Parmi les étapes jalonnant notre chemin, les plus importantes sont sans doute les rencontres. J'ai fait une de ces rencontres il y a seize ans. Je séjournais chez les gobelins de la Baie du Butin, j'avais pour dessein de découvrir Strangleronce dont on m'avait tant conté les dangers. J'avais hâte de découvrir cette jungle dense et hostile, au sein de laquelle prospéraient de dangereuses bêtes et d'avides bandits. Le lendemain de mon arrivée à la Baie, j'ajustai les sangles de mon armure la plus légère, puis entrepris de me fondre dans la végétation environnante à la recherche de je ne sais quel trésor.
Seize ans plus tôt.
J'ai bien fait de partir à pied, la végétation est d'une densité spectaculaire. Ma taille relativement petite et mon agilité me permettent tout de même de me mouvoir à une vitesse satisfaisante. Le danger semble omniprésent, les bêtes étranges, les brigands et les campements de pirates ne laissent que peu de répit au voyageur mal préparé. Les habitants locaux m'intéressant le plus sont les Trolls, mais je n'en ai pas encore aperçu. J'ai pu entendre de nombreuses histoires à leur sujet. Ils seraient cachés dans des ruines au plus profond de la jungle où ils pratiqueraient des sacrifices, entre autres atrocités. Le détail le plus intriguant à propos de ces humanoïdes émaciés à la peau bleutée est sans doute leur soit-disant cannibalisme. Il paraît aussi que certains seraient très doués pour la magie ou encore pour le comb... Une présence. Une présence vient de couper le fil de mes pensées.
Sentir une aura n'est pas surprenant dans cette forêt habitée par une multitude d'êtres vivants, non, ce qui me trouble c'est que je ne peux voir sa source. Je ralentis ma course pour pouvoir me déplacer plus furtivement, les sens aux aguets. Je gravis lentement ce qui ressemble à un énorme talus afin de prendre un peu de hauteur. La paroi devient presque verticale, mais je continue doucement mon ascension jusqu'à un encorbellement rocheux sur lequel je m'accroupis. Je suis à présent totalement déphasé, invisible pour un oeil ordinaire. En grimpant, j'ai compris quelle était cette chose qui rôdait dans l'ombre. Elle est assise à quelques mètres de moi, elle observe la vallée. C'est une panthère, je la distingue à présent, non sans difficulté. C'est la première fois que je vois un animal utiliser une technique de camouflage semblable à la mienne. Je pense qu'elle a senti ma présence aussi, mais qu'elle m'a pris pour une des leurs. Peut-être que cette affinité avec les ombres que nous semblons avoir en commun pourrait nous aider à nous comprendre, ou au moins à ne pas nous attaquer. Je ferme les yeux et me concentre sur l'aura de la panthère. Je lui intime de me conduire à un Troll, n'importe lequel. J'ouvre les yeux. Elle n'a pas bougé, évidemment, c'était stupide. Je m'apprête à quitter mon perchoir pierreux quand j'entends un léger feulement. Elle a tourné la tête dans ma direction. Elle me voit, j'en suis persuadé cette fois-ci. Nous nous observons quelques instants, oscillant entre confiance et méfiance. Soudain une étrange lueur jaune s'empare de ses yeux, comme s'ils s'embrasaient. Dans un rugissement puissant, elle fait brutalement volte-face et s'élance, sortant ainsi de son camouflage et exhibant une fourrure rase et compacte d'un bleu sombre et métallique. D'un bond puissant, je quitte aussitôt la corniche pour me lancer à sa poursuite, laissant derrière moi un nuage de poussière. J'atterris sur un sol encombré dans un fracas de branchages alors que la panthère n'a pas produit le moindre bruit. Je relève la tête, la boule de muscle sombre est déjà loin. Hors de question que je me fasse semer par une bête sauvage ! Je ne peux réprimer un grognement de rage en me lançant à sa poursuite. Le rythme est soutenu et à plusieurs reprises j'ai bien du mal à empêcher la végétation luxuriante de me gifler le visage. Rapide comme la foudre et légère comme les embruns, la bête au pelage bleu cobalt fend la verdure hostile avec assurance, laissant dans son sillage des obstacles qui semblent tous vouloir m'empaler. Elle est à la fois un monstre de vélocité et la quintessence de la grâce. La beauté féline de chacun de ses mouvements est au service de la perfection du geste. Je ne peux qu'admirer et prendre exemple sur elle, m'inspirer de la pertinence avec laquelle elle appréhende son environnement. En quelques bonds aériens elle gravit sous mes yeux le tronc pourtant lisse d'un arbre dont les proportions frôlent la démesure. Je vais la perdre de vue si je ne parviens pas à la suivre, mais l'écorce n'offre aucune prise. Je n'ai que quelques secondes pour trouver une solution. Je sais, je sais comment faire. Le Pas de l'Ombre est une technique offensive, mais après tout rien ne m'empêche de l'utiliser juste pour me déplacer. La quiétude trompeuse de la nature aux alentours n'est même pas troublée par le discret sifflement que produit ma disparition. Je réapparais une fraction de seconde plus tard sur la même branche robuste que la panthère, juste derrière elle, alors que les particules soulevées par mon départ du sol sont encore en suspension dans l'air humide de la jungle. Mon guide quitte la branche précipitamment, comme surpris par ma soudaine présence. La poursuite se prolonge encore durant quelques minutes à vingt mètres du sol. Bien qu'assez acrobatique, cette progression d'arbre en arbre me semble moins pénible que la course entre les racines géantes et les plantes carnivores. Le fauve s'arrête enfin sur une énorme branche recouverte de mousse. Je m'accroupis sur cette même branche, conservant une distance de quelques mètres entre l'animal et moi. La panthère, majestueuse et à peine essoufflée, donne alors un coup de museau dans le vide, comme pour désigner quelque chose. En scrutant dans la direction indiquée je ne distingue rien de notable si ce n'est un pont de bois tendu sur une faille profonde d'environ dix mètres. Lorsque mon regard revient sur la branche la bête a disparu, mais je sens encore sa présence. Elle m'observe. En guise de remerciement je pose un genou à terre et incline la tête. J'entends comme seule réponse un rugissement, court, net. L'aura a disparu.
Je me retourne et observe à nouveau ce pont dont la précarité ne semble faire aucun doute. D'un bond je quitte la mousse rassurante de la haute branche, me laissant tomber dans l'épaisse végétation qui commente à m'être familière. Après une cinquantaine de pas j'atteins la faille aperçue plus tôt. Au fond de cette dernière se faufile jusqu'à l'océan un minuscule cours d'eau dont le clapotis sonore mais courtois se fond harmonieusement avec les autres bruits de la forêt. J'emprunte le pont fait de bois et de lianes. La solidité inattendue de cet édifice minimaliste relève du plus grand mystère. À peine ai-je franchi le gouffre que les bribes étouffées d'une conversation viennent chatouiller mes oreilles pointues. Je progresse doucement en direction du bruit, évitant les racines qui pourraient produire des craquements peu discrets, ne posant mes pieds qu'aux endroits recouverts de mousse. Ce sont deux humains. Ils sont armés de fusils et progressent péniblement à grand coups de machettes. Je ne comprends pas grand-chose à leur discussion, mais il semblerait qu'ils chassent je ne sais quel animal en vue de s'emparer de ses défenses. Ils en possèdent déjà un certain nombre que je vois dépasser du sac de l'un d'eux. Les deux chasseurs interrompent soudain leur marche à la lisière de la jungle pour se cacher grossièrement derrière un rocher. Au-delà du mur végétal s'étend une plage au sable blanc et remarquablement fin. C'est alors que je l'aperçois, enfin.
Un Troll. Il est accroupi, penché sur un cadavre sanguinolent qu'il dévore goulûment en fredonnant un air étrange agrémenté de paroles déformées par la mastication, le tout dans un dialecte incompréhensible. Les bottes et le chapeau du cadavre qu'il a laissés de côté ne laissent aucun doute, c'est la dépouille d'un Pirate, probablement un éclaireur. Le Troll est plutôt maigre, comme on me l'avait décrit, mais les muscles ciselant ses bras sont impressionnants de fermeté. Son visage est recouvert de peinture blanche et jaune. Deux longues défenses maculées de sang hérissent sont visage aux traits profonds. Un des humains se dresse soudain et le met en joue. Cependant, plusieurs détails m'ont convaincu que le Troll ne se laissera pas tuer aussi facilement. Tout d'abord, je n'ai pas senti sa présence à l'approche de la plage. Il sait donc l'occulter, ce qui laisse à penser qu'il sait aussi repérer les autres présences, particulièrement celles de deux humains patauds et tapageurs. Je remarque aussi que le sabre du pirate est dans son fourreau. Le Troll l'a sans doute tué avant qu'il ne puisse dégainer. Ce grand être bleu pâle porte plusieurs lames courtes sur les côtés ainsi qu'une armure légère rappelant étrangement celles que je porte, c'est assurément un combattant. Un dernier détail vient me frapper au moment de la détonation : le cannibale n'a laissé aucune trace de pas dans le sable. Une grande flamme jaillit du canon et la balle traverse le Troll avant de s'écraser dans le sable, soulevant un petit nuage. Silence. L'humanoïde aux longues défenses ne chante plus, il est immobile. Mais il ne tombe pas, ne saigne pas. Il devient flou, son image grésille et vibre bizarrement. L'illusion n'a été parfaite qu'une seconde, mais ce fut suffisant. Le Troll est comme tombé de nulle part sur le tireur imprudent, lui enfonçant deux poignards dans le corps, de part et d'autre du cou. Son comparse pousse alors un cri horrifié et donne un grand coup circulaire avec la crosse de son arme en visant le visage de l'assassin. Bruit mat, comme le bruit d'un couteau se fichant fermement dans le bois de la porte contre laquelle il a été lancé. Pétrifié, l'Humain observe le visage couvert de peintures tribales de son ennemi. Celui-ci sourit, puis recommence à fredonner son chant étrange, sans bouger. Lorsque le chasseur malchanceux a tenté de porter un coup, l'assassin n'a eu qu'à pencher légèrement la tête pour que le bois du fusil soit stoppé net par les pointes de ses défenses. La scène, malgré la violence de la situation, prend une tournure comique. L'humain couvert de sueur tente en vain de récupérer son fusil qu'il tient par le canon et tire par à-coups, tandis que le Troll ne fait rien d'autre que laisser sa tête suivre les mouvements de la crosse en psalmodiant toujours, l'oeil moqueur et les deux mains dans le dos. Sans cesser de chanter, le tueur sort lentement une main de derrière son dos et l'agite en l'air, pour attirer l'attention de sa future victime. L'humain terrorisé cesse alors de tirer sur son arme et fixe la main à trois doigts. Maintenant. D'un geste d'une rapidité foudroyante, le Troll fracasse le fusil du tranchant de la main, arrachant la crosse à ses défenses. Avec la même main, sans que l'homme n'ait le temps de distinguer la transition entre les deux mouvements, il lui porte un direct violent au visage, en gardant toujours l'autre main derrière son dos. Dans un craquement sinistre, la tête du chasseur effectue un mouvement peu naturel vers l'arrière avant qu'il ne s'effondre. Le cannibale se perd alors dans un long rire gras, la tête en arrière et les deux mains plaquées sur le ventre.
Je décide de sortir de l'ombre. D'un bond je me place face au Troll, à quelques mètres de lui. Il cesse de rire et m'observe en penchant la tête. Il n'avait vraisemblablement pas senti ma présence non plus. Nous nous observons longuement, plusieurs minutes s'écoulent. La nature aux alentours est calme et semble observer les deux voleurs, debout face à face. Je décide d'attaquer, je veux savoir si son art est supérieur au mien. D'un geste rapide, je saisis un des couteaux de lancer cachés dans mon plastron et le projette en direction du visage du troll tout en m'élançant vers lui. Il dévie nonchalamment mon arme de jet en la frappant du cuir recouvrant son avant-bras. Je l'attaque à mains nues, il ne dégaine pas non plus. Les coups pleuvent, mais tous sont parés ou esquivés, de part et d'autre. La rapidité de ce combattant est impressionnante, surtout compte tenu de sa grande taille. Lassés de ne pouvoir prendre le dessus sur l'autre, nous posons de concert une main sur une de nos dagues. D'un seul geste, je dégaine et porte un coup direct vers l'abdomen de mon opposant, mais je ne rencontre que le vide d'une image grésillant légèrement, comme l'a fait balle de fusil. Il est ailleurs, mais où ? Je ferme les yeux et me concentre sur son esprit, son aura. Trouvé ! Je lance mon Pas de l'Ombre, disparaissant à l'instant précis où sa lame allait m'atteindre à la tempe. Lorsque je réapparais dans son dos, j'ai déjà amorcé mon attaque en direction de son cou, je sais qu'il n'a pas le temps d'esquiver. Je bloque mon geste au dernier moment. La pointe de mon arme touche la peau de son cou, sans l'entamer. En outre, je sens un picotement à l'aine. Le Troll a dégainé aussi et a visé juste : l'artère fémorale. Son geste est d'une précision stupéfiante, il a transpercé le cuir de ma combinaison, mais a laissé ma peau intacte. Nous décidons tacitement d'en rester là et rangeons nos lames sans quitter l'autre du regard. Nous nous saluons, signant ainsi officiellement la fin des hostilités. Le combattant aux longues défenses s'étire le dos, abandonnant pour un instant sa posture voûtée tandis que je réajuste le noeud tenant mes cheveux groupés en une queue de cheval plutôt sauvage. Le Troll fait mine d'arranger la crête colorée que forment ses cheveux pour se moquer de moi, avant d'éclater de rire. Je prends alors une posture voûtée et grimace le plus fort possible pour imiter son visage torturé. Il reste un instant perplexe, puis nous rions ensemble.
- Je m'appelle Dohann, Dohann de Ravenholdt, tu comprends ce que je dis ? dis-je le plus intelligiblement possible.
- Bien sûw que oui, tu me pwends pouw qui ? me rétorque le Troll dans un sourire. Je suis Aoteawoa de Sen'whagi, wavi de faiw ta connaissance, mec !
- Pourtant, je n'ai pas compris ce que tu chantais tout à l'heure...
- C'est nowmal mec ! Seuls les Twoll de Sen'whagi compwennent cette langue ! Je te le chante en commun si ça peut te faiw plaisiw !
- J'avoue que je suis curieux, oui...
Le Troll se met alors à dodeliner doucement la tête en récitant ces paroles :
"Une ombre t'observe, mais tu ne le sais pas
Aotearoa de Sen'whagi, Aotearoa de Sen'whagi
Elle va te tuer puis te dévorer
Aotearoa de Sen'whagi, Aotearoa de Sen'whagi
Il aurait mieux valu que jamais tu ne croises
Aotearoa de Sen'whagi, Aotearoa de Sen'whagi
Il ne laissera de toi rien d'autre que les os
Aotearoa de Sen'whagi, Aotearoa de Sen'whagi"
Silence. La panthère ne m'a pas montré n'importe quel Troll. Aotearoa et moi avons des destins entrelacés, je le sens et il le sent aussi.
- Au fait le Troll, comment fais-tu pour créer cette illusion, là, celle qui nous fait frapper dans le vide ?
- Hey mec ! Je vais pas te livwer mes techniques secwètes ! Et puis on diwait que tu sais faiw des choses mawantes aussi ! s'écrie le Troll passant machinalement un doigt sur la pointe de l'une de ses défenses.
- Ouais, d'ailleurs je pensais que seul le Manoir de Ravendholdt enseignait de telles techniques. Remontre-moi un peu pour voir ? Par exemple si je t'attaque de manière frontale, comme ça...
Dohann