Première partie : Echos
Chapitre 1
Courir, encore.
Pourquoi ? Pourquoi les Orcs les pourchassaient-ils ainsi ? Quelle rage les poussait ? D'où venaient ces terribles pouvoirs démoniaques que certains d'entre eux utilisaient pour semer la peur et la mort ? D'où venaient cette peau rouge, ces yeux injectés de sang ? Où étaient les méfiants mais pacifistes Shamans qui guidaient leur peuple de leur sagesse rustique ?
Mais l'heure n'était pas aux questions.
"Stropo, prends ma main."
Maman.
"C'est encore loin Telredor ?" demandai-je.
La face couverte de boue et de larmes, elle alla chercher la réponse dans les yeux de mon père.
Puis elle se tourna vers moi.
Ce fut la dernière fois que je vis son visage.
Un visage de désespoir et de souffrance.
"Je ne sais pas."
Je ne sais pas.
Cette phrase que je répète tous les jours sur tant de sujets. Ma devise.
Ils nous cherchaient. Ils n'étaient pas loin.
Nous venions de Sha'naar, à l'est du marécage. Je ne connaissais pas le monde au-delà, mes parents non plus d'ailleurs. Je me souviens seulement de flammes, de cris et de sang. Que reste-t-il de Sha'naar, que reste-t-il du bonheur que je vivais sans savoir qu'il était si fragile et précieux ? Je ne sais pas.
Dans le chaos nous avons pris la fuite avec une dizaine d'autres loin des routes, jusqu'au marécage nous rampions plus souvent que nous ne marchions, dans les broussailles, nous écorchant, pleurant, nous demandant pourquoi.
Mes parents savaient que Telredor serait un refuge, mais ils ne savaient pas où aller exactement dans le Marécage, d'autant que nous évitions les routes.
Et ils nous pourchassaient, ces vils traqueurs dimensionnels dressés par les chasseurs Orcs. Des bêtes capables de se rendre invisibles, à l'ouïe et l'odorat aiguisés, et au tempérament sournois.
L'attaque fut nocturne. Je me réveillai aspergé de sang, à cause des cris horribles que poussait mon voisin, dont un traqueur mâchait d'un air réjoui les entrailles. Je sentis le bras de mon père me soulever de terre. Ma mère et lui coururent, les yeux agrandis par la panique, jusqu'à arriver devant une pente abrupte où ils se jetèrent de concert. Nous roulâmes un instant avant de nous immobiliser dans un lit de gros champignons poisseux à l'odeur épouvantable. Ce furent leurs chapeaux et leur puanteur qui nous sauvèrent. Il est probable que nos compagnons aient tous péri.
Mais on ne berne pas des Orcs aussi facilement.
Ils nous cherchaient. Nous le sentions.
"Ayanë, Stropo, regardez."
Au loin, entre les champignons géants, nous pouvions discerner dans la brume les contours vagues de bâtis de bois aménagés sur le chapeau d'un champignon qui surpassait un peu ses voisins.
"C'est sûrement Telredor", dit-il d'un air sérieux. Il se concentrait manifestement pour ne pas se réjouir trop vite et continuer à guetter le moindre signe de nos poursuivants.
Une route passait devant Telredor. Elle semblait déserte dans un sens comme dans l'autre. Mon père ne semblait tout de même pas rassuré, craignant de commettre une erreur si près du but. Il nous demanda d'attendre quelques instants. Ma mère s'effraya mais il la rassura d'un regard. Grâce à ses pouvoirs de mage - qui étaient très modestes malheureusement, comme il n'avait débuté sa formation que très peu de temps avant l'attaque - il se téléporta de l'autre côté de la route dans une broussaille. Nous le vîmes aller au pied du champignon et attirer l'attention d'une sentinelle, laquelle alla alerter manifestement d'autres personnes.
Un instant plus tard une plate-forme descendait magiquement du haut du champignon pour nous recueillir. Mon père se décida enfin à sourire en nous faisant signe de courir vers lui.
J'entendis alors ma mère s'exclamer en se levant, puis un son étrange, celui d'un coup sec contre une porte. Toc ! Le visage de mon père se figea. Je tournai la tête vers ma mère et ne vit que sa poitrine transpercée d'une flèche. Devant mes yeux, un rideau de feu.
Mon corps se couvrit de flammes.
J'entrevis alors à travers le voile ardent recouvrant mon visage, quelques mètres derrière moi, un démoniste orc à l'air sadique qui me fixait intensément. Je suffoquais, la douleur était si puissante qu'elle m'empêchait de respirer ou de penser. Il marmonna alors un mot d'incantation dont toujours je me souviendrai : Oth'nala ; dont j'appris plus tard qu'il signifiait Incinérer.
Mon corps fut dévoré de l'intérieur. Mon coeur pompa des flammes au lieu de sang. Ma tête vibra tandis que du sang et des flammes jaillissaient des coins de mes yeux, de mes narines, de ma bouche dont je sentis très nettement l'intérieur s'assécher et se fendre telle une terre aride. Mais surtout sous ma peau tous les nerfs se tendirent et hurlèrent. J'appris la douleur, j'appris la folie. J'appris le chant des abîmes de la souffrance. J'appris le cri de l'âme. Le cri que je poussai alors. Qui fut le dernier et résonna dans tout Draénor, dernier écho d'une conscience d'enfant.
~~
"Vous écrivez quoi ?"
Stropovitch ferma vivement son carnet et lança un regard noir à l'individu qui venait de l'apostropher.
"Rhoo ça va vous vexez pas j'peux pas lire c'est du draeneï vot'écriture là j'comprends rien à c'te langue."
Le regard de Stropovitch ne s'adoucit aucunement.
"D'accord, j'vous présente mes excuses, ah la la. J'me présente, Jack, enfin, c'juste pour donner un nom hein hé hé."
L'individu nommé "Jack" tendit la main à son interlocuteur qui l'ignora et continua à le fixer.
Jack déglutit. Ce mercenaire connu sous le nom de Stropovitch n'avait manifestement pas d'humour. Sa carrure impressionnante et ses armes terrifiantes dotées de ce qui semblait être une aura magique n'étaient pas pour le mettre à l'aise non plus. Mais de fait le draeneï était une référence dans sa profession et il n'y avait pas plus prisé que lui des Paluns jusqu'à Sombre-Comté. Un, il était draeneï, donc il n'avait aucun rapport personnel avec les problèmes des différentes régions d'Azeroth. Deux, il remplissait toujours ses contrats rapidement et proprement. Trois, il était muet, donc s'il se faisait prendre rien ne transpirerait de lui.
Le lieu de rendez-vous qu'avait fixé le draeneï était assez insolite. C'était dans une auberge, certes, mais délabrée, en ruines et isolée : celle de la Colline des Sentinelles, dans la Marche de l'Ouest. La vieille aubergiste, sale, folle et sourde qui n'avait jamais quitté les lieux malgré le fait qu'elle n'ait plus de clients, regardait en mâchant son pouce, d'un air béat, l'homme habillé en citadin décontracté, avec béret et chemise débordant sur le pantalon, et le colossal draeneï qui ne s'était pas allégé de la moindre pièce d'armure.
Jack soupira.
"C'regard signifie "Venons-en au fait j'ai pas qu'ça à faire", un truc dans l'genre, hein ?" dit-il d'un air sarcastique. "Bah rien d'compliqué pour toi. En gros la p'tite fille de celui qui m'envoie s'est fait enl'ver, tu vois. Les ravisseurs d'mandent une rançon qu'le vieux a pas envie d'payer, genre mêm'tes services lui r'viennent trois fois moins cher."
Le draeneï leva un sourcil d'un demi-millimètre.
"Ouais, t'as bien compris, une énorme rançon. Genre pas une rançon normale, vu qu'y a pas qu'la vie d'la fille qu'est menacée, tu vois." Il prit un air finaud. "Ouais, l'vieux a des choses à cacher, et des choses vraiment pas racontables, du lourd quoi, qu'les ravisseurs, un p'tit groupe de vauriens là qui s'font appeler les Vide-Châteaux menacent de divulguer."
Le regard de Stropovitch devint pensif, ce qui déconcerta un peu Jack, qui quitta son air sarcastique et lâcha comme subitement énervé : "Bon en gros ton job c'est d'trouver où sont les mecs et d'les faire taire. La fille, tu m'la ramènes ici. On s'donne rendez-vous dans trois jours. Ok ?"
Stropovitch réfléchit. Jack l'observa avec curiosité. Le draeneï leva deux doigts. "Deux jours ? ça t'suffira pour les localiser ?" L'autre ne répondit pas du moindre signe. "Ok, ok, ok dans deux jours" dit Jack, qui commençait à être vraiment exaspéré. "Au fait, ajouta-t-il en se levant, ça n'a pas l'air d'te gêner qu'j'te donne aucun indice pour la r'trouver. Ton employeur m'a dit que tu t'débrouillerais, et j'ai bien du mal à l'croire. C'est qu'chaque indice qu'y t'donnerait risquerait d'te faire découvrir qui il est, et il a pas envie, t'vois. Donc en gros tu sais rien. Pas d'problème ?"
Alors Stropovitch à la grande surprise de Jack eut un sourire en coin et un regard amusé. Jack s'en retourna avec une rage qui le faisait trembler, qu'il ne comprenait pas lui-même.
Stropovitch reprit intérieurement, fermant les yeux. Ce Jack n'était manifestement qu'un serviteur, un valet tout au plus, d'un noble. Lequel n'avait pas voulu se montrer au mercenaire, mais de fait, celui qui en savait le moins en ce moment, c'était Jack. Le noble avait à travers lui révélé ce qu'il voulait réellement. Le fait que les "ravisseurs" soient au courant de ce que le noble voulait cacher signifiait certainement que ce dernier s'était engagé dans un complot puis s'en était désolidarisé - et maintenant les comploteurs gardaient sa fille en otage pour s'assurer son silence. Mais de fait ce noble ne voulait pas révéler publiquement le complot, ce qui risquait de révéler aussi qu'il y avait participé. Non, il voulait que Stropovitch fasse discrètement le ménage et qu'on n'en parle plus.
Le draeneï soupira. Le poisson était gros. Vide-Châteaux - comment le valet n'avait-il pas compris tout seul que sous ce nom absurde se cachait sa cible réelle, Van Cleef. Il n'y avait pas besoin d'indications particulières. Ce noble savait que Van Cleef avait sous ses ordres des énergumènes de toutes origines, y compris des ex-mercenaires voire mercenaires tout court qui continuaient à exercer ce métier entre deux campagnes de piraterie ou pillages de villages. Des gens du même milieu que Stropovitch. Ce noble savait que le draeneï aurait des contacts au sein de la Confrérie. Et qu'il n'aurait aucun mal à s'en servir pour parvenir à leur Repaire.
Ce noble était intelligent, décidément.
Stropovitch hésitait encore à accepter. Il lui faudrait peut-être tuer des connaissances - bien qu'il n'ait tissé aucune amitié particulière. Mais la somme d'argent promise était faramineuse. C'était un plan en or, un de ces plans qui permettent au mercenaire de faire une très longue pause et de se faire plaisir - ce dont Stropovitch ressentait le besoin après de longs mois de missions pénibles voire éprouvantes, et peu rémunérées.
Et puis ce n'était pas comme si tous ses adversaires allaient être des tendres.