Troisième partie : Destins
Chapitre 17
Je ne me souviens que de bribes. J'étais faible. Cette incarcération, les propos de Darotân... Je n'ai pas douté une seule seconde qu'il parviendrait à ses fins. Je n'ai esquissé aucun espoir d'en réchapper. A partir du moment où il a montré ces chenilles, ces créatures infernales, la panique m'a submergée, je n'ai plus réussi à me dominer, je n'ai plus vu ce qui se passait, ou je l'ai oublié. Des bribes. Mon amour parcouru de convulsions. Je refermais ses plaies en continu, je crois. La certitude qu'il allait mourir. Les abîmes de la détresse. Je me rappelle les avoir parcourus.
Je me souviens parfaitement en revanche du moment où je suis revenue à moi. Deux lames infiniment froides et cruelles fouillant mes entrailles et dévorant mon âme. La sensation n'était pas douloureuse à proprement parler. Mais elle n'en était pas moins insoutenable. Celle de sentir son être englouti dans un tourbillon glacial et impitoyable. Indescriptible. Je ne peux mettre des mots sur ces tourments inconnus. Si quelqu'un de toute façon a l'audace un jour de lire ce journal, il aura le privilège de connaître cette sensation, car j'aspirerai son âme. Lentement.
Mon être fut donc arraché à mon corps dans des souffrances indicibles. Je me sentis plongée dans un vortex. Tout tourna autour de ma conscience, de plus en plus vite, jusqu'à brouiller la conscience elle-même.
Le froid m'avait investie. Les lames noires avaient disparu de mon ventre. J'étais le froid. J'étais le noir.
Un grand bien-être. J'ai toujours aimé l'obscurité. Je sentis une plénitude m'investir, mais elle était sournoise. Elle dévorait mes souvenirs. Elle brisait mes pensées, à peine formées. Elle m'annihilait.
Je le sentis immédiatement, et compris. Je me dissolvais dans le Néant. Je me résignai alors et me concentrai sur une seule pensée, la seule qui s'imposa à moi. Mon amour perdu. Mon amour assassiné. Je ne cessai de fixer mentalement l'image de mon aimé au moment où il mourait, inconscient, amorphe, anéanti. Je n'avais aucune volonté de lui survivre.
Le froid en moi répondit à cette image. La chose qui me dévorait se figea, et soudain mon âme fut saisie brutalement, pétrie, malmenée, sondée. Je ployai sous ces horrifiantes souffrances spirituelles.
Ce fut à ce moment que je les entendis. Les voix des épées qui ne faisaient plus qu'un avec moi. Elles se répondaient en écho, et chacun de leurs mots s'imprima dans mon âme, la modela, fit mienne leur volonté.
Il l'a tué...
- Il l'a tué, Hama...
- Il doit mourir...
- Payer...
- Mais ton amour perdu...
- Te reviendra...
- Si tu deviens haine...
- Tu pourras...
- Tu dois...
- Le retrouver...
- Ici, il faut être haine...
- Pour vivre...
- Pour tuer le meurtrier...
- Sois haine, Hama...
- Nous te rendrons forte...
- Sois haine, Hama...
- Tue-le, et il te sera rendu...
Alors le noir distilla en moi la haine. Contre Darotân. Contre le meurtrier de mon amour. Une haine infiniment acérée, un poison âcre qui me pénétra, m'imprégna jusque dans les tréfonds de mon être.
J'étais la haine.
Mes yeux s'ouvrirent. Je sentis de nouveau mon corps. On me l'avait rendu, mais si léger... si froid... J'étais une ombre. Je me surpris à sourire. Je me sentais terriblement puissante. Et terrible aussi était mon envie d'utiliser ce pouvoir. La haine grondait en moi, pleine d'assurance, et infiniment affamée.
Il n'y avait comme seule lumière que celle des étoiles et de planètes réfléchissant faiblement des soleils absents à travers de lourdes et lentes brumes noires.
Il n'y avait comme son qu'un énorme fracas continu, tel celui d'une immense armée en marche.
J'étais debout. Au sommet d'un énorme bâtiment sombre.
Et en-dessous de moi s'étendait de tous côtés à perte de vue une ville fantastique, un océan sans limites de casernes et de bâtisses colossales, grossières et noires. Parcouru de millions de créatures diverses et difformes.
La cité-monde infinie de la Légion Ardente.
~~
Danath Trollbane entra dans la tente de fortune – très spacieuse néanmoins – qu'on lui avait dressée au milieu des ruines du Bastion. Une table et de nombreux sièges dépareillés et grossièrement rafistolés y avaient été établis.
Gunny lui emboîtait le pas. Ils s'installèrent précautionneusement. Deux gardes restèrent à l'entrée, attentifs aux ordres qu'ils étaient susceptibles de recevoir.
« Bien, fit Danath après quelques secondes de silence. Le moment est au bilan et aux décisions. Ruther, allez me chercher le sergent-chef Rockvissle.
- A vos ordres mon Commandant.
- Donc ! reprit Trollbane. Du côté des forces que nous avons envoyées à Zeth'Gor, qu'en est-il exactement ?
- C'est alarmant, répondit Gunny. La résistance gangr'orc et le duel entre les deux draeneïs a causé la mort des trois quarts de nos hommes. Si l'on met de côté les blessés, il nous reste une petite centaine de soldats valides, dont soixante membres de l'unité d'élite, laquelle est censée, selon les ordres, partir dans la vallée d'Ombrelune pour d'autres missions.
- C'est un désastre, soupira Danath. Gurten ! Va me chercher de quoi écrire, fouille les décombres du donjon s'il le faut. Et trouve-moi un autre soldat en chemin pour rester à disposition devant la tente.
- A vos ordres mon Commandant.
- Le sergent-chef Rockvissle ! annonça Ruther – Akmar entra et salua.
- Comme vous êtes le plus haut gradé encore en vie des forces qui ont combattu au Bastion, déclara tout de suite Trollbane, je vais vous demander de me faire un rapport immédiat sur ce qui s'est passé. Installez-vous.
- Eh bien à vrai dire, commença – fort peu protocolairement – Akmar en s'asseyant, beaucoup de doutes subsistent sur la nature exacte de cette attaque. Elle était composée à moitié de démons et à moitié de gangr'orcs. Ils étaient six cents environ. Et c'est une pluie d'Infernaux qui a détruit le Bastion.
- Des démons ? s'étonna Danath. La Légion serait-elle donc toujours active dans la Citadelle ? Aurait-elle échappé à la mainmise d'Illidan sur les forces de Magtheridon ?
- En fait, fit Gunny, un rapport a été fait au Lieutenant-Commandant Strongleg l'avant-veille du déclenchement de la guerre, au sujet de l'accroissement du nombre des gangr'orcs. N'en avez-vous pas entendu parler ?
- Aucunement, répondit sombrement Trollbane. Vous connaissez aussi bien que moi la manie de l'unité d'élite de faire ses enquêtes elle-même et de ne distiller les informations qu'au compte-goutte.
- Eh bien ç'a été difficile à estimer à cause des moyens extrêmement réduits de se renseigner, mais il semblerait qu'Illidan ait trouvé un moyen de produire de nouveaux gangr'orcs.
- C'est ridicule, le coupa sèchement Danath. Vous savez aussi bien que moi que du sang de Seigneur des Abîmes est requis, et pas de n'importe lequel. Mannoroth a été vaincu par Grom Hellscream, Magtheridon par Illidan... Et pour ce qui est d'un troisième, il faudrait qu'il soit consentant, ce qui est absurde puisque la Légion et Illidan sont ennemis, ou qu'il soit retenu captif, ce que la Légion ne tolèrerait pas.
- Il y a diverses hypothèses, mais le fait a été constaté. Y a plus à en douter, avança timidement Gunny. Je n'ai malheureusement pas eu ce rapport entre les mains. Mais Farôn a été un des « enquêteurs ». Je lui fais confiance.
- Soit ! fit Trollbane en haussant les épaules. Mais depuis quand Illidan aurait-il une armée de démons à son service ? La Légion et lui ont toujours été ennemis. Il est le Chasseur de démons, il entraîne même d'autres chasseurs au Temple Noir.
- C'est là que c'est étrange, reprit Akmar. Nous autres démonistes avons senti que tous ces démons étaient... asservis. Sauf un, un Ered'ruin qui a pris plus ou moins le commandement au début de la bataille, et dont j'ai entendu le nom par hasard... Omorr me semble-t-il.
- Asservis ? s'ébahit Danath. La seconde moitié de l'armée était-elle donc composée des démonistes qui les contrôlaient ?
- De fait non, répondit le gnome, embarrassé. Mais sans doute Hama pourra-t-elle vous en dire davantage. Elle « sent » les âmes, leur nature et leurs éventuelles connexions.
- Ruther ! cria Trollbane. Allez me chercher Hama.
- A vos ordres mon Commandant.
- Donc ! ajouta Danath en s'adressant à Akmar, avez-vous, comme je vous l'ai demandé, fait le compte des pertes humaines ?
- Les deux armées se sont presque consumées mutuellement, mon Commandant, dit faiblement le gnome. Aucun ennemi n'a fui. Si l'on ôte les morts et les blessés, il ne reste en tout et pour tout qu'une dizaine d'hommes valides.
- Une dizaine ? s'exclama Trollbane. Si je décompte les rescapés de l'unité d'élite, il me reste donc cinquante hommes ! - une expression de douleur passa fugitivement sur son visage.
- Hafhnir, à vos ordres mon Commandant, grommela un nain en entrant et saluant. Gurten m'a demandé de le remplacer à son poste.
- Parfait ! dit Danath en se ressaisissant. Allez me chercher le sergent-chef Farôn.
- A vos ordres mon Commandant, éructa le nain, avant de repartir en soufflant.
- Voici Hama mon Commandant, annonça Ruther, avant de s'effacer devant la draeneï.
- Installez-vous, ordonna froidement Trollbane. Ruther, allez informer l'unité de soins que je veux voir Stropovitch dès qu'il sera en état. Revenez ensuite.
- A vos ordres mon Commandant.
- J'ai trouvé un nécessaire d'écriture mon Commandant, fit Gurten en revenant, couvert de poussière et les mains écorchées. Il avait même apporté une bougie, allumée sur un reste d'incendie.
- Posez-moi ça là et reprenez votre poste.
- A vos ordres mon Commandant.
- Bon ! fit Danath en ouvrant le coffret et en posant sur la table parchemin, plume, encrier et bâtonnet de cire. Je vais être très clair, Hama – il lui jeta un coup d'œil inquisiteur. Je n'aime pas du tout les pouvoirs dont vous disposez. Je ne sais pas d'où vous les tirez, et je ne veux pas le savoir. Je me contenterai de prendre note de vos faits d'armes et de vous en féliciter – elle hocha la tête, impassible. Dites-moi tout ce que vous avez constaté sur cette attaque incompréhensible, et votre sentiment sur la question.
- Il y a un démoniste extrêmement puissant dans la Citadelle, déclara-t-elle immédiatement et sans hésiter – l'auditoire fut soufflé. Il a invoqué à distance, depuis le cœur de la forteresse, une pluie d'Infernaux. Et il tenait trois cents démons sous son contrôle.
- Impensable, souffla Akmar après quelques secondes de silence stupéfié. Qui serait capable d'un exploit de cette ampleur ?
- Je ne sais pas, répondit froidement Hama. J'ai seulement senti que toutes les âmes étaient liées à la même volonté, et que cette dernière se trouvait dans la Citadelle. Il a une puissance comparable aux dignitaires des premiers cercles du Conseil des Ombres – ils frémirent tous, le souvenir de Gul'dan revenant dans les mémoires.
- Et il en fait peut-être bien partie, dit Trollbane, gardant contenance. Ce qui conforterait l'hypothèse que la Citadelle soit demeurée secrètement aux mains de la Légion.
- Si c'était le cas, rétorqua Gunny, ils n'auraient pas eu besoin d'asservir des démons pour attaquer le Bastion.
- Peut-être ont-ils conservé le meilleur de leurs forces et ont-ils envoyé de la piétaille. Et il y a cet Omorr, l'Ered'ruin qu'a mentionné Akmar, qui n'était pas asservi.
- Tous les démons ne sont pas au service de la Légion, répondit Gunny sans se démonter.
- Vous êtes buté sur ce fameux rapport dont vous ne connaissez que la conclusion, Lieutenant-capitaine, sourit Danath. Si le Haut Commandement était si certain que les gangr'orcs d'Illidan provenaient de la Citadelle, il n'aurait pas confié le nettoyage de celle-ci aux seules forces du Bastion – il tailla la plume et se mit à griffonner sur le parchemin.
- Nous sommes en effet une minorité d'officiers à penser que ces gangr'orcs sont produits ici, notamment parce que nous n'avons jamais repéré de régiments orcs quitter la Péninsule pour aller grossir les armées d'Ombrelune. La plupart pensent qu'ils sont changés en gangr'orcs directement au Temple Noir. Mais demeure le problème de la matière première. Les derniers orcs non corrompus disponibles en Outreterre pour nourrir les rangs d'Illidan sont les Mag'har. Or il y a un poste Mag'har juste au nord de la Citadelle, dont les habitants sont étrangement angoissés et agressifs. Je suis persuadé qu'ils sont contraints – par chantage ou contrôle mental partiel – de fournir régulièrement des mâles valides. Une fois changés en gangr'orcs, il ne reste qu'à les téléporter à des points stratégiques selon les besoins.
- Théorie fort intéressante, admit Trollbane, qui faisait fondre le bâton de cire rouge sur la flamme de la bougie – Hama fixait l'opération, fascinée. Gurten ! Reste-t-il un griffon valide ?
- Oui... un seul, mon Commandant.
- Parfait ! Vous partez immédiatement pour Ombrelune, dit-il en apposant son sceau sur la cire, fermant la lettre. Portez cette missive au Grand Maréchal Greathand. Il est vraisemblablement au Bastion des Marteau-Hardi.
- A vos ordres mon Commandant – il partit.
- Lieutenant-capitaine Bearstrength, fit gravement Danath en regardant Gunny, par cette lettre j'avise le Grand Maréchal de ma décision, à savoir que je vous retiens ici ainsi que l'unité d'élite pour assurer la protection du Bastion de l'Honneur et accomplir ma mission – Gunny hocha la tête, ayant prévu la chose.
- Le sergent-chef Farôn, lâcha Hafhnir d'un ton bourru, et terminant par un hoquet – l'elfe salua.
- Hama, cédez votre place au sergent-chef et restez ici. Farôn, asseyez-vous – les deux désignés s'exécutèrent.
- Mon Commandant ! s'exclama Ruther en revenant, enthousiaste et essoufflé. Un messager de la Horde vient d'arriver par voie aérienne.
- Faites-le entrer – le soldat s'effaça devant un horrible Réprouvé borgne, à la peau jaunâtre et aux joues trouées par la putréfaction. Sa combinaison noire et ses lames signalaient l'assassin.
- Je vous salue, Commandant, fit-il d'une voix rauque et peu amène, l'haleine empuantie de relents de poisson – dont il valait mieux ne pas se demander l'origine. Je suis l'agent Harth Jinks.
- Je vous salue, également, Réprouvé, fit Danath, dont la courtoisie cachait mal sa haine pour le représentant du peuple maudit qui spoliait les anciens territoires humains de Lordaeron. Prenez place... – Farôn se levait déjà.
- Sans vouloir vous offenser, fit-il en grimaçant, je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai fait le détour mais je dois me rendre sans délai à Shattrath. Sachez donc que la Horde a mené dans les profondeurs de Glissecroc une bataille épique qui restera dans les légendes. La Dame Vashj a été vaincue, ses membres ont été arrachés de son corps et dispersés. Son armée de nagas a été anéantie. Nos forces sont encore vivaces et nous sommes déjà en route pour Raz-de-Néant.
- Je vous sais gré d'avoir fait ce détour, car cette nouvelle nous enthousiasme et nous galvanise, fit Trollbane avec un rictus – il était bien plutôt amer d'avoir offert le spectacle d'un Bastion dévasté à cet être abject, qui ne manquerait pas de rapporter ses observations à ses camarades hilares. Vous transmettrez mes sincères félicitations à vos Seigneurs de Guerre. Puisse la Horde venir à bout des Solfuries. Pour Draénor et Azeroth !
- Pour Draénor et Azeroth, grinça le Réprouvé. Puissent vos forces venir à bout du Temple Noir – il grimaça d'une ironie mordante, qui fit frémir Danath d'indignation. Si vous permettez, je prends congé, Commandant.
- Faites donc ! - l'assassin fixa un instant Hama de son œil unique, et disparut littéralement.
- Satanées pourritures, lâcha Gunny pour lui-même. J'ai beau savoir qu'ils étaient humains et qu'ils ne sont plus servants du Fléau, je ne peux toujours pas les sentir.
- Trêve de considérations futiles, Lieutenant-capitaine, le rappela à l'ordre Trollbane. Sergent-chef Farôn, vous avez fait partie de l'équipe d'enquête sur l'origine des gangr'orcs qui continuent manifestement de nourrir les troupes de l'ennemi. Je vous le demande donc, que savez-vous de ce qui se trame actuellement dans la Citadelle ?
- Je ne suis pas autorisé à révéler ces informations, répondit calmement l'elfe d'une voix douce et monocorde, sur ordre formel du Chef des Unités spéciales d'intervention et d'infiltration.
- C'est un ordre, sergent-chef, dit Danath en rivant ses yeux dans ceux de Farôn. Un ordre d'un supérieur. Comme il est permis en temps de guerre, et parce que le Haut Commandement me fait une totale confiance, je vous ai pris d'autorité sous mes ordres directs et en ai avisé le Grand Maréchal par une lettre qui vient de partir par griffon. J'assume l'entière responsabilité de cette décision. Par conséquent, expliquez-moi ce dont il retourne, ainsi que la raison pour laquelle vous deviez dissimuler ces informations.
- A vos ordres mon Commandant, répondit Farôn sans sourciller, parfaitement stoïque. J'ai exploré furtivement une grande partie des entrailles de la Citadelle. Kargath Bladefist en est le maître. Il y crée des dizaines de gangr'orcs et les entraîne durement. Les installations sont vastes et entièrement dissimulées dans les ruines.
- Ha ha j'avais raison ! s'exclama Gunny au mépris de la bienséance. C'est bien là qu'ils sont créés.
- Vous aviez également tort, sourit Danath. Je vous rappelle que Kargath est un dignitaire du Conseil des Ombres, qui a combattu avec ses orcs en Azeroth lors de la seconde invasion. Je ne savais pas qu'il avait survécu et était parvenu à se rapatrier. Dans tous les cas, ces gangr'orcs sont créés pour le compte du Conseil, donc de la Légion.
- Sauf votre respect mon Commandant, reprit Farôn, ces gangr'orcs une fois entraînés vont nourrir les forces illidari. J'ai certes aperçu de nombreux démons non asservis aux ordres de Kargath, mais il semblerait qu'il ait rompu tout lien avec le Conseil, et ait décidé de son propre chef d'offrir ses ressources et compétences en matière de corruption et de démonologie à Illidan.
- Soit, fit simplement Danath après quelques secondes de silence incompréhensif. Avez-vous découvert l'élément avec lequel il corrompt ces nouveaux combattants ?
- Je n'ai pu accéder aux profondeurs de la Citadelle, admit l'elfe. L'abondance des démonistes et des démons capables de me détecter m'en a empêché. Mais de ce que j'ai vu, ils leur font boire du sang. Comme il en a toujours été. J'ignore l'identité du donneur.
- Je crains qu'il ne faille aller trouver nous-mêmes les réponses, dit pensivement Akmar.
- Pourquoi diable deviez-vous cacher cela ? s'exclama Danath.
- Feu le Maréchal Darotân ne voulait pas créer chez vos hommes d'appréhensions inutiles et handicapantes. Il avait l'intention de leur faire découvrir la vérité directement sur le terrain, là où ils ne pourraient plus reculer, et de les mettre en confiance par ses compétences de combattant.
- Voilà qui est bien outrageant pour moi, gronda Trollbane en fronçant les sourcils, blessé dans son honneur. Quel affront ! Mes hommes me suivront jusqu'à la mort, où que je les mène. Au vu de la puissance inimaginable démontrée avant sa mort, je conçois qu'il avait bonne chance d'assurer en effet la victoire. Mais il comptait galvaniser mes hommes avec ses coups de masse ? A Zeth'Gor, il en a tué plusieurs rien qu'en les approchant. Non, non, il n'inspire que perplexité, voire pure terreur ! Le seul à qui mes hommes font une totale confiance et ont voué leurs vies, c'est moi, Danath Trollbane, héros de la Seconde Guerre, Commandant des Fils de Lothar, héritier du trône de Stromgrade !
- Stropovitch est là, mon Commandant, risqua Ruther, ému par cette fière tirade.
- Qu'il entre ! »
Stropovitch se montra, vêtu simplement d'une chemise et d'un pantalon de lin, et salua. Il respirait lentement. Son visage était infiniment serein. On pouvait sentir la puissance couler dans ses veines et gorger sa chair. Hama et lui échangèrent un long regard passionné. Les occupants de la tente s'alignèrent sur les côtés, de façon à ce qu'il se trouve face au Commandant, qui mit les coudes sur la table et joignit les mains, concentré sur le moindre geste du draeneï.
« Stropovitch, si je prends le risque de vous mettre en présence de ma personne, c'est que je n'ai pas jugé que vous aviez des intentions malveillantes. Vos faits d'armes à Kil'Sorrow m'ont été rapportés et parlent en votre faveur. Il demeure que ce que nous avons tous vu à Zeth'Gor était la manifestation d'un pouvoir démoniaque hors du commun. Je vous ordonne de me dire immédiatement de quoi il retourne. Approchez-vous et écrivez. Et oubliez les en-tête et les formules ».
Le guerrier eut une seconde d'hésitation, se résigna et obtempéra. Akmar et Gunny ne purent s'empêcher de frémir de terreur quand il passa près d'eux. Il se pencha sur la table, saisit une feuille de parchemin et l'encrier et les ramena vers lui. Il faisait face au Commandant, en était extrêmement proche. L'assemblée retint son souffle tandis que la plume grattait le papier avec une vélocité impressionnante.
Quand j'étais enfant, peu de temps avant le départ de l'Exodar, un démoniste implanta en moi un démon pour qu'il grandisse en mon sein. Il a la particularité de survivre à ma mort. Nous ne savons pas de quoi il se nourrit, où exactement il grandit en moi – O'ros lui-même ne l'a pas détecté – ni s'il s'agit d'un ancien seigneur démon que l'on tente de ramener ou d'une expérience unique visant à en créer un nouveau. Après quelques manifestations sporadiques, le démon s'est définitivement éveillé. Je vais mourir très bientôt en lui donnant naissance, je le sais, je le sens. Je ne sais même pas s'il serait utile à ce stade de mettre définitivement fin à mes jours.
Mais l'œil magique qui m'est apparu à Zeth'Gor m'a révélé où se cache le démoniste qui connaît la vérité. Celui-là même qui a choisi, sans raison apparente, un enfant draeneï pour être l'hôte de la créature. Etant donnée l'urgence de ma situation actuelle, je devrais déjà être parti vers la Citadelle. Car il est hors de question pour moi de mourir avant de m'être vengé. Je vous demande donc l'autorisation de m'équiper à neuf et d'aller accomplir ce qui doit l'être. Si je réussis et suis encore en vie et maître de moi, alors seulement je me tuerai, en espérant ce faisant neutraliser la menace.
C'était dit sobrement et efficacement. Danath lut, puis regarda le draeneï dans les yeux. Il n'y vit que détermination implacable, calme imperturbable et puissance brute. Le guerrier avait une aura telle, qu'il semblait en mesure de faire s'écrouler la Citadelle en posant seulement son regard brillant sur elle.
Trollbane rabaissa les yeux vers le texte et réfléchit.
L'assemblée était muette. Tous eurent le pressentiment que le moment était fatidique.
« Ruther, cria-t-il soudain, allez me chercher Bluemill ; Hafhnir, filez me ramener Noonsizzle.
- A vos ordres mon Commandant, répondirent-ils en chœur avant de disparaître.
- C'est sûrement la décision la plus folle et irréfléchie que j'aie jamais prise en tant que Commandant, fit-il gravement en s'adressant à Stropovitch. Non seulement je vais vous laisser infiltrer la Citadelle – il y eut une étincelle dans les yeux du guerrier, et ses poings se serrèrent, avides de combat – mais vous n'y irez pas seul. Cette mission doit être réservée à des éléments d'exception, car toute erreur vous sera fatale ».
Quelques instants passèrent encore. Farôn regardait le sol, impassible. Hama déchiffra l'écriture de Stropovitch depuis sa place, lisant à l'envers, et, quand elle eut fini, ferma son visage, comme figée dans une détermination muette – Je ne le laisserai pas mourir. Gunny et Akmar observaient, fascinés par son aura, le draeneï, perdus tous deux dans mille conjectures sur la teneur de son destin.
Joannes et Thiwwina entrèrent en même temps, la gnomette d'abord, un immense sourire aux lèvres. Elle faillit oublier de saluer, et ce ne fut qu'en sentant le paladin derrière elle exécuter le mouvement qu'elle laissa échapper un « Woops ! » et l'imita, penaude.
« Noonsizzle, au vu de vos faits d'armes à Zeth'Gor, fit solennellement Danath, je vous promeus Sergent-major.
- Merci mon Commandant ! s'exclama Thiwwina de sa voix flûtée.
- Bluemill, j'émettrai une recommandation auprès de la Main d'Argent pour que l'Ordre vous décerne un titre. Pour l'heure, dans l'armée qui est présentement sous mon commandement et qui vous inclut depuis quelques minutes, je vous confère l'autorité de Chevalier-Capitaine en charge de nos âmes. Je rends grâce à la Lumière d'avoir amené un paladin tel que vous à nos côtés.
- Je vous remercie de cet immense honneur mon Commandant, et tâcherai de m'en montrer digne, fit faiblement Joannes en s'inclinant, l'air livide et effrayé de cette responsabilité qu'il jugeait totalement imméritée.
- Rockvissle, au vu de votre résistance héroïque au Bastion, vous êtes désormais Chevalier.
- Merci de cet honneur mon Commandant, fit le gnome.
- Pour les états de service constatés à Kil'Sorrow et Zeth'Gor, je ferai inscrire au dossier de chacun de vous six une citation pour bravoure exceptionnelle ».
Tous se perdirent en formules de remerciement. La voix du Commandant se fit forte et impérieuse.
« Lieutenant-capitaine des Forces spéciales d'intervention Barthum Bearstrength, je soumets à vos ordres directs le paladin de l'Ordre de la Main d'Argent Joannes Bluemill pourvu de l'autorité de Chevalier-capitaine, le Chevalier de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Akmar Rockvissle, le sergent-major de l'Unité d'Elite Thiwwina Noonsizzle, le sergent-chef des Unités spéciales d'infiltration Farôn, le première classe de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Hama et le membre de l'Unité d'élite Stropovitch ici présents, avec pour ordre de mission l'infiltration de la Citadelle des Flammes Infernales, à double fin de découvrir la vérité exacte et complète sur les activités de Kargath Bladefist et de neutraliser toute menace susceptible de compromettre la pacification totale et définitive de l'Outreterre ».
~~
Un puissant pouvoir sondait son esprit. Son corps inerte n'en avait nulle conscience, n'y opposait aucune résistance. Car l'âme se déployait en-dehors, inexorablement.
Elle s'étirait, lentement, s'affinant et s'atténuant, tandis que l'espace et le temps s'abolissaient. Le Néant. Spirale d'abîmes, infini tournoiement des sphères. Océan mauve, distillation éternelle du vide, conduisant au Maelström universel, porte cosmique noire et brillante vers le rien absolu.
Un appel.
L'âme restait indifférente, détachée déjà de la vie, engagée dans son retour au cycle spirituel sous-bassement des mondes.
Des mots.
Elle est vivante...
La course alanguie de l'âme fut contrariée par une pression inverse... qui s'accentuait... fermement.
Des noms.
Hama est vivante, Darotân...
L'esprit s'éveilla. L'âme fut brusquée. Son élan était imprimé vers l'absorption par le Tout, mais une aspiration fébrile lui fit rebrousser chemin.
L'appel, de nouveau.
Ne veux-tu pas la revoir ?
L'esprit se brouilla. Il s'était résigné. Il était en paix. Il ne désirait rien. Pourquoi donc son coeur battait-il si fort soudain ?
Peux-tu mourir avec le poids de ton péché ?
Le péché... les lames noires... il n'avait pas voulu qu'elle... disparaisse.
Peux-tu mourir avant d'avoir obtenu son pardon ?
Le frémissement de l'âme qui réintègre totalement le corps.
- Je n'ai de pardon à recevoir que de la Lumière.
- Te l'a-t-elle accordé ?
Une hésitation.
Le démon que tu as vaincu... vit toujours.
Une tension. Il était en paix. Mais une paix qui luttait, en cet instant.
Tu as échoué. Il va répandre la mort, par ta faute.
Il ne parvenait pas à s'en sentir coupable. Ses sentiments avaient été annulés, et l'on cherchait à les raviver. Mais restait la sensation. Désagréable. Qu'on enfonçait des aiguilles chauffées au rouge dans sa conscience.
Et il l'a retrouvée.
Une onde parcourut son corps.
- Il l'a retrouvée...
- Elle l'aime.
Une fêlure. Un coeur qui se serra.
- Elle l'aime...
- Mais c'est un démon. Il la tuera.
La peur. Les yeux qui s'ouvrirent sans voir. Une vrille d'angoisse dans le ventre.
- Il va la tuer...
- Es-tu donc à ce point incapable de la sauver ?
Un refus.
- Je l'ai vaincu...
- Donc tu es capable de le vaincre à nouveau.
L'âme en lutte.
- Je ne suis pas coupable. J'ai agi pour la Justice.
- Mais ne pas agir pour elle quand on le peut, n'est-ce pas être coupable ?
Des larmes.
- Je ne peux pas... Je ne peux plus...
- Si tu le veux, je peux te ramener.
Déchirement. La volonté se cherchant, hagarde. A qui il ne suffisait plus de parler de Justice. La voix le sentit.
Le sort d'Hama t'est-il donc si indifférent, Darotân ?
Il ne répondit pas. Mais il y eut un frisson de tout son être.
La laisseras-tu livrée aux caresses du démon...
Le visage se ferma, les narines s'élargirent. La pulsion bestiale, la jalousie animale, qu'il ne devait pas s'avouer. Alors revinrent le Troisième Oeil et la Raison, pour chercher immédiatement une justification à l'élan premier.
... jusqu'à ce qu'il la consume de souffrances innommables ?
Les yeux s'illuminèrent. La rage devint légitime. La puissance s'écoula dans les veines.
Non.
C'était le Non du Gardien. Le rejet de l'idée même. La détermination implacable.
Un nouvel appel. L'âme y répondit entièrement, et s'engouffra d'un bloc dans un tourbillon noir où l'espace se tordit pour superposer les dimensions.
Sa vue était brouillée, ses membres engourdis. On le saisit par les bras et on le plaqua violemment contre un mur. On enferma dans un carcan de métal froid ses bras, ses jambes, sa taille, son cou. De lourds cadenas cliquetèrent. Il était immobilisé par d'épaisses plaques d'adamantite.
Sa vue acheva de s'éclaircir. Il était dans une pièce sombre, assez réduite, encombrée d'appareils grossiers et noirs garnis de pointes et de plaques amovibles cadenassées - une salle de torture. Le sol était fait de grandes dalles rouges. Le plafond reposait sur des voûtes et piliers renforcés de métal. Une grande et épaisse porte blindée pourvue de trois serrures en condamnait l'entrée.
En face de lui, encadré des deux brutes qui l'avaient harnaché, se dressait un vieux gangr'orc démoniste, au regard fourbe - et amusé. Derrière lui, une monstrueuse et terrifiante masse de chair grossièrement sphérique, constituée essentiellement d'une mâchoire et de sept yeux, le regardait avidement.
« Te voilà donc, dit avec une pointe d'exaltation le démoniste, s'adressant au paladin, toi qui vas mettre un terme à tout cela. J'espère, Broggok, que tu n'as pas exagéré.
Ma vision magique juge aussi bien que ma vision physique, protesta le monstre d'une puissante voix grondante, qui résonnait dans les esprits. Je l'ai vu à Zeth'Gor. Cet Eredar est un des mortels les plus puissants qui aient jamais existé. Il nous surpasse tous, Keli'dan. Je ne suis même pas sûr que le seigneur Illidan le vaincrait. »
Darotân était trop faible pour parler. Et son âme ne s'était pas encore tout à fait remise de son engagement dans la mort spirituelle. La scène ne lui inspirait rien. Il ne pensait encore qu'à Hama. A la délivrer de l'emprise de Stropovitch.
« Eh bien nous allons prendre le risque d'encore agrandir cette puissance démesurée, déclara l'orc d'une voix qu'il se forçait à rendre amicale. Je te fais confiance, Darotân. Tu ne te retourneras pas contre nous, car notre but est commun.
- Tu vas créer un nouveau Man'ari », ricana Broggok.
Le paladin n'avait pas vu ce que le démoniste tenait à la main.
Une grande coupe de sang rouge fumant.
Qu'il vida lentement dans la bouche du draeneï, tandis qu'une des deux brutes lui levait sans ménagement la tête et lui pinçait les narines.
~~
La dernière nuit.
Depuis la butte où il s'était réfugié, Stropovitch observait, songeur, les feux du Bastion crépiter faiblement, entourés de sentinelles pensives. Tout était silencieux. Les ruines de la forteresse, parsemées de tentes et de couches, chatoyaient à la lueur des foyers. Douce mélancolie nocturne des champs de bataille. L'absurde méditant au bord des désespoirs mortels.
Quelle que soit l'issue, je vais mourir.
Une main satinée se glissa sous sa chemise et lui caressa le ventre et la poitrine. Un souffle alangui lui réchauffa la nuque.
Il se tourna vers Hama avec un sourire tendre et la rejoignit dans la faille. Elle se lova, frémissante, dans ses bras. Il la serra doucement contre lui. Elle eut un murmure ardent.
« Aime-moi... »
Il l'embrassa tandis que sa main descendait le long des courbes du flanc d'Hama. Son cœur s'embrasa aussitôt. Ses yeux rougeoyèrent. Une ardeur terrible le saisit au corps.
Leurs lèvres se séparèrent. Il eut un regard mêlé de peur et de désir. Le duel avait brisé les attaches du démon. Ses sentiments étaient trop forts. Il ne fallait pas...
Elle posa les mains sur ses épaules et l'étendit sur le dos, impérieuse, féline.
« N'aie pas peur, chuchota-t-elle en déchirant la chemise du guerrier, je contrôle ». Il fut fasciné, subjugué par son regard pénétrant, magnétique. Elle n'attendit nulle réponse. Ses intentions étaient claires et ne supportaient aucun délai.
La poitrine du draeneï gronda terriblement. A mesure que les sensations se précisaient et s'intensifiaient, sa peau devenait rouge et ses veines s'affirmaient, noires, bouillonnantes. Son esprit se brouilla. Il exhala une chaleur brûlante, qui ne tarderait pas à devenir dangereuse pour elle.
Alors la lueur des yeux d'Hama s'éteignit. Elle le chevaucha, reine, dominatrice. Elle écarta d'un doigt les lèvres de Stropovitch et ouvrit elle-même la bouche. Le visage du guerrier grimaça. Il eut une convulsion. Des flammes jaillirent soudain du fond de sa gorge et s'engouffrèrent dans celle de la draeneï.
Elle canalisa ainsi son âme, aspirant voracement un flux continuel de flammes infernales. Un plaisir déferlant s'empara d'elle. Vampire sensuel, divine banshee surplombant sa proie, elle ferma les yeux et s'abandonna au double et infini délice procuré tout à la fois par l'âme et le bassin de son amant.
Car il s'était animé. D'une vigueur proprement démoniaque. Stropovitch empoigna de ses mains puissantes la taille d'Hama, et, le sourire carnassier, le regard flamboyant d'un feu dément, se déchaîna sans retenue.
Il n'y eut pas de cithare pour porter leurs sensations cette nuit-là. Il y eut une armée d'orgues infernales enchaînant leurs accords dans une tempête symphonique décadente et effrénée.
~~
Le lendemain matin, Danath entra sous sa tente avec l'expression des jours où se décide l'Histoire.
Tandis qu'un soldat lui faisait un rapport détaillé sur l'état des blessés et les mesures de survie et de protection des forces du Bastion, le Commandant était songeur. Et soucieux.
« Ruther, fit-il soudain, interrompant le désigné, où en est l'équipe de Bearstrength ?
- Il me semble qu'ils sont tous en train de se préparer, mon Commandant. »
Trollbane soupira. Il écouta distraitement la fin du rapport, marmonna quelques « Bien, bien... », se leva et sortit.
Il resta debout, les bras croisés, à observer la Citadelle dont l'imposante silhouette sombre se découpait sur le ciel étoilé.
~
Gunny soupira de soulagement. Malgré l'effondrement des étages, le rez-de-chaussée du donjon du Bastion avait été à moitié épargné. Quant au contenu de la cave, il était intact. Il y avait là tout son attirail.
Il posa à terre son grand sac à dos, et fit l'inventaire. Il récupéra dans sa réserve tout ce qui manquait à l'appel. Il compta et rangea une collection de grenades explosives, aveuglantes, fumigènes et étourdissantes ; des leurres en kit ; des détonateurs ; des charges explosives de tailles et de configurations diverses ; des mines gobelines, des bombes des arcanes ; un défibrillateur ; un mini-lance-roquettes avec ses mini-missiles à tête chercheuse ; une réserve de carburant.
Il nettoya minutieusement et avec amour sa pétoire et son fusil de précision, dont il ajusta la lunette au dixième de degré près. Il les attacha de part et d'autre du sac - ainsi qu'une longue et solide corde munie d'un grappin.
Il s'équipa lui-même de lunettes-jumelles-vision nocturne-détection du camouflage, d'une cape-parachute, de bottes-fusées, d'une ceinture de protection à écran absorbant ; de deux ceintures croisées lestées de grenades et de gibernes de poudre pour la pétoire ; de deux cartouchières en bandoulière pour le fusil ; et il bourra ses poches de gadgets divers, rayon réducteur, rayon mortel, rayon discombobulateur, rayon poulettisateur, système d'occultation - ainsi que de cinq flasques de rhum, une boîte de cigares, son fameux briquet dont lui seul pouvait tirer une flamme, et un canif - on ne sait jamais.
Il se harnacha du sac et remonta.
Les gardes qui le virent passer se demandèrent comment il pouvait se déplacer avec un équipement qui doublait son volume et son poids.
~
Farôn aiguisa longuement ses dagues avec une pierre de khorium pur. Puis il versa avec art sur chaque tranchant - et sur chaque carreau d'arbalète, chaque couteau - un filet ténu de poison à la consistance étudiée - adhérant à la lame mais s'insinuant de façon fulgurante dans toute plaie offerte.
Puis il médita. Il parla avec Elle. Elle était en colère. Il La rassura. Il Lui expliqua la situation. Qu'il n'y avait aucune possibilité d'échec. Que le Seigneur reviendrait. Elle répondit avec une pointe d'exaltation. Elle en oublia de le menacer. Elle ne l'avouait pas, mais Elle lui faisait confiance.
Il se revêtit d'une combinaison noire qui épousait sa silhouette musculeuse. Il passa en revue ses divers poisons, acides et poudres. Il dissimula l'ensemble dans l'armure de cuir, sous la forme de fioles et de petits sachets. Un arsenal aussi léger que meurtrier. Aussi maniable qu'impitoyable.
Il passa dans son dos l'arbalète et un carquois de carreaux, et accrocha à sa ceinture ses outils de crochetage et une batterie de couteaux de lancer.
Il prit une profonde inspiration, lentement. Puis il expira, doucement, longuement. Il était prêt.
~
Joannes n'était pas parvenu à dormir.
Il avait passé la nuit à prier, immobile, son libram ouvert devant lui. Parfois, il tournait une page et, les yeux fermés, gardait la main ouverte dessus, comme s'il s'imprégnait du livre plus qu'il ne le lisait.
Au matin, un garde vint s'assurer qu'il était éveillé. Joannes ouvrit les yeux - et ils brillaient. La sentinelle en demeura fascinée, et aucun son ne sortit de sa bouche. Ce fut avec un calme souverain que le paladin s'équipa, lentement. Il y avait comme une douce mélancolie sur son visage. Comme un sentiment de fatalité.
Il l'avait toujours su. Un jour viendrait où il se sacrifierait pour la cause de la Lumière. Maintes fois, dans toutes les guerres contre les orcs, la Légion, le Fléau, il avait cru son moment venu. Il avait affronté aux côtés de ses frères d'armes des légions de créatures déchaînées vouées à la mort et la destruction. Mais quels qu'aient été les ennemis, quel qu'ait été leur nombre, il leur avait toujours survécu. Toujours. Souvent, il était même demeuré seul dans des cryptes obscures ou des donjons en ruines, seul survivant au milieu d'un enchevêtrement sanglant de corps sans vie, où le Fléau avait retourné les frères contre les frères, les pères contre les fils, les morts contre ceux qui les pleuraient. Seul devant l'absurde cruauté du monde. Souvent, il avait pleuré. Ses proches, ses compagnons, ses amis... il avait tenté de les sauver, de toutes ses forces, de toute son âme... et il avait réussi, plus ou moins, le plus souvent... mais au fil des années... il les avait tous perdus.
Pourquoi la Lumière l'avait-elle ainsi préservé, lui qui en était si indigne ?
Avait-il... une tâche à accomplir ? La Lumière... qu'attendait-elle de lui ?
Une angoisse lui noua la gorge au moment où il fixait un grand bouclier blasonné dans son dos. L'angoisse d'avoir une destinée et d'être incapable de la saisir.
« Montrez-moi le chemin, murmura-t-il malgré lui en une dernière prière. Faites que cette fois, je trouve la force de les sauver ».
~
Thiwwina avait dormi comme un loir. Elle s'éveilla en s'étirant longuement, et en bâillant à s'en décrocher la mâchoire.
Un garde vint la prévenir que le rassemblement de l'équipe se ferait dans une heure.
Elle s'habilla en chantonnant de sa petite voix flûtée.
Elle s'admira dans un miroir tout en enroulant ses longues tresses en chignon de chaque côté du crâne.
« Bon, lâcha-t-elle en s'adressant à elle-même un grand sourire lumineux, c'est pas tout ça, mais pendant qu'ils astiquent leur fourbi, z'ai un truc à faire moi ! »
Elle sortit une pierre scintillante d'une bourse et incanta un puissant sort de lien, qui y inscrivit profondément un glyphe vert. Elle sourit, satisfaite.
Un nouveau sort, et, le temps de cligner des yeux, elle s'était téléportée à Shattrath. Elle courut au centre de distribution du courrier.
Les employés et les badauds écarquillèrent de grands yeux en la voyant.
« O magnificente Thiwwina ! s'exclama un humain, quel grand honneur de vous rencontrer ! Ma chambre est tapissée de portraits de vous ! J'ai suivi toutes vos performances depuis deux ans ! Je dépéris dans l'attente que vous reveniez dans la compétition...
- Z'ai pas tout à fait le temps pour les autographes, fit-elle avec un grand sourire. Excusez-moi ! cria-t-elle gaiement, z'ai une mission méga top secrète suuuuuper importante à faire et z'ai pas toute la zournée ! »
Il y eut des murmures, certains exaltés et admiratifs, d'autres interrogateurs.
« Allons, fit un guichetier exaspéré à la file qui lui faisait face, qu'attendez-vous, laissez passer mademoiselle Noonsizzle.
- Nan nan ça ira, rien de confidentiel, répondit Thiwwina depuis l'entrée - on n'entendait qu'elle. Si vous pouviez me réserver la table là-bas et y apporter tout mon courrier et de quoi écrire, vous seriez zzzabsolument zadorables. »
Ils fondirent. On l'installa. Elle distribua à tout un chacun de magnifiques sourires démesurés et des clins d'œil complices.
Un draeneï suant et soufflant apporta une brouette pleine de colis et d'enveloppes. Sous les yeux de tous les présents et comme si de rien n'était, elle se mit à tout décortiquer de ses doigts experts en tirant un petit bout de langue. Elle dévora les lettres, les yeux pétillants, éclatant régulièrement de rire. Il y avait des déclarations d'amour, des menaces, anonymes ou non, de ses anciens rivaux, des demandes en mariage, des supplications pour qu'elle revienne sur le devant de la scène, des faire-parts, des invitations à des réceptions huppées, des nouvelles de ses anciens co-équipiers, et des cadeaux de fans - des bijoux surtout, avec une prédominance de bagues de fiançailles et de colliers avec des cœurs en médaillon.
Elle parcourut tout cela à une cadence infernale, lisant une lettre en ouvrant déjà la suivante. Le draeneï, posté à côté d'elle depuis qu'il avait apporté un nécessaire d'écriture, faisait des flexions régulières pour ramasser les enveloppes et colis vides et les rassembler.
Enfin, elle griffonna quelques mots sur un papier. Un voile assombrit légèrement son regard. Elle se tourna vers le brave employé et lui servit son sourire le plus désarmant. « Tu sais ce qui me ferait terriblement plaisir ? »
Il ne put hésiter. « Tout ce que vous voudrez, mademoiselle.
- Super, z't'adore ! s'exclama-t-elle - il rougit. Alors en fait il faut vraiment que ze parte, donc tu vas recopier ce mot pour saque courrier où y a l'adresse de la personne et lui expédier ! ».
Elle lui envoya un baiser, se concentra, détecta à travers l'espace l'aura de la glyphe laissée au Bastion et s'y téléporta.
Le draeneï resta hébété quelques secondes. Elle venait de lui demander un travail monstrueux. Il en aurait pour des jours à recopier le mot pour chaque expéditeur.
Il posa les yeux sur les quelques lignes griffonnées de la mignonne écriture ronde de la gnomette.
Mes chers admirateurs, mes chers rivaux, mes chers co-équipiers, mes chers amis, ma chère petite famille,
Je vais d'ici quelques minutes partir pour une mission dont je ne sais pas grand'chose à part qu'elle est terriblement dangereuse. Evidemment je vais montrer à nos ennemis qui c'est la plus forte ! Ne vous en faites surtout pas pour moi !
Je n'ai donc pas le temps de faire une réponse particulière à chacun. Mais sachez, au cas quand même infiniment improbable où cette lettre soit la dernière, que je vous aime tous énormément, que vous représentez toute ma vie, et que je vous porte tous dans mon petit cœur, que vous avez réchauffé quand je vous ai lus. Betty, n'oublie pas que tu m'as promis de me dédier une chanson ! Joey, je compte sur toi pour devenir un grand mage, et j'espère que tu m'en voudras pas trop d'avoir été une grande sœur tyrannique. Karthor, vieille pourriture, crois pas avoir gagné par forfait si je ne viens jamais relever ton défi !!! Et Naël, désolée de n'avoir jamais su me décider sur ta demande, mais mieux vaut tard que jamais, pour le coup tout le monde le saura, tant pis hi hi ! oui je t'aime et je veux qu'on se marie et se fasse un petit nid douillet quelque part !
Bisous à tous !
Thiwwina.
~
Akmar ouvrit sur sa couche une mallette rigide de cuir noir, aux coins ferrés. L'intérieur était bardé d'encoches, de sangles et de poches - prévu pour accueillir tout son attirail d'alchimiste.
Dès la veille au soir, au retour du conseil de Danath, il avait centralisé les réserves personnelles de plantes et d'élixirs des autres membres de son unité - avec ou sans leur consentement.
Il avait passé la nuit à trier les plantes, entre celles à transformer sans délai et celles qu'il pouvait conserver en l'état, et à préparer une grande variété de décoctions.
Akmar ne dormait de toute façon plus depuis des années. Sa pratique de la magie démoniaque lui avait fait perdre naturellement le sommeil. Il n'en souffrait pas. Il conservait juste un teint blafard et des cernes d'un noir d'encre. Quand les autres dormaient, il lisait de vieux grimoires, faisait des expériences alchimiques, ou sondait les abîmes durant de longues méditations.
Il rangea dans la mallette, avec des gestes précis et sans hésitation, toute une série de fioles, des dizaines, contenant des liquides de diverses couleurs - et plus ou moins liquides, en vérité. Puis il garnit les poches de plantes séchées enveloppées dans des tissus protecteurs, par petits sachets. Il ajouta quelques branches de bois sec et une petite marmite.
Il referma la valise avec mille précautions, attentif au moindre mouvement suspect à l'intérieur.
Il jeta un coup d'œil au grimoire qu'il avait lu la nuit précédente, pour se remémorer un nom.
Puis il trempa les doigts dans un bol de sang - provenant sans doute d'un des morts de la bataille de la veille - et dessina sur le sol un grand cercle, qu'il doubla et orna de motifs complexes et torturés, sa main revenant sans cesse du bol au dessin, semant de lourdes gouttes épaisses et froides. Puis il se plongea dans une transe incantatoire, prononçant sans reprendre son souffle une longue litanie de mots hachés aux sonorités acérées.
Une grande ombre se forma au milieu du cercle et se matérialisa. Une succube, un démon femelle vicieux et facétieux. Mais qui ne pouvait désobéir à celui qui s'était fait son maître en asservissant son esprit.
La succube était de taille humaine, et nue, comme il était d'usage dans son plan d'origine. Elle tenait encore le fouet qu'elle était certainement en train d'utiliser sur une pauvre victime égarée. Sa silhouette était celle d'une humaine plantureuse et séduisante, mais ses yeux rouges, ses cornes, ses ailes du type de celles des chauve-souris, sa queue et ses sabots étaient propres à dissuader tout mortel raisonnable de l'approcher.
Quand elle vit le gnome, elle soupira, visiblement peu enchantée d'avoir été invoquée et asservie.
« Qu'y a-t-il pour ton service mon loulou ? demanda-t-elle en démonique.
- Enfile ça, fit Akmar d'un ton neutre en lançant aux pieds de la succube des sous-vêtements noirs, tout ce qu'il avait pu récupérer manifestement.
- Oh, Monsieur est embarrassé ? dit-elle d'un air narquois en s'exécutant.
- C'est pour éviter les regards et les remarques débiles des crétins dehors, répondit-il d'un ton las. Donc Elbereth, ton rôle présentement se cantonnera à porter cette valise.
- Ainsi c'est pour cela que vous m'avez appelée, lâcha-t-elle dépitée en soulevant la mallette. Moi, une faible esclave toute prête à vous entourer de tendresse..., ajouta-t-elle, un doigt sensuellement appliqué sur sa lèvre inférieure, et l'air ingénu et soumis.
- Ce manège ne marche pas avec moi, soupira-t-il en vérifiant rapidement qu'il n'avait rien oublié. Alors tu me suis et tu la boucles, si tu veux que je reste gentil. »
Elle émit un petit gémissement et le suivit, la mine implorante et attristée. Ne parvenant pas à capter le regard du gnome indifférent, elle se renfrogna et bouda, vexée.
~
M'oublier. N'être plus qu'un guerrier froid et sans âme.
Stropovitch se dressait, revêtu de soie légère. La soie est le meilleur tissu sous une armure, car elle se tranche difficilement. Si une lame passe entre les plaques et sectionne les mailles, elle blessera, certes, mais la soie, bien plus que d'autres matières, aura une chance de rentrer dans la plaie et de limiter en partie le saignement.
Pourquoi je ne me souviens pas de cette nuit...
Hama, encore alanguie de ces heures d'extase, l'équipa par-dessus la soie d'une armure de cuir granuleux lourd. C'était de la peau de crocilisque gangrené d'Ombrelune. Offerte par Danath, de son armurerie personnelle. Hama s'appliqua, serrant solidement chaque sangle. En plus d'être une protection supplémentaire, le cuir a pour fonction de faire écran entre la peau et le métal, pour éviter d'être blessé par les frottements induits par les mouvements.
Que m'a-t-elle donc fait...
Elle le recouvrit ensuite d'une cotte de mailles étincelante, qui n'avait encore jamais servi. C'était de l'adamantite raffinée, aussi légère que solide. Une qualité réservée aux officiers. Mais personne désormais n'en avait davantage besoin, avait jugé le Commandant. La cotte de mailles est un bon rempart contre les coups de taille, pour ne pas dire le meilleur, si l'on considère le rapport entre le poids et la protection procurée. Mais si elle empêche les blessures, elle ne préserve pas de se faire broyer les os par des chocs puissants. Et les flèches et les coups d'estoc peuvent la traverser.
Hama la superposa parfaitement au cuir, d'un œil aiguisé.
Qui aime-t-elle désormais, le démon ou moi ?
L'armure lourde était celle d'un officier draeneï mort au combat. Un forgeron survivant l'avait retapée la veille au soir et une partie de la nuit. Les pièces étaient bien suffisamment solides pour protéger des flèches et des carreaux. Mais étaient en même temps moins épaisses que son ancienne armure, celle qu'on lui avait imposée en tant que soldat. Les épaulières étaient attachées directement sur le plastron et ne bougeaient pas avec les bras. De plus, elles étaient garnies de renforcements au niveau du cou, dans lesquels le casque s'imbriquait solidement. Du sur-mesure. Pour une fois, le guerrier acceptait de mettre un heaume. Encastré tel qu'il était dans les épaulières, celui-ci en effet absorberait les chocs mineurs sans heurter directement le crâne du draeneï. Restait le problème du champ de vision, même si ce casque disposait pour les yeux d'une fente assez large.
Il s'y habituerait. L'essentiel était de ne pas s'exposer aux blessures. Moins il risquerait la mort, mieux il garderait le contrôle. Ne pas se laisser submerger par le démon était la priorité.
Je dois me rendre à l'évidence. Elle pue l'Ombre. Les lames d'Arcân l'ont changée. Qu'est-ce que l'avenir réserve à notre amour ?
Elle adaptait les pièces d'armure les unes aux autres au moyen des sangles, qu'elle dissimulait le mieux possible. Elle se redressa enfin et croisa son regard. Elle lui sourit, les yeux brillants...
... d'appétit.
Pourquoi m'a-t-elle dédaigné cette nuit ? Pourquoi n'ai-je pas pu l'aimer ? Pourquoi ai-je été refusé et dépossédé ? Moi qui désirais tant que nos coeurs communient de nouveau... Ma personne n'a plus d'intérêt à ses yeux.
Elle apporta deux épées dans leurs fourreaux, qu'il dégaina et observa. Taille moyenne, assez larges et lourdes. Très sobres. Quillons larges. Poignées épaisses. Pommeaux sphériques.
Bonne prise en main. Aussi bonnes de taille que d'estoc. Assez lourdes pour asséner des coups puissants et gérer les pressions. Tranchants et pointes aiguisés mais larges, prévus pour pénétrer difficilement, mais en faisant mal. Quillons suffisamment solides pour parer des armes à deux mains. De vraies armes d'escrime.
Il se ceignit lui-même de la ceinture, dégaina et rengaina plusieurs fois très vite, pour estimer la qualité des fourreaux.
Bon, ça glisse bien. Je n'ai jamais été aussi bien équipé.
Elle le regarda en se mordant d'une dent la lèvre inférieure. Elle avait l'air déçue qu'il soit aussi froid - attristée de le sentir aussi malheureux, bien qu'il fasse tout pour le cacher. Elle lui tendit alors timidement un carnet et un crayon.
« Tiens, je t'ai aussi trouvé ça... »
En fait, elle était au bord des larmes.
Il la prit doucement dans ses bras. Elle se laissa aller et pleura contre le métal.
Je ne sais plus quoi penser.
« Je suis tellement désolée... dit-elle enfin. Mon amour, je... tu es resté le même et moi... j'ai tellement changé... »
Le cœur du guerrier se serra.
Ne dis pas ça...
« Je suis une vampire des âmes... je ne contrôle pas encore ma faim, car... - elle était secouée de sanglots - je n'ai pas encore eu de raisons de me retenir... ne m'en veux pas, mon amour... je t'en supplie - elle gémit ces derniers mots -, ne me condamne pas, ne me rejette pas... »
Je t'aime trop pour cela.
« Je vais lutter, je te le promets... Je ne veux pas te perdre, je... je tiens à toi, Stropovitch... »
Elle leva la tête et plongea ses grands yeux larmoyants dans les siens.
« Je t'aime... »
Il ôta lentement son casque et ses gants. Posa tendrement ses grandes mains sur les joues d'Hama. Se pencha lentement vers elle. Elle frémit.
Ils s'embrassèrent. Doucement. Longuement.
~
Danath contemplait toujours rêveusement la Citadelle. Il perçut du mouvement derrière lui. Il se retourna, et vit les sept combattants réunis. Quand on jetait un œil rapide sur eux, on ne leur prédisait pas de grands succès. Thiwwina, souriante, le regard pétillant comme celui d'une enfant immature ; Akmar, avec son teint livide et ses cernes, l'air blasé, accompagné d'une succube boudeuse portant fouet et valise ; Gunny, qui disparaissait littéralement sous son matériel ; Farôn et sa combinaison moulante ; Joannes, l'air indécis voire apeuré, comme un bleu qui allait livrer sa première bataille ; Hama, qui avait encore les joues humides de larmes ; et Stropovitch, perdu dans d'insondables pensées, bras ballants.
Pourtant il émanait du groupe une aura puissante, que même lui, Trollbane, vieux chef de guerre peu perméable à la magie, pouvait sentir. Et son instinct de meneur d'hommes ne le trompait pas. Il avait sept héros en face de lui.
« Mon Commandant, nous partons, fit simplement Gunny.
- Bonne chance », répondit simplement Trollbane.
Il est des moments où des mots habituellement anodins transportent soudain un océan de signification. Entre le groupe et le Commandant, il passa par ces brèves paroles des émotions fortes qui saisirent les cœurs. Ce fut ainsi qu'ils se dirent leur amitié martiale, leur sens du sacrifice, leurs espoirs, leurs valeurs, leur vision de ce que devrait être le monde.
Ils saluèrent et partirent. Danath, du haut de la colline du Bastion, les suivit du regard.
Gunny courut souplement à travers les failles du terrain en guidant le groupe par des signes de main rapides. Dans la Péninsule, il n'y a pas vraiment de jours et de nuits. Il y a des nuits claires et des nuits sombres. Il est aisé de ne pas se faire repérer par des gangr'orcs quand on exploite le terrain.
A cent mètres de la Citadelle, ils se réfugièrent derrière une butte. Gunny intima le silence d'un geste, baissa sur ses yeux ses lunettes de vision nocturne et prit son fusil de précision en main. La Citadelle, tel un aqueduc, formait un pont entre les deux bords d'un gouffre ; sauf que sa masse à demi effondrée et à l'architecture douteuse se dressait depuis le fond, prenant appui sur les parois du canyon. Il n'y avait à première vue pas d'accès par en-dessous. De toute façon Farôn était entré par les créneaux, et avait exploré la Citadelle en descendant progressivement dans ses entrailles. Il s'agissait de ne pas se perdre, de suivre le même chemin - et de voir où il menait.
Gunny repéra seulement quatre sentinelles en faction autour de l'escalier de bois menant aux créneaux. Elles étaient séparées d'au moins dix mètres. L'objectif était de les empêcher de donner l'alerte.
Farôn chuchota quelques mots à l'oreille du nain et disparut. Quelques minutes plus tard, Gunny put voir à travers sa lunette un gangr'orc s'affaler mollement - la nuque sectionnée probablement. Deux de ses collègues le virent, et voulurent crier. Aussitôt le nain tira dans la tête du plus éloigné, tandis que l'elfe égorgeait le plus proche. Le quatrième et dernier, au pied de l'escalier, sursauta en entendant la détonation. Il n'entendit pas la seconde, car la balle alla plus vite que le son.
La disparition des sentinelles serait remarquée très vite, à n'en pas douter. Le groupe courut vers les créneaux, aussi discrètement qu'il put. Gunny leur fit signe de s'immobiliser en arrivant au sommet de l'escalier. La trappe était dans la première tourelle, laquelle était à vingt mètres de là, percée de deux portes ouvertes. Farôn venait d'y assassiner un garde qui faisait la grasse matinée dans un hamac. Le nain leur fit signe de longer rapidement le bord, pour que les sentinelles de la partie centrale des créneaux ne puissent les voir dans l'encadrement des portes. Ils se contorsionnèrent pour entrer en épousant le contour du chambranle. Farôn avait ouvert silencieusement la trappe. Il fit signe depuis en bas que la voie était libre.
Ils s'y engouffrèrent l'un après l'autre. Le point de non-retour était franchi. Vers la vérité. Vers l'apocalypse. Vers la mort.