Articles de Asteroth - II
Retour au site de Asteroth
Article précédent - Article 22 sur 27 - Article suivant
Bergan me tape sèchement sur l’épaule, une manière de capter mon attention sans pour autant me détourner de ma ligne de visée. A chaque instant, nous tirons parti de notre formation militaire et nous servons de notre apprentissage. Cela fait deux ans que nous sommes sur le qui-vive, cela fait donc deux ans que nous ne pouvons plus nous séparer de nos automatismes de soldat. Nous vivons soldat, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Abominable.
Bergan ajoute sa ligne de mire à la mienne afin de compenser le fait qu’il va me distraire en prenant la parole. Il m’annonce avoir trouvé un plan complet du réseau ferroviaire. Je lui fournis alors mes directives : dénicher la salle de contrôle dudit réseau, réfléchir à une destination avec les autres, et enfin m’informer de l’avancement de Graham sur la machine. Il recule alors et quitte mon champ de vision, un nouveau coup sur l’épaule me fait comprendre qu’il s’est complètement désengagé.
Je manque de sursauter lorsque Graham crie qu’il va faire une tentative. Dans ce monde de silence, nos tympans se sont bien reposés, et notre ouïe s’est affinée. Je soupçonne même notre bricoleur d’avoir frissonné en brisant la règle d’or. Si nous ne bronchons pas, c’est bien parce que si la locomotrice fonctionne, nous aurons droit à un boucan d’enfer. Gardant les yeux fixés sur la portion de voie que je dois surveiller, je me déplace jusqu’au subordonné qui partage cette tâche et le fais aller chercher de quoi doubler – au moins – nos effectifs.
Le suivant du regard alors qu’il pénètre dans le bâtiment, je capte une forme que je ne connais que trop bien. C’est la forme que je redoute. Que nous redoutons tous. C’est cette chose lente, presque informe, infâme qui déambule maladroitement vers l’un de mes hommes, en l’occurrence, une femme. Je ne peux m’empêcher de me tourner vers la scène sans y penser, distrait, et de pointer mon arme sur la créature. Ma coéquipière fait signe à tous, index et majeur tendus bien en évidence au-dessus de sa tête : c’est elle qui s’en charge. Dans ce type de situation où le contrôle est quasi-total, l’occasion de ne pas gaspiller de munitions n’est pas à manquer. Le train se met en branle, et le vacarme excite la créature qui presse le pas, avant de s’écrouler lamentablement à cause d’un manque de coordination. Connaissant Sheryl, elle ne tremble même pas. Sans une once d’hésitation, je la vois poser le pied sur l’épaule du zombie et lui coller une balle sur le sommet du crâne. Elle s’assure qu’il ne bouge plus, et se remet en place. Je percute alors que je dois reprendre la mienne, et me reproche ce moment d’inattention. Cela n’a pas intérêt de se reproduire.
Sept personnes arrivent pour renforcer nos rangs, et se divisent pour les équilibrer. Le bruit constant nous pousse à un degré de vigilance extrême. Nous sommes tendus, et aux aguets. Je ne peux m’empêcher de crier :

« Messieurs, du sang froid ! »

Aussitôt, certains semblent relâcher les muscles qu’ils ont inconsciemment contractés. Mon conseil n’est pas parvenu aux oreilles de l’autre groupe, de l’autre côté de la locomotrice, et c’est bien dommage. Je pense alors tardivement à la radio fixée à mon épaule et répète ma phrase. Il va falloir que je prenne rapidement ce réflexe, ces émetteurs-récepteurs que nous avons dénichés pas plus tard que la semaine dernière sont une aubaine pour la coordination, et ils nous faisaient cruellement défaut jusque-là. Nous n’en avons que trois, distribués à trois chefs d’une équipe de huit hommes chacun, en général. Un officier vient s’intercaler entre nous, à ma gauche.

« Bergan, au rapport. »

Il m’annonce que la destination n’a pas encore été choisie, que tout le secteur est bien alimenté, s’il a bien su lire les panneaux de contrôle. Que Graham va faire un essai d’une minute à l’autre. Ma radio s’emballe.

« Delheim, Delheim, ça craint en fait !
- Qu’est-ce qui se passe ?
- On avait des angles morts. La vue est trompeuse, pas complètement dégagée. Ils entendent bien le vacarme qu’on fait, il y a deux fronts qui vont passer les grillages autour de la voie, ils vont vous tomber dessus !
- Prépare les porteurs. Dis à Graham que s’il donne le feu vert, on part définitivement. Commencez à vous replier ! »

Le moteur du train rugit, il a augmenté de régime. « Visuel ! » s’exclame une voix que je n’ai pas le temps d’identifier. En effet, un corps inerte gît à une cinquantaine de mètres de nous, à moitié dissimulé derrière un semblant de haie qui se trouve là, là où le mur de la gare s’interrompt pour faire l’angle. Le corps ne le reste pas longtemps, inerte. Bientôt, le voilà qui s’anime et se relève avec cette mollesse qui rend tout ceux de son espèce détestable. Quand on a un ennemi juré, on veut qu’il soit fort, vif, impressionnant. Dans le cas contraire, on répugne à l’idée d’admettre que l’on fuit, que l’on craint, que l’on est terrorisé, à en faire des cauchemars en permanence, jour et nuit, par une créature insignifiante en soi.
Le cadavre se relève, donc, tandis qu’un autre s’écroule à ses pieds depuis le haut du grillage. Pour atteindre la chair, elles n’ont pas l’intelligence de grimper, elles en ont l’instinct.
Guettant du coin de l’œil la double porte donnant l’accès aux quais, je vois enfin la troisième équipe, chargée auparavant d’occuper le premier étage en guise de poste de tir, nous rejoindre à reculons, assurant ses arrières. Neuf d’entre eux sont équipés d’un sac de randonnée plein à craquer. Neuf porteurs, nos hommes les plus solides, que l’on escorte du fait de leur vulnérabilité, accablés par leur précieux handicap, panaché en vrac d’armes, de munitions et de vivres.
Certains leur font la courte échelle pour les hisser dans le container. Leur leader entre dans la cabine de pilotage.
Je me retourne et constate que les morts-vivants ne sont apparemment pas stériles comme je le pensais : ils se sont reproduits, maintenant une dizaine à se dresser devant nous. Le train démarre, très lentement. Graham doit vérifier s’il peut avancer normalement. La première ligne de défense comme la seconde, nous nous mettons en mouvement pour continuer à encadrer notre porte de sortie.
Les coups de feu éclatent, ce qui n’a rien de surprenant. Si nous, nous reculons, l’autre équipe doit avancer, et les zombies sont sur leur chemin, qu’il faut impérativement nettoyer. A cette pensée, je décide d’envoyer trois de mes hommes pour les assister. Notre mobilité a un effet immédiat sur les morts-vivants. Sans erreur, je crois pouvoir affirmer que le mouvement, plus que l’odeur ou le son, est leur meilleur stimulant. J’imagine qu’instinctivement, encore, voir leur nourriture tenter de se libérer de la menace de leurs chicots doit leur faire sentir que cela va leur porter préjudice.

« Feu vert ! Je répète, feu vert !
- Equipe C dans le container, équipe D, repli progressif ! Les guépards en dernier ! Et restez dans le sillage du train ! »

Celui-ci accélérant, l’équipe D comme Delheim se met à trottiner à reculons, tandis que celle de Conrad se met à l’abri. La vitesse fait que les morts-vivants provenant de l’avant ne nous aperçoivent qu’au dernier moment, et peinent à réagir. En revanche, ceux qui ne nous quittent pas des yeux deviennent féroces. C’est à notre tour d’ouvrir le feu, car ils se rapprochent comme un seul homme dangereusement. Les gars déjà installés dans le container ne peuvent pas nous appuyer, au risque de nous dégommer à la place des sans-vie.
Le repli se déroule plutôt bien, on vient de me tracter à bord. Nous sommes maintenant rapides comparés à des piétons. Les guépards, Sheryl et Bergan, nos meilleurs coureurs, sont encore sur la voie. Ils sont encore à reculons et ôtent encore la vie (?) de quelques zombies. Mais nous sommes tous soudain préoccupés, car Sheryl s’est déportée d’un côté de la voie. Tandis que Bergan décide d’entamer sa course effrénée après le lui avoir signalé, elle percute l’un de ces damnés immobiles en se retournant et tombe à la renverse. Mon cœur se serre, mes coéquipiers s’agitent, jurent et crient, impuissants. Bergan est absorbé par sa course. On s’éloigne rapidement, on la voit se débattre à mains nues, empêcher cette saloperie de la bouffer. On doit se rendre à l’évidence, elle en a deux autres à proximité. Elle est foutue et j’ai envie de pleurer.
Une détonation me fait bondir tandis qu’une odeur de brûlé m’emplit les narines : l’un des soldats vient de tirer à trente centimètres de mon épaule. Instantanément, notre prisonnière fait basculer le corps sur le côté, roule sur elle-même, récupère son flingue au passage et bute ses assaillants. Ses gestes sont si vifs qu’il est clair qu’elle est sous overdose d’adrénaline. Elle se relève en trombe.

« Graham, n’accélère pas ! » ordonne-je par radio.

Les grappes de zombies qui défilent de part et d’autre de la voie nous empêchent de ralentir l’allure. C’est la course de ta vie, Sheryl.

« Allez les gars, ouvrez-lui la voie ! Prenez les automatiques, à lunette, comme l’a fait Smith ! Ne tirez pas trop près d’elle ! »

Aussitôt, une demi-douzaine des officiers s’équipent et arment. C’est un festival, et je ne donnerai aucune restriction de munitions. On ne fait pas de croix sur un homme, encore moins lorsque c’est une femme de la trempe de Sheryl. Bergan, qui a été hissé, a ouvert le bal. Les minutes s’égrènent, interminables. Au diable les zombies !

« Ralentis ! Ralentis ! »

Mais le freinage reste imperceptible. Elle est exténuée, ça se voit. Les tirs se sont arrêtés. Elle n’est qu’à quelques mètres de nous, et on sent que ses forces sont sur le point d’abandonner. Lorsque je comprends que c’est un symptôme de découragement, je hurle :

« Putain nous fais pas ça ! T’as pas le droit de crever comme ça t’as compris ?! Je te colle une balle ! Pauvre conne ! »

L’insulte n’est là que pour attiser sa combativité. Dans son état, il lui est impossible de prendre pleinement conscience du second degré. Les paroles pénètrent avant leur interprétation.
Je suis debout devant elle, moi bien droit sur mes jambes, elle courant comme une dératée. Je la surplombe de toute ma hauteur, je veux l’écraser de toute ma superbe. Et je capte son regard. Elle me fixe. Je vais payer au centuple ce que je lui inflige, je le lis dans ses yeux. A partir de cet instant, elle ne lutte plus pour sa vie, mais pour me bousiller, me réduire à néant.

« Allez, viens me chercher pour voir ! »

Elle comprend enfin à quoi tout cela rime, mes véritables intentions. Des larmes s’échappent de ses yeux, ne coulent pas sur ses joues à cause de ses foulées. Elle souffre. Elle accélère, et ça, c’est l’énergie du désespoir. Elle est à portée. Trois hommes la saisissent par les fringues et la hissent avec une brutalité sans égale. C’est fini.
Elle s’est effondrée, plus profond dans le container, et Bergan, le souffle toujours court, la regarde avec un air compatissant. Elle est allongée sur le dos, les genoux fléchis, les mains sur le visage, et sanglote doucement sans pouvoir réprimer ses hoquets.
Sheryl sera bientôt plus forte que jamais, après ça.
Publié le 25/02/2009 - Pas de modifications
Retour au site de Asteroth