeux me fit ouvrir la bouche et souffler longuement en direction de mon poignet droit. Le lien brilla de mille feux, s'affinant progressivement - avant de s'estomper. Ma peau n'avait pas brûlé. La chose me fit tourner la tête et souffler de même sur mon poignet gauche. Il ne restait plus que les chaînes, chauffées à blanc, attachées au mur.
Mon regard revint aux paladins, qui, baignant dans leur sueur, observaient, impuissants, abattus, le corps devenu immatériel d'Hama, qui flottait devant eux, essence de ténèbres. Tandis que je brisais mes chaînes, mon amour s'évaporait doucement. Et disparut.
Mon doux, mon tendre, mon fabuleux amour.
Elle avait été engloutie. Effacée.
C'est à ce moment que la chose prit le contrôle total de mon corps. Je ne me souviens pas de ce que j'ai fait.
Parfois dans mes cauchemars des visions me reviennent, brèves, violentes. Le crâne de Nuraam qui craque dans ma main, libérant des flots de sang et de la bouillie d'encéphale. Le cœur de Runuur arraché à mains nues de sa poitrine sanguinolente. D'énormes cristaux volant en éclats, que dis-je, des montagnes de débris de cristaux. Le rayonnement de mille soleils. Le sol qui se dérobe sous mes sabots. Des parois de vaisseau éventrées à coups de poing. De la poussière rouge s'éparpillant dans le ciel en grandes nuées étincelantes. La sensation de chute. Le noir.
~~
Lorsque j'ouvris les yeux, je me redressai tout de suite. J'étais allongé au milieu d'une longue rangée d'autres personnes étendues. Des cadavres, des blessés et des draeneïs encore inconscients, à perte de vue. Des prêtres rescapés passaient dans les rangs pour soigner voire ramener ceux qui pouvaient encore l'être - tandis que d'autres survivants indemnes apportaient sans cesse de nouveaux corps. Qu'ils étendaient sur... de l'herbe. J'en restai incrédule, fasciné. D'immenses débris de vaisseau partout. Je dus me rendre à l'évidence. Nous nous étions écrasés. Je fus partagé entre une immense joie d'être sur notre nouveau monde et une immense inquiétude sur le sort de notre peuple.
Je ne méditai pas longtemps sur la question, car mes derniers souvenirs me revinrent brutalement. Je sentis les racines de mes cheveux se raidir et de la sueur froide couvrir mon front. Sans doute... oui, sans aucun doute. C'était moi qui avais causé ce désastre. Je fis comme une crise d'angoisse. Je me pris la tête dans les mains, suffoquant, le cœur douloureusement serré comme écrasé entre mes côtes. Mon regard errait sur les milliers de corps étendus. Je reconnus le cadavre désarticulé d'Ondraïev à ma droite. Cette vision me fut insoutenable. Je me levai, enjambai, courus - je ne me fis pas la remarque sur le moment, mais je n'avais rien, pas la moindre écorchure, pas la moindre bosse ou contusion.
Je restai longtemps accroupi, le dos appuyé contre un arbre dans la forêt de l'île. Je n'avais pas de pensées particulières. Les mots et les images se bousculaient dans mon esprit, mais ne se fixaient pas. Je ressentais plus que je ne pensais, et il s'agissait de peur et d'angoisse. Irréfléchies. Inexpugnables.
Je ne parvenais toujours pas à éprouver de sentiments particuliers à propos de la disparition d'Hama. Ce souvenir était insaisissable, il glissait, fugace. J'étais en plein déni de réalité. Je n'y pensais pas car il n'y avait rien à penser. Ce qui me torturait, en revanche, c'était que j'avais tué des centaines de draeneïs. Les anciens comme les jeunes, les parents comme les enfants, les maîtres comme les élèves, indistinctement, j'avais causé la perte d'un grand nombre d'entre eux. C'était inavouable. Et l'idée était insupportable. Je ne pouvais pas assumer cet acte.
Le soir tombait quand une nouvelle impulsion me fit courir vers le champ de victimes - au milieu duquel se dressait Velen, inamovible statue, inébranlable tristesse du peuple martyr, monolithe de souffrance sur fond de crépuscule. Mais aussi immortel symbole d'espoir, dressé sur le sol de notre nouvelle patrie. A ce moment, cependant, sa vue ne m'inspira que terreur.
Nos regards se croisèrent. Je ne pouvais soutenir le sien. Je courus encore.
Au détour d'une dune, une plage et un bateau. Je tombai nez à nez dans ma course avec des pirates humains - c'était la première fois que j'en voyais. Ils débarquaient, sûrement d'une île ou d'un rivage proche, attirés par l'explosion. Plus exactement le capitaine, les yeux étincelants, dévoré de curiosité, d'enthousiasme, de goût du mystère et d'espoir de butin, avait certainement dû obliger ses hommes à embarquer au plus vite, car manifestement l'équipage ne partageait pas son excitation. Les pirates étaient hésitants, inquiets, nerveux. Ils hurlèrent à ma vue - ma frayeur égala bien la leur. Seul le capitaine me mit en joue et m'expédia dans les ténèbres de l'inconscience d'un coup de fusil.
Commença une longue série de voyages et d'aventures diverses, toujours sanglantes, qui me firent, au terme de mon périple, m'établir comme mercenaire dans les contrées humaines.
J'appris plus tard qu'une aile de l'Exodar était demeurée intacte, bien que profondément fichée dans le sol, et constituait notre refuge en ce monde, sur lequel Velen et O'ros veillaient. Diverses rumeurs coururent sur les raisons de la chute, mais aucune ne mentionnait de démon. J'en conclus que tout s'était passé trop vite pour que quiconque ait eu le temps de comprendre. Ou que le Conseil avait choisi le silence.
Le souvenir d'Hama me plongea dans nombre de soirs et de nuits passés à pleurer amèrement ou à me figer dans un désespoir absolu, un désespoir concret et suintant, liqueur noire générant une ivresse particulière, qui fit de moi le tueur le plus impitoyable, le plus sûr et le plus rapide, et réputé comme tel.
Pour moi tout ce temps passé comme mercenaire était de l'entraînement. Je devais devenir fort. Mon maître m'avait dit qu'il me faudrait encore un ou deux ans d'exercice. Je m'appliquai, recherchai les défis. Dont le plus excitant me fut proposé par un certain Jack, un jour, en Marche de l'Ouest.
Je le jure solennellement sur ce papier, je tuerai le démoniste qui a implanté ce fléau en moi et m'a fait tuer des centaines de mes frères et sœurs. Et je le jure solennellement également, un jour que je ne peux prédire, quand le moment sera venu, je tuerai Darotân. Quand j'aurai sa tête tranchée dans mes mains, maître, quand je vous aurai vengé, alors je crierai votre nom à la face des étoiles, et l'univers résonnera longtemps des échos de ma voix ; et je le sais, en entendant ce nom, tous les démons de tous les abysses connus et inconnus frémiront.