Chapitre 16
La brume créée par Thiwwina n'en finissait pas de se dissiper. Elle se déplaça lentement vers la grande hutte, noyant les dizaines de gangr'orcs qui en gardaient l'entrée dans des lambeaux de brouillard fantasmatiques, tout prêts à donner à la réalité des airs de cauchemar.
Ils entendirent le léger crépitement de la barricade qui s'envolait en fines cendres sous le souffle de Stropovitch. Puis virent se découper sa sombre silhouette, progressivement, avançant lentement. Et ses deux yeux flamboyants, lourds de menaces. Son aura était celle d'une puissance brute, massive, imposante. L'atmosphère en était chargée, alourdie. Les gangr'orcs, leurs mouvements soudain ralentis, se mirent en position de combat pour l'accueillir. Tandis que le draeneï approchait, ils avaient de plus en plus chaud. Ils se mirent à suer abondamment.
Leur instinct leur dit que ce qui venait n'était pas mortel.
Un ordre fut crié.
La silhouette fut criblée de dizaines de lances et de flèches.
Stropovitch put se protéger le visage de ses bras. Les projectiles rebondirent sur les plaques de l'armure.
Il gronda. Les cœurs frémirent. Les mains tremblantes eurent des difficultés à empenner une seconde volée de flèches.
Il fondit sur eux. Ils crurent subir l'assaut d'une armée. Il enfonça leurs lignes avec l'impact d'un troupeau de sabots-fourchus lancés au galop. Il ferrailla de ses épées chauffées à blanc, avec une vivacité surnaturelle. Les lames furent parées, les membres volèrent, les chairs fumèrent, les cerveaux furent cuits dans les crânes, les coeurs dans les poitrines. Des cris de souffrance aigüe, mêlés à des râles d'agonie.
Les gangr'orcs tinrent bon. Ils le cernèrent étroitement de leurs guerriers les plus carapaçonnés, tandis que d'autres, en arrière, les bras levés, tentaient de l'empaler de leurs lances. Stropovitch eut beau se démener, son torse et son dos furent transpercés, libérant d'épais filets de sang fumant. A son contact, les lances s'enflammaient, et les lames conduisaient la chaleur, brûlant les mains qui les tenaient.
Enragé, il grêla de coups de poing et de sabot les guerriers qui l'entouraient. Les chocs sur les armures lourdes étaient tels, que les orcs étaient projetés sur plusieurs mètres en entraînant les lignes arrières, et s'affaissaient, sonnés, de profondes empreintes fumantes sur les plastrons et les casques. Stropovitch se libéra ainsi de son encerclement, en renversant ses adversaires, par groupes entiers. Puis il prit une grande inspiration.
Et souffla, en tournant lentement sur lui-même. Tous les orcs proches furent réduits en cendres dans leurs armures, lesquelles flamboyèrent et fondirent partiellement.
Il se tourna vers la hutte. Tous les orcs qui faisaient face au draeneï fuirent à l'intérieur. Les autres se regroupèrent dans son dos, attendant qu'il pénètre dans le bâtiment pour clore l'entrée de leurs corps.
Ceux-là entendirent d'autres pas derrière eux. Ils se retournèrent lentement, un pressentiment leur glaçant le sang. Une autre silhouette se découpait dans la brume, mais brillante. D'autres yeux, mais lumineux. Une autre aura de puissance, mais sereine et infinie.
Après le Démon venait l'Ange.
~
"Soldat Joannes Bluemill !" cria le Commandant Trollbane.
Le paladin sursauta. Il n'avait cessé de fixer la brume.
"Oui, mon Commandant ?
- Les troupes sont-elles prêtes à repartir à l'assaut ?"
Joannes s'ébahit. Ce n'était pas à lui, simple soldat, que le Commandant était censé demander cela. Mais manifestement, la grâce dans laquelle il baignait depuis Kil'Sorrow était déjà connue de tous. Si le Commandant s'adressait à lui, c'était parce que si Joannes ne pouvait pas secourir davantage ses compagnons d'armes, c'était nécessairement qu'il n'y avait rien de plus à faire.
"J'ai fait mon possible, mon Commandant.
- Parfait ! Nous repartons donc". Il hurla des ordres. Les hommes se préparèrent. "Dites-moi soldat Bluemill, qu'est-ce qui vous rend si songeur ? ajouta-t-il en suivant le regard du paladin. Vous percevez des mouvements étranges de ce côté ?
- Ce n'est pas exactement cela, mon Commandant, bredouilla Joannes. J'ai... le pressentiment que nous ne devrions pas y aller.
- Et pourquoi cela ? demanda Danath intrigué, prenant le sentiment au sérieux.
- Quelque chose qui ne concerne pas les mortels va se produire, murmura le paladin. Les orcs comme notre armée vont être pris et emportés.
- Soit, fit Danath, l'air sombre. Je vous crois sur parole, soldat, mais j'ai une mission et dois faire le nécessaire pour la mener à bien. Vous avez ma parole que je ferai se replier les troupes à la moindre menace sérieuse. Rejoignez vos rangs et faites votre devoir, comme vous en avez l'habitude.
- A vos ordres, mon Commandant".
Joannes s'exécuta, ne pouvant s'empêcher de lancer de longs regards pensifs en direction de la brume. Il y sentait la présence de deux puissances opposées, toutes deux aussi destructrices. Capables de les engloutir tous dans un chaos qui n'aurait pas d'issue.
~
Stropovitch, haletant, affaibli par ses blessures, sentit le feu l'envahir. Il mit un genou à terre, et geignit tandis qu'une chape de flammes régénératrices l'enveloppait. Elles le soulageaient de ses souffrances - et en produisaient d'autres plus grandes. Les blessures se refermèrent, et les flammes s'éteignirent, laissant le draeneï harassé de douleur.
Un choc métallique surpuissant - un orc l'effleura en coup de vent. Il volait, éparpillant sur sa trajectoire des morceaux d'armure tordus. Le corps alla s'écraser à l'intérieur de la hutte, dans la brume. A en juger par le bruit, il avait traversé un ou deux murs.
Le guerrier se releva et se retourna, fronçant les sourcils.
Derrière lui, Darotân se dressait au milieu d'une dizaine de corps inertes. L'affrontement n'avait fait aucun bruit. Le démon était entouré de métal fondu et de chair brûlée à l'odeur âcre ; et l'ange, de corps intacts, aux visages sereins - pacifiés -, gisant sur un sol consacré et lumineux. Leurs regards se rencontrèrent.
"Déjà fatigué, Stropovitch ? tonna le paladin, saisi d'un enthousiasme terrible. Je t'ai envoyé le dernier pour te réveiller ! Les autres, je me suis contenté de les juger ! Regarde !" Il désigna les corps à ses pieds et leurs visages béats. Une âme faible mourait à sa seule présence, s'il le souhaitait.
Sa peau claire étincelait doucement. Son regard était exalté.
"Depuis le temps que j'attendais ce moment ! Tu te révèles enfin !"
Il s'esclaffa.
"Ces flammes ! Ces yeux ! Cette aura ! Un DEMON !"
Il sourit exagérément.
"C'était donc bien toi ! Ces traces de puissance démoniaque sur les débris du vaisseau ! Velen savait, et l'a caché ! C'est toi qui as tué des milliers d'innocents ! Qui a compromis la survie de ton propre peuple !"
Il rit de plus belle. Avec un frisson extatique. Un rire dément.
C'est toi qui l'as réveillé en moi...
Le froncement de sourcils de Stropovitch s'accentua. Son regard se chargea de haine. Quelque chose gronda en lui. Ses sens s'aiguisèrent. Il sentit que le paladin, en percevant le démon en lui comme il avait cru le voir chez Arcân, était entré de nouveau dans une frénésie sainte, une transe justicière, celle-là même qui lui avait permis de vaincre le Premier-Né, qui faisait de lui l'Invincible, le Champion.
"Moi, je savais déjà que tu devais être éradiqué - il jubilait. Mais les autres ne savaient pas, ne voulaient pas voir qui tu étais. Maintenant je peux enfin te tuer ! Sans que personne n'ait à y redire ! Entends-tu, Stropovitch ? Ils arrivent !"
En effet, le bruit sourd et métallique d'une armée en marche. Les Alliés reprenaient l'offensive.
"Ils seront témoins du triomphe de la Lumière sur le Mal ! cria-t-il en empoignant sa masse, qui s'imprégna d'une Lumière encore plus intense, plus puissante que ce jour-là contre Arcân. Il est temps de rejoindre ton maître dans les abysses des Sans-Lumière, Stropovitch !"
Les mains du guerrier se serrèrent sur les gardes de ses lames. Ses dents grincèrent. Ses yeux lancèrent de longues flammes.
Tu as tué Arcân.
"J'ai fait une promesse, Stropovitch ! hurla le paladin. Je suis la Main de la Justice ! Je suis le Purificateur ! Je vais débarrasser l'Univers de celui qui est maculé du sang de sa propre race ! D'un démon qui n'aurait jamais dû voir le jour ! La Lumière, Stropovitch ! La Lumière te renverra enfin au Néant distordu !"
Il ajouta en murmurant, comme malgré lui - l'air halluciné : "Et tu vas payer pour Hama... Pour l'avoir corrompue, et m'avoir obligé à la tuer."
T'avoir obligé...
Le guerrier courut vers Darotân. Ou plus exactement, il fondit sur lui, à une vitesse inconcevable. Ses traits étaient déformés par la rage. Des veines noires étaient apparues en bloc sur sa peau mauve. Comme en réponse, la peau du paladin se marbra de rigoles étincelantes, comme si son corps n'était plus que Lumière pure.
Darotân sourit, sûr de la victoire, heureux à l'avance de l'accomplissement de sa vengeance et de la Justice - et en même temps, profondément, absolument, infiniment triste.
~
Accroupi sur le toit tendu de cuir, dissimulé parmi les lambeaux nébuleux de la brume mélancolique, Farôn, l'oeil étincelant tel celui d'un tigre devant sa proie, avait tout regardé et écouté. Ses mains étaient étroitement serrées sur les poignées de ses dagues. Mais, chose exceptionnelle, il avait la gorge nouée.
Réfléchis, Stropovitch. Tu étais stratège, mesuré, respectueux de ton adversaire. Ta rage est inutile. Tu ne peux vaincre par la puissance, car celle de Darotân est infinie. Réfléchis !
Le regard de l'elfe se voila. Il n'était pas censé avoir de telles pensées. Il ne devait avoir comme unique volonté que d'accomplir sa mission. La seule, la vraie, l'unique mission, celle qu'Elle lui avait donnée. Il avait prévu d'organiser cette rencontre le soir même à l'extérieur du Bastion, mais le destin en avait voulu autrement. Tant mieux. Il ne devait pas souhaiter que Stropovitch demeure celui qu'il était. Au contraire. Depuis le début, Son désir était que le Seigneur renaisse. Le corps et l'âme du draeneï-hôte seraient ce faisant consumés dans un feu de fin des âges.
Farôn ne devait vouloir que Lui plaire. Pourquoi donc ce noeud dans ses entrailles ?
~
Tout se passa le temps d'un clin d'oeil.
Stropovitch devina à peine le mouvement. Emporté par sa course, il baissa la tête et leva ses épées croisées, accueillant le manche de la masse juste en-dessous du poids.
Le paladin fut surpris de cette parade.
Les lames glissèrent le long du manche, tout en le déviant en direction du sol.
Arrivé au corps-à-corps, le guerrier décroisa les épées, libérant la masse, et balança les pointes en direction de la gorge de Darotân.
Lequel les accueillit de la main gauche, qu'il avait ôtée du manche. Les lames crissèrent entre les doigts gantés.
Le paladin écarquilla les yeux sous l'assaut, une soudaine sueur froide perlant à son front.
Son bras droit balança la masse en direction de la tête de Stropovitch. Lequel retira violemment ses épées, s'accroupit pour éviter le coup, et fit bondir de nouveau ses pointes, en direction de l'aine du paladin, un des rares endroits accessibles à travers une armure de plaques.
Mais, voyant l'esquive, Darotân avait bloqué de la main gauche, libérée des lames, le manche de la masse dans sa trajectoire : il l'abattit sur le crâne du guerrier - qui, coupé dans son élan, dut poser les mains à terre pour ne pas s'étendre.
Une main fit pivot. La masse décrivit un fugace cercle lumineux dans l'air. Stropovitch n'eut que le temps d'envoyer les mains, au moment où le poids arrivait par en-dessous pour le percuter au niveau du menton.
Il fut projeté en hauteur, à dix mètres du sol. Il était parvenu à ne pas lâcher ses épées.
Le paladin ferma les yeux, prit une grande inspiration. La puissance irradiait ses membres.
Il tourna sur lui-même violemment. La masse accueillit le guerrier dans sa chute, en pleine poitrine. Le coup était surnaturel. L'impact fit un bruit de détonation, et produisit une onde de choc qui fit frémir la terre.
Le corps de Stropovitch fut propulsé dans la hutte. Il traversa deux murs, fit son entrée à la vitesse d'un missile dans la grande salle, où il renversa comme des quilles des dizaines de gangr'orcs qui s'y étaient massés. Pour finalement pulvériser le trône du chef - un grand siège renforcé d'os - et s'encastrer la tête la première dans un grand et ovale bouclier doré, finement ciselé, qui ornait le mur derrière.
~
Le frémissement du sol et la détonation éveillèrent Thiwwina, qui avait été dissimulée par Farôn dans une faille du terrain. Elle ouvrit des yeux ensommeillés.
"Qu'est-ce que..."
Elle sentit l'atmosphère chargée, alourdie d'une aura magique exceptionnelle, divine. Il était pénible ne serait-ce que de bouger le bras. L'air vibrait d'une puissance démesurée mais contenue, annonciateur d'un désastre imminent, d'une libération de pouvoirs dévastateurs. Ses sensations se précisèrent. Deux auras. Dont une qu'elle pensait reconnaître. Qu'elle avait déjà sentie avant de mourir à Kil'Sorrow.
Elle ouvrit de grands yeux. "Mazette... lâcha-t-elle. C'est pas bon ça, pas bon du tout, oh non..."
Elle se releva à grand'peine, en soufflant, et se dirigea à petits pas vers l'entrée de la forteresse - Farôn avait rabaissé la grille.
"Pas bon, non... Stropo qui veut encore me voler la vedette, c'est pas du zeu ça".
Elle ne put s'empêcher d'être inquiète. Un guerrier draeneï n'était pas censé rayonner d'une telle puissance. "Ze sais pas ce qu'il a fait comme bêtise, fit-elle, la mine boudeuse, mais il a pas intérêt à me refaire le coup, de crever pendant un souette voyaze..."
~
Réfléchir...
Stropovitch avait encaissé et gardé conscience. Le plastron avait gardé l'empreinte de tous les détails de la masse ouvragée de Darotân, mais le torse du guerrier était aussi endurci par les années d'entraînement que l'armure elle-même. Il sentit une gêne. La cage thoracique avait été enfoncée. Deux ou trois côtes étaient brisées.
Il ne parvenait pas à reprendre son souffle, qui avait été coupé par le choc. Sous les yeux ahuris de l'assemblée d'orcs, il retira son visage ensanglanté du bouclier. L'arête du nez était brisée. Les arcades sourcilières, les pommettes et le menton étaient ouverts. La peau des épaules était arrachée sous l'armure.
La rage montait, irrésistible.
Réfléchir...
Il prit appui sur ses jambes flageolantes, suffoquant toujours. Ses genoux étaient meurtris de profondes blessures. Malgré ses efforts, les mots désertaient son esprit. Ses yeux rougeoyèrent de plus belle. Sa peau mauve tira vers le rouge. Il se baissa avec mille peines, ramassa en tremblant ses épées, qui gisaient au pied du mur. Sous ses halètements ardents le sable grésillait et fumait.
Un ordre fut crié. Des dizaines d'orcs armés de pied en cap fondirent sur lui.
Réfléchir !
Il hurla en sentant la vague de flammes l'envahir, emplissant ses veines.
A la seconde où la première ligne d'orcs l'atteignit, les deux épées parcoururent chacune un demi-cercle horizontal fulgurant. Les manches des haches et des masses furent tranchés, des doigts tombèrent au sol, des visages furent privés d'yeux ou de dents, des épées furent éjectées des mains qui les brandissaient.
Les lames revinrent la seconde suivante, au niveau des têtes.
Des boîtes craniennes s'ouvrirent. Des casques volèrent, emportant avec eux des lambeaux de figure. Des flots de sang jaillirent des gorges.
Les assaillants s'immobilisèrent, incrédules. La première ligne avait été réduite en un clin d'oeil en ramassis de cadavres et d'infirmes geignants.
Stropovitch, enveloppé de flammes, tomba à genoux, torturé de douleurs aigües. Ses plaies achevèrent de se refermer.
Des ordres hurlés. Les orcs, hésitants, piétinèrent la première ligne anéantie pour l'atteindre.
Soudain, ils furent pris de stupeur. Une chape de Lumière s'étendait sur le sol de la salle, les affectant tous. Darotân apparut par la brèche pratiquée dans le mur, le visage orné de nouveau de son sourire exagéré.
"Tu es si faible, Stropovitch. Regarde ! cria-t-il en désignant la foule stupéfiée, ils attendent le Jugement ! Comme toi !"
Il empoigna sa masse et commença de faucher les orcs hébétés. Beaucoup tentèrent de se défendre ; on ne pouvait cependant pas l'attaquer, tant sa vivacité et la portée de sa masse étaient grandes ; on ne pouvait qu'essayer de parer son arme ; mais la puissance de ses coups était telle, qu'il désarmait, pliait les lames, tordait les armures, projetait des corps désarticulés à travers les murs, inépuisable, une détonation après l'autre, avec un rire dément devenu inextinguible.
Il avançait vers Stropovitch. Qui se releva lentement, en chancelant.
~
Des murmures avaient parcouru l'armée quand les premiers échos du duel avaient retenti. Et avaient enflé en rumeur quand l'onde de choc avait fait trembler le sol.
"Halte !" cria Danath Trollbane.
La brume avait avancé, révélant aux yeux de tous la brèche dans la barricade et les cadavres de gangr'orcs gisant devant la hutte. Certains indemnes. D'autres réduits à l'état de cendres puantes dans des armures informes.
"Qu'est-ce que..." eut à peine le temps de dire Danath.
Puis une série de chocs métalliques surnaturels retentit. Un gangr'orc traversa le toit, visiblement propulsé depuis le sol, des lambeaux d'armure lourde pendant encore lamentablement aux lanières, et alla se fracasser aux pieds du Commandant.
L'armée s'exclama. Des orcs, diversement écrasés selon l'endroit de l'impact, traversaient murs et toit, l'un après l'autre. Un rire dément se fit entendre, qui glaça le sang de tous.
Tous l'avaient reconnu, mais personne n'osait y croire.
Darotân.
"Je veux un volontaire en éclaireur pour aller voir ce que c'est que ce bordel ! cria Trollbane.
- Si vous permettez, mon Commandant... fit Farôn en apparaissant à sa droite - esquivant adroitement au passage une tête d'orc, à moitié réduite en bouillie dans le casque, qui manqua de lui faucher une jambe.
- Vous savez ce qui se passe, sergent-chef Farôn ?
- Le Maréchal Darotân et le soldat Stropovitch s'affrontent, mon Commandant".
Les visages s'allongèrent. Dans la hutte, le massacre faisait toujours rage, assourdissant.
"Pour quelle raison se battent-ils ? cria Danath. Et ces orcs qui volent, c'est quoi ?"
Farôn hésita. Il fallait qu'il souhaite que le démon se libère - et tous périraient. Mais peut-être y avait-il un espoir...
Une probabilité.
Une probabilité que le guerrier s'en sorte, et là... on le condamnerait à mort.
Ce qui pourrait tout à fait servir Son plan. Mais...
Il se refusait à prendre ce risque.
"Le Maréchal Darotân semble être pris de démence, mon Commandant. Il a pris Stropovitch pour un démon et tue tout ce qui se dresse sur son chemin.
- Bon sang ! Il faut aller le maîtriser !
- Vous n'y parviendrez pas. Ce qui vous attend dans cette hutte est la mort".
Darotân veut des témoins. Si Stropovitch s'en sort, il ne faut pas qu'on l'ait vu combattre.
Danath se souvint du pressentiment de Joannes. Les yeux de l'elfe étaient durs. Il ne plaisantait pas. Les Alliés blêmirent. La réputation de l'Invincible prenait tout son sens.
"La bataille est gagnée, si je puis me permettre, mon Commandant, ajouta l'elfe. Ces deux combattants ne laisseront ici que ruines.
- Dois-je pour autant laisser mourir un innocent, Farôn ? Je m'y refuse !
- Il ne mourra pas, mon Commandant.
- Bon sang, savez-vous de qui vous parlez ? Connaissez-vous le Maréchal ?
- Oui. Mais, sauf votre respect, je connais aussi le soldat".
Un frisson - pour certains d'excitation - parcourut l'armée. L'exploit inconcevable de Stropovitch à Kil'Sorrow revint dans les mémoires des membres de l'unité d'élite.
Danath considéra Farôn avec suspicion. Il était anormal qu'un elfe parle autant. Il réfléchit.
Puis le martèlement titanesque prit fin. La hutte était entourée de cadavres désarticulés. Les murs s'effondraient par pans entiers. Le toit ne tenait plus que par miracle. A travers les brèches, les yeux perçurent nettement le flamboiement surnaturel de Darotân. Ils retinrent leur souffle.
~
Pendant la moisson fantastique du paladin, l'évidence s'était imposée à Stropovitch.
Il faut que je le désarme... Sans masse... il n'est rien.
Toute pensée lui était difficile à former. Un feu cent fois plus puissant que celui qui irriguait déjà ses veines grondait en lui, et il savait qu'il devait le contenir. Il le savait d'instinct. Il sentait qu'il ne devait pas lâcher la bride. Cela requérait toute sa force d'âme, toute sa présence d'esprit. Il se dressait, calme, esquivait les projectiles humanoïdes, balançait même les orcs proches vers le paladin d'un coup de sabot, espérant qu'il s'épuise.
Mais quand Darotân eut fini, souriant, il ne manifestait aucune once de fatigue. Il marcha immédiatement vers le guerrier, d'un pas conquérant, rapide, martelé.
Je peux le faire.
Il rengaina ses lames - les fourreaux fumèrent et crépitèrent - , mit un genou à terre et aiguisa ses sens.
"Tu te résignes déjà ? s'esclaffa Darotân. Soit. Reçois la mort promise".
La masse vint horizontalement, balancée en direction de la tête. Le choc fut sourd. Aucun corps ne fut projeté. Le paladin écarquilla les yeux, étonné, et ébloui par l'éclat infernal des flammes qu'avait fait jaillir l'impact. Il sentit son arme entraînée par un surplus de poids à son extrémité. L'élan imprimé le fit tourner violemment sur 180°. A demi déséquilibré, il faillit lâcher la masse.
Stropovitch s'était, en un clin d'œil, redressé et tourné de côté, pour accueillir la masse en pleine poitrine. Le choc avait été si puissant qu'il lui avait coupé le souffle, enfoncé encore davantage le plastron dans le torse et fait vomir du sang et des flammes. Mais il avait refermé les bras sur le poids et les mains sur le manche, s'y accrochant désespérément. Le coup l'avait tout de même soulevé de terre, et l'aurait propulsé - avec la masse - si le paladin n'avait tenu bon de son côté. Il avait donc fait un demi-cercle autour de Darotân, et dès que ses sabots effleurèrent de nouveau le sol...
Il n'a pas lâché...
... alors, la peau plus rouge, les yeux plus flamboyants, les veines plus noires que jamais, ses muscles contractés à l'extrême...
Il lâchera.
... il souleva en hurlant la masse et le paladin, leur fit décrire un arc de cercle vertical au-dessus de sa tête, lui-même se retournant dans le mouvement, et abattit de toutes ses forces Darotân sur le sol, tête la première.
Il y eut une secousse de la terre. Il y eut un souffle, qui souleva un brouillard de sable. Il y eut un grondement souterrain. Les piliers et poutres qui formaient l'armature de la hutte s'inclinèrent ou tombèrent. Les murs s'écroulèrent définitivement en poussière. Le plafond s'effondra partiellement. Le toit s'affaissa mais tenait toujours. Le chef de la forteresse et quelques gardes qui s'étaient réfugiés dans les combles churent derrière Stropovitch, dans le cratère formé par le choc - de dix mètres de diamètre et trois de profondeur.
Beaucoup de soldats à l'extérieur perdirent l'équilibre quand le sol trembla. On ne lisait sur les visages qu'incrédulité et fascination.
~
Gunny franchit en courant l'entrée de la forteresse avec ses hommes, et sourit en voyant l'armée massée devant une hutte effondrée - avant de s'étonner de son immobilité. Soudain, à quelques mètres des derniers rangs, une secousse du sol le fit trébucher. Il tomba en avant, se rattrapant des mains. Il se releva, penaud.
"Grmbl, c'quoi le problème là ?
- Mon Lieutenant-Commandant, répondit un soldat, vous allez pas me croire mais... il semblerait que le Maréchal et Stropovitch se battent... même si on voit rien encore, on dirait qu'ils sont au fond d'un... cratère là.
- Vous vous foutez de ma gueule ?"
Il rejoignit Danath. Les rangs s'écartèrent sur son passage.
~
Stropovitch tira sur la masse. Les mains de Darotân étaient toujours serrées obstinément dessus.
Le guerrier s'embrasa encore davantage sous l'effet de la rage. Un grondement surnaturel résonna et s'amplifia dans ses entrailles.
Le chef de Zeth'Gor, dans son dos, voyant que leur chute n'avait pas été perçue, intima d'un geste le silence à ses gardes. Il saisit sa francisque démesurée et la leva lentement, pour l'abattre sur la nuque offerte de Stropovitch.
Lequel tira vers lui la masse avec une force inouïe, d'une main, arrachant la tête du paladin du sol - leva un sabot...
Et le décocha dans la figure de Darotân.
Sous le choc, ce dernier, projeté, lâcha enfin le manche, rebondit brutalement sur le sol - ce qui le fit sortir du cratère - et roula encore violemment, brisant des poutres, heurtant des rocs, jusque dans les rangs des Alliés à trente mètres de là, en renversant plusieurs avant d'être arrêté dans sa course.
Stropovitch ne perdit pas une seconde. Il se retourna pour balancer la masse dans le Néant distordu. Le coup de francisque destiné à sa nuque s'abattit ainsi puissamment sur son épaule droite. Sous la surprise, il lâcha à son tour la masse, qui, un début d'élan lui ayant été imprimé, alla fracasser une des rares poutres encore debout.
Saisi d'une grande colère, le guerrier désarma l'orc stupéfait d'un violent coup de poing sur le manche de la hache, lui saisit le crâne de sa grande main, hurla, des flammes jaillissant de ses yeux et même de ses narines, et broya le casque et ce qu'il contenait. Le corps du gagngr'orc s'affala mollement. Un artefact à sa ceinture s'illumina, manifestement prévu pour se déclencher à sa mort. Stropovitch dégaina ses épées et fondit sur les gardes, qu'il égorgea et démembra rageusement.
Quand il se retourna, un immense œil vert lui faisait face, flottant en l'air. Le guerrier fronça les sourcils. Une voix parla dans sa tête.
Oh, je comprends... Je suis censé désormais te tuer, mais si c'est... toi... le meurtrier de Morkh... ça change tout...
- Ça change quoi ?
- As-tu envie de savoir... qui... t'a condamné à te faire engloutir un jour... par le démon qui grandit en ton sein ?
Gunny avait reçu Darotân au moment où il s'affaissait enfin. Il l'observa rapidement. Tous les yeux étaient rivés sur le paladin.
Ils ne virent rien. Darotân était intact. Sa peau était recouverte de Lumière pure. Ses yeux étaient ouverts. Et n'avaient aucune expression.
Le Gardien. L'Oeil du Juste. Le bouclier absolu. La puissance infinie.
Il se releva sans effort dans le silence général. Et marcha vers Stropovitch d'un pas égal, mécanique.
Sur son passage, la plupart des soldats, le cœur soudain oppressé, chancelaient, devaient mettre genou à terre, tant son aura était pure et impitoyable. Beaucoup moururent à ses pieds. La panique saisit les Alliés, qui s'écartèrent en masse de Darotân, terrorisés.
Danath observa, songeur, le paladin avancer vers son adversaire. "A première vue, sergent-chef Farôn, lâcha-t-il, le Maréchal ne s'est pas trompé en prenant ledit Stropovitch pour un démon. Ceci dit, j'avoue ne pas bien savoir lequel des deux est présentement le plus dangereux".
L'elfe n'eut pas de réaction. Il observait le guerrier et l'œil vert - œil qui manifestement évoquait une chose qui ne plaisait pas au draeneï. La chaleur que ce dernier dégageait était telle, que la charpente, malgré qu'elle soit restée à plusieurs mètres de lui, s'enflamma. Le feu atteignit rapidement le toit tendu de peaux.
Si je dois perdre mon âme, je veux que ce démoniste meure avant moi, je veux le voir souffrir.
- Viens donc... au coeur de la Citadelle... je te présenterai à lui...
- Tu me tends un piège. Je viendrai, le déjouerai, et vous tuerai. Tous.
- Très bien... je t'attends... Et à propos de nous tuer... commence donc par cet être à la puissance... intéressante... qui ramasse son arme, là-bas...
L'œil disparut. Stropovitch se retourna d'un bond. Le paladin ramassait sa masse. Il était inexplicablement indemne. Son armure et sa peau brillaient comme jamais. Ses yeux étaient deux astres. Son visage était absolument inexpressif.
Comme ce jour...
Comme le jour où il avait tué Arcân le Sans-Lumière, son maître - son père.
Le sol se craquela sous ses sabots. Une bourrasque de flammes infernales jaillit soudain de son corps, et tourbillonna, s'amplifiant sans cesse, réduisant en fines cendres volatiles ce qui restait de la hutte, engloutissant le paladin - qui ne sourcilla pas, insensible, et marcha vers lui - et dérobant la scène aux yeux des Alliés, qui reculèrent sur ordre de Danath.
Stropovitch tenait ses deux vengeances. Darotân lui faisait face avec sa pleine puissance, dans un duel à mort. Et il savait désormais où trouver le démoniste qui, à l'origine, l'avait maudit, l'avait condamné à toutes les souffrances, toutes les exclusions, tous les cauchemars. Sa joie et sa rage ne connurent plus de limites.
Il vit à travers les flammes tourbillonnantes l'éclat des yeux du paladin avançant, inflexible, vers lui. Et il les vit jaillir. Les ailes. De vastes ailes de Lumière se déployant dans le dos de Darotân. Et il sentit l'aura du Champion tripler encore en puissance, alors qu'elle semblait déjà infinie. Une aura qui oppressa son âme. Et la chose en lui se révolta contre cette force.
La douleur fut terrible. Il hurla. Tandis que la bourrasque émise ne cessait de s'intensifier, il grandit, sa peau devint écarlate, ses veines d'un noir de jais, ses muscles doublèrent de volume. Son armure et ses épées fondirent, coulant sur sa peau. D'étranges pointes blanches transpercèrent de l'intérieur la peau de ses épaules, comme des débuts de cornes.
Le guerrier sentit le démon prendre le contrôle. Il ne parvint plus à éprouver de sentiments particuliers. Comme ce jour-là quand Hama avait disparu, et qu'il la voyait s'évaporer sans en ressentir peine ou désespoir.
Hama... vivre pour elle...
La peur d'être possédé. La peur d'abandonner Hama une seconde fois, plus que la peur de mourir. Cette peur-là envahit son âme et arrêta la libération du démon. Cet arrêt eut dans le corps du draeneï l'effet d'une véritable déflagration. Tandis que son cri résonnait dans le Néant, une onde de choc ardente, produite par une véritable explosion interne, tripla la profondeur et la surface du cratère, projeta tous les Alliés sur dix mètres, abattit les murailles et tout ce qui tenait encore debout, et fit onduler le sol jusqu'au Bastion, en une puissante secousse sismique.
Seul Darotân, parvenu au contact, insensible à cette fournaise d'un autre monde, ne bougea pas, alors qu'il était pris dans le tourbillon ardent. Il brandit sa masse, et ses ailes flamboyèrent et s'étendirent encore davantage. Ange imperturbable. Champion éternel. Avatar de justice.
Le regard de flammes, soudain calme, se posa sur le paladin, qui s'apprêtait à apporter à ce duel une fin foudroyante, semblable à celle qui avait mis fin aux cent mille années de vie du dernier Premier-Né.
Mais Stropovitch n'avait pas peur. Il avait réussi. Le démon et lui cohabitaient. Coexistaient.
~
La garnison du Bastion opposait toujours à l'armée d'orcs et de démons une résistance héroïque. A cause de leur nombre, les troupes ennemies avaient pris position très vite sur toute la moitié sud du Bastion. Pour les forces alliées, elles étaient pour la plupart repliées du côté du donjon, dont les étages avaient été condamnés par l'effondrement des plafonds, et les soldats se battaient comme des lions derrière des barricades improvisées, criant régulièrement le nom de Trollbane pour se donner du courage. Le régiment de démonistes, mené par Akmar, était couvert par deux lignes des plus solides gaillards disponibles, et semait la mort sur son passage du côté des ruines de l'auberge. Le reste des forces était dispersé et menait une véritable guérilla. Toute ruine fumante constituait une embuscade, toute fumée un traquenard. Sous chaque tenture, il y avait un combat. Chaque pan de mur qui s'effondrait écrasait quelqu'un. L'Ered'ruin qu'avait provoqué Hama ne menait aucune offensive construite. Si ce n'était sur les lignes de front, ils étaient des deux côtés livrés à eux-mêmes. L'air retentissait de chocs de lames et d'incantations.
Hama se cachait peu et agissait seule. La fumée des incendies et la pénombre naturelle de la Péninsule la servaient à merveille. Elle sentait la vie à distance, et l'éteignait en quelques secondes, sans avoir jamais eu besoin de voir son adversaire - tel était le pouvoir que lui avaient conféré les lames maudites faites de la chair même du Titan Noir.
Quand elle se faisait ombre, elle devenait froide, incorporelle, et elle avait soif de vie et faim de chaleur. Cet appétit modifiait ses sens, sa perception de la réalité. Elle les voyait même en fermant les yeux, tous les foyers palpitants qui l'environnaient. Elle reconnaissait leur couleur, leur consistance, leur forme, selon leur race. Puis elle captait ceux qui l'intéressaient. Elle drainait les âmes. Elle les savourait doucement. Elles la réchauffaient d'une douce extase. Douce, mais si brève... Elle n'était jamais rassasiée. Même quand elle se désimprégnait de l'Ombre, une sensation désagréable la tenait au cœur. L'envie, le désir d'une âme qui la rassasierait enfin. Elle avait tant souffert près de Stropovitch la nuit précédente... La puissance qui dormait en lui... Si grande, si chaude... Promesse de délices infinis... Mais elle aimait tant son guerrier muet... Elle ne pouvait lui faire du mal... Il fallait à tout prix que cette puissance dorme. A jamais. Pour qu'il ne soit jamais possédé. Pour qu'elle ne le perde plus.
Elle se vengeait toutefois sur les orcs et les démons des tortures de la faim subies tout le long de la nuit. Elle dévorerait leurs âmes viciées et amères jusqu'à la dernière. Elle ne les faisait même plus souffrir avant de les tuer. Elle engloutissait voracement.
Elle sentit soudain l'aura de Darotân quand il déploya ses ailes. A plus de trois kilomètres de distance, elle perçut sa puissance - et la reconnut.
Tss, le voilà qui fait le beau à Zeth'Gor... Si seulement il voulait bien que j'aspire son âme celui-là...
Elle fronça tout de même les sourcils. A priori, elle ne se souvenait pas que Darotân fût du genre à faire montre gratuitement de l'étendue de sa puissance. Rien à Zeth'Gor ne pouvait justifier une telle débauche...
Un autre foyer se déclara alors. Infiniment chaud. Une fournaise digne des profondeurs abyssales des plans élémentaires. Elle sentit d'abord une faim immense... puis une angoisse terrible quand l'évidence s'imposa à elle.
Stropovitch...
Le séisme secoua la terre et surprit autant les deux forces en présence. De part et d'autre, on s'assit pour ne pas tomber, et l'on s'ébahit.
Il l'a libéré pour se battre contre lui... il s'est perdu...
Elle sombra immédiatement dans la folie des grandes détresses. Elle se précipita éperdument dans la démence. Elle émit un hurlement de banshee, et son visage incorporel se déforma. Le cri pétrifia tous ceux qui l'entendirent. Elle se fit douleur. Elle disparut, comme emportée par un souffle.
~
Il avait frappé Arcân à la poitrine, à la mâchoire et à la tempe.
Le coup de masse fut fulgurant. Et triple.
Le premier fut bloqué par la main droite de Stropovitch, qui accueillit fermement le poids dans sa paume, le second par sa main gauche, de même. Les coups étaient assez puissants pour le projeter jusque dans les profondeurs du Néant, mais comme ils étaient quasi instantanés, les deux pressions s'annulèrent - à peine un sabot eut-il le temps de se décoller un peu du sol. Malgré sa force devenue divine, Stropovitch sentit les os de ses mains et de ses poignets craquer douloureusement, et ses coudes et ses épaules, qui avaient encaissé la pression, s'engourdir. Sa main droite se leva immédiatement vers sa tempe.
La masse la frappa, mais encore plus puissamment que les deux premières fois. La force de ses bras ne suffit pas. Le coup, considérablement affaibli tout de même, aplatit et écrasa la main sur la tempe, et projeta à terre le guerrier-démon, que le choc aveugla momentanément.
Le paladin fit un pas en avant - et abattit sa masse étincelante à la vitesse de l'éclair sur la tête de son adversaire étendu. Lequel ne dut qu'à son instinct de l'éviter.
Le poids s'enfonça donc dans la terre rouge, qui absorba tout le choc - et ne le supporta pas.
Le coup provoqua une nouvelle onde. De larges fissures coururent depuis le point d'impact, jusqu'au bord du Néant d'une part, et l'entrée de la forteresse d'autre part. Le choc se répercuta dans les entrailles de la terre. Un séisme se déclara et s'amplifia, tandis que le bloc qui soutenait Zeth'Gor se déchirait dans un formidable grondement, des fracas souterrains assourdissants.
Danath hurla la retraite - qui avait commencé. Les soldats s'enfuirent, saisis d'une folle panique. Le sol se dérobait sous les pieds. Des dizaines d'hommes tombèrent dans le Néant ou se retrouvèrent isolés sur des îlots flottants, stupéfaits, les jambes rompues par la peur.
Zeth'Gor et sa colline disparurent de la carte, se désagrégeant lentement dans le Néant.
Stropovitch cligna des yeux pour achever de retrouver la vue. Depuis le coup à la tempe, il ne cessait d'enrager. Le démon en lui criait vengeance contre le paladin et luttait férocement pour se libérer davantage. Et il prit enfin l'ascendant. Il oppressa violemment la volonté de Stropovitch. Le tourbillon de flammes qui l'enveloppait grandit encore, englobant tous les morceaux épars de l'ancienne colline et les faisant tournoyer follement, réduisant en cendres les soldats qui y étaient bloqués. Ses hurlements de rage résonnèrent dans toute la Péninsule.
Soudain, une lumière dans le champ de vision. Darotân, le visage toujours aussi inexpressif, avait été éloigné de lui par le morcellement de la terre. Mais le tourbillon avait rapproché son îlot, et il bondit sur le démon dès qu'il fut à portée, au mépris du danger. La masse changea de trajectoire au dernier moment, trop vite pour qu'un œil mortel puisse le voir.
Mais son adversaire n'avait plus rien d'un mortel. Le guerrier-démon balança ses longs bras en avant et chopa le manche de la masse avant que le poids ne l'atteigne. Ils se retrouvèrent face à face au bord du vide. Ils savaient tous les deux que le moindre mouvement puissant en basculerait au moins un des deux dans le Néant et la mort.
C'était dans ce décor d'apocalypse que tout devait finir.
Ils se regardèrent dans les yeux quelques secondes. Puis le démon eut un sourire carnassier. Il ouvrit la bouche et souffla. Le feu magique était brut, infiniment pur, infiniment destructeur, comme puisant à la source originelle. La Lumière imprégnant la masse et le corps de Darotân flamboya - puis la lueur s'atténua peu à peu.
Le paladin ne chercha pas à comprendre comment sa Lumière pouvait être vaincue par du feu, aussi démoniaque fût-il. Il constata simplement le caractère désespéré de la situation. Il ôta sa main droite du manche et la posa sur la poitrine du démon. L'aura imprégnant son gant s'affaiblit rapidement. Il se concentra et fit déferler dans le cœur de son adversaire un torrent de Lumière expiatrice, dans lequel il investit toute la puissance libérée de ses ailes - qui s'évaporèrent.
Le démon hurla. Alors qu'il n'avait pas totalement brisé ses chaînes, il fut refusé, nié par la Lumière, refoulé, torturé, poussé à la non-existence. Le tourbillon de flammes s'évanouit dans un ultime crépitement sous l'assaut. Stropovitch retrouva soudain entièrement son apparence normale. L'Ange, puisant d'un plan inconnu une puissance dépassant l'imagination, avait vaincu le Démon en se brûlant les ailes. Il ne restait plus que deux draeneïs voguant dans l'infini.
Stropovitch reprit conscience et chancela. Il vit le paladin brandir sa masse pour l'achever. Il n'eut que le temps de se laisser tomber pour éviter le coup. Qui lui frôla le nez - il entendit le poids siffler en fendant l'air. Il se retrouva assis sur l'extrême bord de l'îlot - il posa les mains sur l'arète.
Et en ce moment précis, il eut l'énergie du désespoir.
La masse revint obliquement. Il se projeta en avant des deux mains et glissa sur le dos - l'arme fit frémir son cuir chevelu.
La masse s'abattit. Il roula, posa une main sur le manche au moment où le poids pulvérisait le sol, privant encore l'îlot d'un tiers de sa surface. En relevant son arme, Darotân redressa du même coup le guerrier. Lequel leva un sabot et l'abattit avec force sur le genou gauche du paladin. Qui ne se brisa pas, mais le coup le déséquilibra.
Stropovitch enchaîna sur une série de coups de poing extrêmement violents dans la figure de Darotân, qui ne le blessèrent pas mais l'empêchèrent de se redresser. Le guerrier fit un pas en avant martelé sur le sol, et envoya un coup de genou magistral dans le visage du paladin.
Lequel chancela, mais fit un pas en arrière pour ne pas tomber.
L'îlot s'éloignait lentement de la terre ferme. Il en était désormais à une quarantaine de mètres.
Darotân, en reprenant son équilibre, vit que Stropovitch se décalait légèrement sur le côté, calculant visiblement quelque chose.
Il ne chercha pas à comprendre.
Simultanément, le guerrier et le paladin firent un pas en avant, l'un donnant son ultime coup de masse, l'autre son ultime coup de poing, chacun à bout de forces, chacun sachant que c'était la fin, chacun imprégnant son mouvement de toute sa haine, de toutes ses souffrances, de toutes ces années de colère contenue, renfermée, libérée désormais, chacun luttant et combattant toujours jusqu'à l'épuisement total des corps et de la haine elle-même.
Une masse broya une poitrine.
Un poing s'écrasa sur une figure.
Stropovitch fut projeté, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.
Darotân perdit l'équilibre - et tomba.
~
Le visage du Champion retrouva enfin une expression. Il fut le désespoir, le vrai, le pur. Celui qui ne s'accompagne d'aucune colère, d'aucune révolte. D'aucune volonté de survivre. L'Oeil du Juste s'était complètement évaporé. Il laissa enfin couler ses pensées. Il arrêta de réfléchir. Il s'étonna. Dans sa tête s'égrenèrent lentement, timidement, des souvenirs enfouis, des sentiments refoulés, des désirs niés. Il sourit tristement et se laissa bercer. Il délivra son coeur de la prison dans laquelle il l'avait enfermé depuis toujours. Et il écouta sa plainte mélancolique.
Il pleura doucement. De ses yeux à l'éclat soudain terni coulèrent des larmes étincelantes, qui se détachèrent mollement pour aller dériver dans l'espace. Il les regarda, songeur.
"Hama..." mumura-t-il simplement. Il ferma les yeux, et émit un soupir qui venait des profondeurs de son être. Il s'était libéré de ses tensions. Il se sentit soudain incroyablement léger, calme, détendu. Tout en pleurant son amour perdu, il se recroquevilla sur lui-même, comme un enfant - et s'endormit doucement.
Son corps alla se perdre dans les abîmes originels.
~
Stropovitch, ainsi qu'il l'avait calculé, fut projeté vers la terre ferme. Son corps nu s'écrasa près du bord, aux pieds de Danath et des survivants.
Les Alliés considérèrent silencieusement son corps, ne sachant que penser, que faire. Le Commandant Trollbane lui-même hésita un instant sur les mesures à prendre.
Farôn laissa transparaître une ombre d'angoisse sur son visage.
Je touchais au but... Le démon était à deux doigts de briser ses chaînes... J'aurais sûrement dû tenter quelque chose... En tout cas, Elle va... S'il ne peut être ramené, Elle va...
Il blêmit en imaginant son sort.
Soudain, une bourrasque froide comme la mort traversa les lignes. Beaucoup furent pris d'un tremblement convulsif. Une ombre se forma près du corps du guerrier. Hama apparut, le bras droit sous la nuque de Stropovitch, l'autre lui secouant désespérément l'épaule. Elle était parcourue de sanglots qui lui arrachaient de faibles gémissements. Des larmes d'ombre coulaient de ses orbites ténébreuses.
Nul n'était besoin d'un œil avisé pour comprendre que le guerrier était mort. Il avait la poitrine enfoncée, et la chute lui avait rompu les os.
"Si vous permettez mon Commandant, dit Joannes en s'avançant, je peux voir ce que je peux faire.
- Ne le touchez pas !" hurla-t-elle.
Elle regarda Joannes avec les yeux d'une louve défendant le cadavre de son petit. Le paladin frémit.
Elle se concentra. Les Alliés la virent se réincarner. Elle se désimprégna de l'Ombre. Entièrement. Cela lui demandait manifestement des efforts considérables et une volonté de fer. Sa peau se restructura, se raffermit, reprit sa teinte bleu marine. Un étrange bruit de succion accompagnait la métamorphose. Comme si elle se dégageait concrètement d'une substance gluante. Ce spectacle donna la nausée à plus d'un.
Elle rouvrit les yeux - ils brillaient de nouveau. Elle considéra le grand corps avec une tristesse infinie. Puis elle posa lentement la main sur la poitrine de Stropovitch, et tenta de faire appel à ses anciens pouvoirs de prêtresse - qu'elle n'avait plus utilisés depuis la chute de l'Exodar.
Elle fit appel à la Lumière. Elle l'invoqua avec ferveur, avec passion, les yeux fixés sur les paupières fermées du guerrier. Elle la pria de toute son âme, de tout son cœur. Longuement.
Et la Lumière répondit à l'amour.
Depuis sa main, la magie du Sacré s'écoula sur le corps inerte, et l'enveloppa tendrement. Hama psalmodiait de façon ininterrompue des incantations que l'assemblée ne connaissait pas.
"C'est assez orizinal comme sort, non ? demanda Thiwwina à Joannes. Ze comprends pas trop comment elle s'y prend.
- Elle... n'incante pas, fit le paladin, bouleversé.
- Comment ça ? s'ébahit la gnomette.
- Je crois qu'elle... chante des poèmes".
La rumeur parcourut les rangs. "Des poèmes..." murmura-t-on de ligne en ligne. Hypnotisés par la scène, et émus par le chant doux et mélodieux, tous joignirent leurs espoirs à celui d'Hama. Les craintes, les doutes, les répugnances s'envolèrent. Les sentiments de la draeneï résonnèrent dans les cœurs comme des notes de cithare... et tous désirèrent ardemment le retour du guerrier. Des yeux s'embuèrent. Certains se surprirent à chanter avec elle.
Cette étrange Lumière liquide fut lentement absorbée par le corps de Stropovitch - et y disparut. Sa poitrine se releva lentement.
"Reviens-moi, je t'en supplie, murmura-t-elle en pleurant, reviens-moi, mon doux, mon tendre..."
... mon fabuleux amour.
Il ouvrit les yeux.