Articles de Asteroth - IV
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On m’a dit que le Paradis était éternel, mais j’avais oublié que cela ne concernait pas les paradis sur Terre. Graham a décidé de faire escale à la prochaine gare, et le crachotement de la radio à mon oreille vient de me faire faire un bond, avant de me l’annoncer. Alors la pause est terminée, terminus Enfer, tout le monde redescend au royaume des morts.
L’après-midi est maintenant bien avancée, le soleil est encore bien vif. Le train dépasse allègrement la gare avant de s’immobiliser. Nous sommes tous en position, l’arme au poing, à nouveau soldats, pour une nouvelle éternité.

« Je veux un homme qui me colle le train, je suis complètement ensuqué. Que ceux qui sont dans mon cas n’hésitent pas à faire la même demande… »

Je ne m’étonne même pas de voir que toute la troupe se réorganise en binômes, fâcheuse conséquence des nuits de jour, à l’emporte-pièce.
Je donne le signal de déploiement, et c’est parti. Avec une discipline exemplaire, la cavalerie se répand sur la voie comme un liquide et je descends à mon tour. Une voix féminine m’informe :

« C’est moi qui veillerai sur toi.
- Comme par hasard.
- Tu viens encore de me tirer d’affaire.
- Tu veux que je te dise combien m’ont tiré d’affaire ? Et combien de fois ? Ça fait longtemps que j’ai perdu le fil. T’as pas besoin de compter, tu sais.
- Tu sais bien que je m’en fous, alors ferme-là et contente-toi de moi.
- Je ne fais pas que m’en contenter, je ne peux pas rêver mieux, Guépard.
- Putain, c’est pas les distances d’arrêt d’un trente tonnes ça. T’as vu comment j’ai raté le quai ? »

C’est Graham qui débarque. Je relativise :

« C’est une aubaine au contraire. S’ils avaient été agglutinés dans le bâtiment, ils nous seraient tombés dessus tout de suite et on aurait passé un sale quart d’heure à se dépêtrer du container. Là, on a le temps de voir venir. C’est un coup à retenir, Graham.
- Reçu. »

Je secoue la tête et me frotte les yeux pour en chasser les picotements. Il est temps d’avancer. Rien à signaler pour le moment. Cette fois, la bâtisse est modeste : un seul étage, deux entrées, deux sorties donnant sur les quatre voies. Tout est ajouré et pour cause, c’est un bien mauvais abri. Nous l’investissons en quelques secondes. En face, c’est la route qui nous plonge dans le milieu urbain, à la merci de toutes ces structures humaines désertées. Conrad donne les directives que je m’apprêtais à énoncer.

« On fait comme d’habitude. Abri, ravitaillement et carte. Qui fait quoi ? Il est dix-sept heures, cela nous laisse quatre heures de champ libre, il faut qu’on se dépêche.
- Abri.
- Bouffe.
- Et carte pour nous donc, me devance Sheryl. »

Malgré ces choix, nous restons assez flexibles. Il est évident que nous n’ignorerons jamais un garde-manger sous prétexte que nous recherchons autre chose. Néanmoins, chaque spécialité a sa manière d’explorer le terrain, et cette spécialisation nous permet de progresser plus rapidement. C’est l’expérience de plus d’un an et demi de pillages. Nous remontons la rue, puis l’ordre est donné de se séparer.
Mon unité se met alors à arpenter les rues, à observer enseignes et panneaux indicateurs, sans oublier de passer la moindre fraction d’espace au peigne fin du viseur pour réduire à néant toute trace de pourriture. Le but : trouver rapidement une carte qui détaille la ville au maximum, ce qui n’est pas le cas des cartes routières.

« Ici l’équipe S. Nous avons trouvé une cave suffisamment grande pour tous nous abriter confortablement, et ce qui repose sur les rayons ne ressemble pas à de la piquette ! A vous. »

Je prends la communication.

« Jamais les caves, Savage, ce sont des trous à rats. Un seul accès en contrebas. Si un seul zombie se pointe, il vous coincera, et même mort, son cadavre entravera la sortie. Alors imagine rien que contre cinq. Et n’abusez pas sur les bouteilles. Je suis très sérieux, une demi-bouteille par personne grand maximum.
- A vos ordres. Terminé. »

La performance est remarquable. Ils l’ont trouvé vite, cette cave à vin. C’est vraiment la conséquence de notre dernière trouvaille : la radio, la vraie, pas ces talkies-walkies en plastiques qui n’ont ni portée ni batteries potables. Avant, notre fameuse stratégie n’était effective que sur une rue donnée, car sans lien visuel entre chacun d’entre nous, il était absolument inconcevable d’aller se perdre au fin fond de ces allées inconnues. Ç’aurait été se diviser dans le brouillard impénétrable de la gueule du loup. Ç’aurait même carrément été s’enfoncer dans ses intestins. C’est se laisser digérer avant même de se faire manger, mordre, être plus ou moins mort. Du suicide.

Comment les mots
survie et suicide peuvent-ils être ainsi un tant soit peu semblables ? C’est pourtant le jour et la nuit, la lutte et le laisser-aller, l’antithèse parfaite. Pourquoi alors, submergé par le désespoir, penser « survivre, c’est du suicide » devient dangereusement séduisant ? Pire. Pourquoi cette idée ne m’est-elle pas rebutante alors que je vais bien ? Pire encore, je sais que peu d’entre nous sont différents de moi. J’étais loin d’être suicidaire dans ma vie… disons… antérieure. Je suis toujours loin de l’être. Mais le Cataclysme s’est bien amusé à m’amenuiser à l’extrême ce garde-fou. Garde-fou… oui, vous m’avez bien compris je pense.
Les mots sont de redoutables pièges. Les mots, certaines idées, sont d’insidieux poisons qui vous détruisent de l’intérieur. Par le rêve et le vagabondage. Les mots ont ce pouvoir de s’associer pour nous mener à d‘autres mots. Une chaîne. Rêver, c’est se tuer à grand feu. Laisser ses mots ou ses pensées vagabonder, c’est suivre la chaîne qui nous pousse à rêver. Et le pire, c’est que je viens tout juste, là, maintenant, de vagabonder. Ça me prouve au moins que je suis encore humain.


Publié le 30/05/2009 - Pas de modifications
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