Articles de Asteroth - III
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Je ne saurais décrire ce que je ressens. Une félicité, une joie intérieure. Du soulagement en tout cas. Un infini soulagement. Ephémère, mais salutaire. C’est le genre d’émotion qui fait comprendre que nos vies ne se sont pas encore arrêtées, que du bonheur doit nous attendre encore, quelque part. C’est de l’espoir, du pur espoir. Pas celui des films américains, où les héros finissent par trouver le remède miracle et où tout rentre dans l’ordre, non. Non, faut pas déconner. Notre espoir à nous, c’est qu’un lendemain meilleur existe. Et on ne fera pas la fine bouche.
La portée du Cataclysme a toujours été sous-estimée. Tout le monde disait que le monde en aurait la face changée. Ce n’est qu’un euphémisme. Qu’en est-il de nos cœurs, de nos projets, de notre définition du bonheur ? Personne n’a saisi le bouleversement intérieur que chacun subirait. C’est une remise à zéro, un retour en arrière, une redéfinition de la notion de confort. La barre a été bien rabaissée de ce côté-là. Le triangle travail–foyer–famille s’est envolé. Vivre une seconde sans la peur au ventre est la définition même de la seconde de bonheur.

Et là, maintenant, dans ce train, les visages que je vois montrent clairement que nous sommes heureux.

En vérité, je parle du peu de personnes éveillées comme moi, celles qui ont eu la malchance d’avoir eu leur tour de sommeil peu avant notre départ. Pour le reste, ce train est l’incarnation de Morphée. Son doux ballottement a tôt fait de vaincre leur tension nerveuse. Son vacarme, bien que nous soyons portes ouvertes, ne nous atteint pas. D’ailleurs, vous vous imaginez que nous filons à tombeau ouvert vers l’horizon, n’est-ce pas ? C’est tout le contraire, nous allons à peine plus vite qu’après avoir récupéré Sheryl. Déjà que nous savons que nous devrons nous arrêter tôt ou tard, nous avons opté plus pour le tard que pour le tôt, puisque nous sommes hors d’atteinte de toute manière. C’est ce qui fait de ce container un petit coin de paradis, et ce qui nous autorise à dormir sans contrainte.
C’est ce qui m’autorise aussi à m’affaler contre la paroi de métal, sans retenue, en me servant d’une mitrailleuse comme d’une canne, ou plutôt, en jouant avec. Etrangement rien d’extraordinaire, et pourtant… si je m’affalais de la sorte en temps normal, j’effectuerais mon premier pas vers la tombe. Je disais plus tôt que nous étions soldat vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et pas une de moins. Nous vivons soldat. En relâchant cette discipline, on finit vite par relâcher tout le reste, et on cesse d’être un soldat. Et on perd nos réflexes de soldat. Et on manque de se faire tuer. Plusieurs fois, des membres de notre équipe, ou moi-même, avons failli en payer le prix. Nous ne commettons plus cette erreur, et rappelons cette leçon à qui s’apprête à l’oublier.

Sheryl dort paisiblement. Elle s’est remise de sa frayeur et du choc qui en a résulté, et son émoi a cédé sa place à la fatigue, qui a cédé sa place au sommeil, à un sommeil bien mérité. Sheryl… la voir étendue, les paupières closes, fait remonter à la surface de ma mémoire des souvenirs bien noirs.

L’incident s’était déroulé environ trois mois après le Cataclysme, c’est-à-dire il y a plus d’un an et demi. Le village fortifié où nous nous trouvions venait d’être investi, et finissait de voir son âme consumée par le flot putride qui s’y était engouffré à l’occasion d’une erreur humaine. Un chaos indescriptible auquel nous avions échappé. Nous n’en étions pas sortis indemnes, ébranlés par l’idée qu’au moins quatre ou cinq milliers de personnes avaient rejoint les rangs de nos ennemis, que nous n’avions plus d’abri, que nous ne devions compter que sur nous-même. Nos projets d’avenir étaient enfin réduits à leur plus simple expression, celle que nous avons conservée depuis, et que l’on a vite appris à refouler dans notre inconscient : survivre.
J’avais émis l’idée de rejoindre le camp des éclaireurs, un petit groupe de tentes isolées à quelques kilomètres de là juché au sommet d’une colline, bénéficiant d’un panorama dégagé à trois cent soixante degrés. L’équipe avait obéi sans réfléchir. Nous avions atteint l’endroit dans la soirée.
Le feu de camp était bien évidemment proscrit, et pourtant nous en avions fait un. Quand j’y pense, c’était une véritable erreur de débutant, mon erreur de débutant. Et dire qu’à cette époque, personne ne discutait mes ordres… la hiérarchie était encore bien en place. Nos munitions étaient rares, forcément, et donc plus que précieuses. Si je me souviens bien, le ciel et la lune étaient avec nous ce soir-là, et la lueur argentée qui baignait la plaine permettait aux guetteurs de repérer n’importe quelle ombre suspecte.
J’étais emmitouflé dans mon sac de couchage, et je percevais de l’agitation à l’extérieur que le chant des grillons ne parvenir pas à couvrir. J’avais rapidement compris de quoi il s’agissait. Tous avaient compris, et tous, y compris moi, fermions délibérément les yeux comme les trois mois que nous venions de vivre nous l’avaient appris. Si Sheryl ne criait pas à l’aide ce soir-là, c’est parce qu’elle savait que cela n’aurait servi à rien. Et pourtant, cela m’aurait peut-être décidé plus vite, car je venais de prendre la décision de ne plus passer outre. Je me débarrassai des couvertures et sortit précipitamment, avant de pénétrer dans l’habitat de toile où se préparait le viol.
Je découvris Tchill, subordonné et ami, affairé sur la jeune femme aux mains ligotées et à l’arcade ensanglantée. C’en était trop. Je l’interpellai et il se retourna vivement.

« Delheim, tu ne vois pas que je suis un peu… occupé ?
- Ça suffit. Libère-la maintenant.
- Delheim, t’as besoin d’un dessin ? C’est une femme, Delheim, une femme ! J’en peux plus moi !
- Et moi je n’en peux plus de supporter ça, Tchill. Les viols, les viols collectifs, les viols qu’on ne cache plus, les viols dont on n’éprouve plus aucune honte. C’est terminé.
- C’est la nature. Tu crois que dans le monde actuel, nous pouvons vivre de la même manière qu’avant ? Tu crois ça possible ? Les règles ont changé !
- Les règles, c’est moi qui les dicte. Il n’y aura pas de viol au sein de ma division.
- Tu te payes ma tête ? Les hommes ne tiendront pas ! »

Je tempêtai, alors que l’un des hommes vint, alerté par nos cris.

« Hé bien ils devront tenir dorénavant !!
- Delheim, tu vas aller te recoucher, et me laisser faire ce que j’ai à faire.
- Vous, éventrez-moi cette tente. Immédiatement.
- Qu’est-ce que tu fais ?! »

Le soldat s’exécuta. Extirpant un long couteau de combat, il taillada la toile sur toute sa longueur, et le feu dansant et la lune en surplomb s’empressèrent de décocher leurs rais de lumière directement sur nous.

« Tchill, tu t’adresses à ton supérieur. Tu te rhabilles et tu dégages.
- Si tu ne me laisses pas mener à bien ma petite affaire, je te jure que je ferai un boucan du diable à en réveiller les morts ! »

Les têtes de nos co-équipiers se multipliaient à l’embrasure des autres tentes. Je dégainai mon arme de poing et la pointa sur Tchill. Il ne put réprimer sa surprise, mais ne fut pas effrayé pour autant.

« Tu gâcherais une balle pour moi ? Tu te fais la main sur autre chose que des zombies maintenant ? De toute manière, tu ne peux pas tirer, tu les amènerais droit sur nous.
- Tu te lèves et tu te tires, Tchill. C’est ma dernière sommation.
- Dégage ! Dégagez, y a rien à voir ! Le monde n’a plus rien de civilisé ! Il s’est effondré alors cas… »

Tchill aussi s’effondre, et mon canon fume. Une nouvelle secousse émotionnelle balaie toute l’équipe. Je viens d’assassiner l’un de mes hommes parce qu’il voulait satisfaire un besoin corporel. Je l’ai tué de sang froid. Certains des soldats crient ce fait contre moi. « Il l’a tué, il l’a tué ! ». Je crie pour couvrir la nouvelle vague d’agitation :

« Il n’y aura pas de viol toléré au sein de cette équipe. Tout manquement à cette règle sera passible de mort. Nous sommes des êtres humains, nous devons agir en tant qu’être humains. Et un être humain ne satisfait pas ses désirs par la force ! Nous ne sommes pas des bêtes ! Nous ne redeviendrons pas de vulgaires animaux ! Notre monde s’est effondré, et c’est cela qui est à l’origine d’un geste aussi extrême que le mien. Mais c’est à nous qu’il appartient de le garder civilisé ! Même chaotique, le monde sera civilisé tant que nous déciderons qu’il en soit ainsi ! Que ce soit bien clair dans l’esprit de chacun !
Que la peur de la mort vous empêche d’obéir à vos instincts les plus primaires.

Commencez les préparatifs. Nous avons une demi-heure pour lever le camp. On bouge, l’odeur va les attirer. »


Ce jour-là, j’avais fait une croix sur un homme. Pour moi, ce qu’il allait faire justifiait mon acte. Cela ne m’empêche en rien d’être hanté par de telles images, parfois. Ce qui me réconforte, c’est de voir Sheryl et les autres femmes dormir en paix. Je crois que j’ai réussi à maintenir la civilisation au sein de mon unité, et j’en suis fier. Ce repos de l’âme alourdit mes paupières, et je cède malgré tout aux secousses du container…
Publié le 25/02/2009 - Pas de modifications
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