Articles de Asteroth - Murmure - I
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Murmure





Invraisemblable. Impossible. Nous étions une armada bourrée d'équipements, mais ces cadavres ambulants parviennent tout de même à gagner du terrain. Je ne comprends pas.

Je ne comprends pas comment ces pauvres bestioles dénuées d'intelligence finissent par percer toutes nos défenses. Elles ne sont pas de fins stratèges. Elles ne possèdent aucune puissance de feu. Elles sont lentes. Elles ne sont pas blindées.

On s'est retranchés, moi et mes troupes, dans une vieille gare ferroviaire. L'endroit n'est pas si ajouré que ça : la plupart des accès ont été barricadés par des planches. On sent qu'elles ne viennent pas d'être posées : elles doivent avoir servi dès le début du Cataclysme.
S'il n'y avait qu'elles, nous serions dans une situation critique... mais le deuxième étage n'est accessible que depuis deux escalators, et il nous offre d'imprenables postes de tir en surplomb. Ici, nous ne sommes pas dans une situation critique, au moins. Juste une situation précaire. Et c'est déjà un soulagement.
Le supermarché n'est pas loin, il est là, à moins de deux cent mètres en continuant sur la voie d'en face. C'est notre stock de bouffe. L'occuper directement serait une grave erreur, cela ne ferait qu'attirer les morts-vivants là-bas. On n'a pas besoin de ça.
Alors à chaque début de pénurie, on forme un petit groupe, on l'équipe soigneusement en armes, on lui gonfle le moral et on l'y envoie.

Oui, bien sûr, deux cents mètres, ce n'est rien. Que celui qui lit ceci se détrompe : ce n'est pas rien la peur au ventre et l'œil en permanence dans le réticule. On sait que s'il y en a un, une bastos entre les deux yeux suffira. S'il y en a deux, il en faudra deux. S'il y en a trois, c'est peut-être sept ou huit chargeurs que nous perdrons, et quatre hommes. Réfléchissez, ces êtres humains ont beau n'être que l'ombre d'eux-mêmes, ils n'ont pas perdu leurs sens. Le vacarme les attire. D'ailleurs, l'odeur les attire, le mouvement aussi...
C'est alors que vous comprenez que ces deux cent mètres sont les pires de votre vie. Et c'est votre vie qui tient à les franchir en marchant. Courez, criez, sprintez, et vous êtes mort. Et vous êtes tous morts.

Graham me dit qu'il a réussi à bidouiller une locomotrice pour y remettre le jus. Je bénis ses notions de mécano. J'ai repéré des wagons-container, on pourrait en atteler et se mettre dedans.
Qu'est-ce qui serait le mieux ? Le laisser tel quel ou l'usiner pour se fabriquer quelques lucarnes ? Dans tous les cas, on roulerait battants ouverts, c'est évident, mais... bon dieu que c'est dangereux. Pas de circuler container ouvert, mais la situation engendrée dans les deux cas.
Un train, c'est lent. Si on s'arrête en terrain occupé, le temps de repartir, on sera assailli. Des lucarnes, c'est autant d'accès à l'intérieur et d'angles à défendre. Pas de lucarne, c'est un seul accès étroit comme un couloir où beaucoup seraient inutiles, et un piège à rats. Que faire ? Je vais en discuter avec les gars.

La hiérarchie, ça n'existe plus trop. Je suis le plus gradé, et je suis un leader naturel, pourtant, j'aurais été bien con de n'en faire qu'à ma tête. Oh ils auraient tous suivi, ils sont disciplinés... mais il y a tellement de pièges en ce bas-monde que je ne veux pas être le seul cerveau à fonctionner pour y échapper. C'est peut-être pour cette raison qu'on a tenu si longtemps.
Vous me demanderez pourquoi vouloir bouger alors qu'on s'est trouvés un petit coin de paradis ? Tout simplement parce qu'on a pas assez de munitions. Oh, on en a hein ! A la pelle même. Mais un seul raid, c'est une guerre. Elle peut durer une heure, dix heures, trois jours. On n'a jamais assez de munitions.
Ça me fait penser...
Je comprends, maintenant. C'est idiot, je n'avais pas réalisé mais... ils ont faim. C'est tout. C'est ce fait unique qui rend le combat si inégal. Ils ont juste faim. Ils ont faim et cela affûte leurs sens, leur agressivité. Ils ne connaissent pas le sommeil.
Nous non plus.

Alors on va se tirer d'ici et tenter de se trouver de quoi tenir plus longtemps. Si on reste en vie, on reviendra : l'endroit est trop parfait pour faire une croix dessus.
J'ai envie de pleurer. Je sais que tous les autres aussi. Je ne sais pas si je ne dois pas maudire Graham, finalement. Je ne veux pas partir d'ici. Je ne veux pas avoir à explorer un nouvel Enfer inconnu, peut-être grouillant, peut-être pas, sans rien connaître des lieux. J'en ai marre de sécuriser des zones.
Sécuriseur de zones. C'est le seul métier d'avenir maintenant. Le seul qui donne une perspective d'avenir. Nous formons une famille, nous nous battrons. Même si l'avenir, on ne sait pas vraiment en quoi il consiste aujourd'hui. Ou plutôt si, mais c'est une pensée taboue. Et bien sot qui, sous prétexte que nous vivons une époque moderne, briserait ce tabou-là. Ce tabou, c'est un sceau mental. Celui qui nous empêche de péter les plombs.
Le mot "survivre" ne doit jamais se former clairement dans notre esprit. La vie pour la survie n'est jamais du goût de l'espèce humaine. C'est peut-être en cela qu'elle transcende toutes les autres races d'êtres vivants, ces morts-vivants plus que tout le reste encore.

Nous devons quitter cet endroit. Mon chargeur est plein, mon matos est prêt. On est à quatre pour surveiller chaque côté de la voie ferrée. La gare étouffe le son, seuls les zombies s'aventurant dans le prolongement des rails entendront distinctement la locomotrice que Graham va mettre en marche.
Oui, il faut penser à tout. C'est l'ironie, quand on lutte contre des décérébrés. Il faut être plus intelligent encore que contre un adversaire humain...

Nous tous, n'avons jamais été si discrets de toute notre vie que pendant ces deux ans. Même faire l'amour est devenu un acte silencieux. A le rendre insipide. Même cela, les zombies parviennent à nous le gâcher.
La Terre est un autre monde. Un Outre-Monde. La Terre est un monde de vie qui se cache.
La Vie, c'est le bruit. La Mort, c'est le silence.


Je vis dans un monde en paix où règne la guerre contre le bruit.


C'est moi qui mène cette guerre.
C'est donc un peu moi qui lutte contre la vie. Paradoxe pas si paradoxal qui me retourne les entrailles.

Mais chut... Je pense déjà trop fort.

 

 

Publié le 25/02/2009 - Modifié le 29/08/2009
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