Chapitre 2
"Point de cérémonies je viens prendre des nouvelles rapides."
Je n'avais jamais entendu une voix aussi grave. C'était une voix de vieillard millénaire.
"S'est-il agité cette semaine ?
- Oui, des cauchemars permanents semble-t-il. Il crie mais ses cordes vocales sont irrémédiablement hors d'usage. Quand on essaie de le tenir il manifeste une force dont je n'aurais jamais cru un enfant capable. Il m'a projeté sur plusieurs mètres il y a deux jours, d'un seul bras."
Etait-il possible que l'on parle de moi ?
"Je vois. La Lueur s'est-elle manifestée de nouveau ?
- Oui, dans ses crises aiguës. Tous les symptômes liés apparaissent de concert. C'est effrayant. Si vous, ô grand Prophète, n'avez pu le purifier de ce mal, que devons-nous faire de lui ?"
La Lueur ? Des symptômes liés ? De quoi parlaient-ils donc ?
Que faire de moi ? Mon coeur se figea. Pourquoi mes yeux refusaient-ils de s'ouvrir ? Je me sentais si faible...
Un silence. Lourd.
"Nous ne le tuerons pas. Nous allons l'élever dans la Lumière. Il faudra le préserver, le ménager. Quand son corps sera en communion avec la Lumière, alors nous pourrons définitivement le purifier et ne plus craindre cette Lueur qui s'éveille quand la douleur ou la peine lui sont insoutenables. Hmmmmmm." Un silence. "Il s'éveille. Au sujet de sa famille, dites la vérité sans détours. Faites attention à vous, alors. Une fois qu'il saura, nous pourrons commencer le programme."
Mes yeux ne voulaient toujours pas s'ouvrir. Je me souvenais de tout, et ces paroles étaient inquiétantes ; mais mon corps ne voulait pas bouger ni se départir de ce calme souverain qui l'habitait.
La présence du vénérable disparut. Ce devait être quelqu'un d'extrêmement puissant.
Deux personnes s'affairaient autour de moi, me tâtaient, se préparaient manifestement pour mon réveil.
"Si le Prophète en personne nous dit qu'il est dangereux, je n'ose imaginer les risques que nous prenons" dit une voix tremblante.
Un immense soupir sortit enfin de moi, le soupir de tout un corps qui s'éveille d'un très long sommeil. Mes yeux s'ouvrirent et mon torse se redressa.
Je les vis. Ces pauvres êtres.
Les deux médecins étaient prostrés près de la porte entrouverte, revêtus d'une armure lourde sur l'ensemble de leur corps. La porte était massive, un bon mètre d'épaisseur ; ils étaient prêts à bondir dehors et à refermer la porte sur moi ; l'ensemble de la chambre n'était que des parois d'acier blindé.
L'un d'eux fit un énorme effort sur lui-même et débita à toute vitesse, les larmes coulant sur ses joues : "Vos parents sont morts ainsi qu'une grande partie des nôtres nous avons dû fuir Draénor nous sommes dans l'Exodar un vaisseau à la recherche d'une autre terre mais ne vous inquiétez pas la vie s'est très bien organisée à l'intérieur nous allons nous occuper de vous."
Ils tremblèrent en me regardant d'un air paniqué, les yeux grand ouverts.
Je digérai les informations les unes après les autres. Je voulus poser une question mais aucun mot ne sortit de ma bouche.
Muet. Comme ils l'avaient dit à l'instant. Sur le moment je ne fis qu'une moue et un soupir. Je saisis une plume et un papier qui se trouvaient - sûrement exprès - sur ma table de chevet.
Ils s'approchèrent lentement et déchiffrèrent mon écriture maladroite. Leurs visages passèrent de la panique à l'étonnement. "Euh... d... deux mois."
Je restai coi, abasourdi.
"Eh bien, commentai-je bêtement sur la feuille, je ne pensais pas qu'on pouvait dormir si longtemps."
Cette fois ils passèrent de l'étonnement au soulagement total. Ils s'approchèrent, leurs jambes tremblant encore, mais le sourire aux lèvres. "Suivez-nous, Stropovitch. Tout est prêt."
Tout est prêt... Ces trois mots m'intriguèrent mais ne m'inquiétèrent pas. Il s'agissait de prendre particulièrement soin de moi, à ce que j'avais compris. Je les suivis docilement.
~~
"Hé hé hé c'est dangereux dans la profession de garder des trucs écrits sur soi vieux."
Stropovitch soupira. C'était décidément une manie chez ces humains. Il referma le carnet et se redressa dans un crissement d'armure.
"C'est comme les courriers que tu fais passer. Remarque tu peux pas faire autrement hin hin hin."
Stropovitch ne fit même pas l'honneur d'un regard noir à son collègue.
"Van Cleef savait que tu finirais par nous rejoindre. T'es assez connu dans le milieu et il est au courant de quelques-unes de tes dernières missions - des jobs sans intérêt juste bons à t'acheter une croûte de pain au retour. T'en fais pas vieux t'as fait le bon choix. De l'or y a que ça dans le sillage de Van Cleef ! Par contre m'en veux pas mais juste pour la forme va falloir te tester."
Stropovitch leva un sourcil d'un demi-millimètre.
"Ouais, tester comment tu te bats, tu vois. Si le boss est content t'es intégré. Ce que je voulais dire par "m'en veux pas" c'est que bah tant que t'es pas intégré tu dois pas connaître l'emplacement du Repaire."
Le sourcil se rabaissa.
"'tain t'es terrible toi on sait jamais ce que tu penses t'as l'visage on dirait une statue... Allez viens à la barque à la plage, je vais te bander les yeux et te boucher les oreilles."
Avant qu'on lui bande les yeux la barque était orientée vers le nord. Donc le Repaire était orienté vers le sud - c'était facile à discerner, la ruse était enfantine et de toute façon, personne n'allait vraiment se méfier de lui, c'était "pour la forme".
A l'endroit où ils débarquèrent un vent d'ouest lui apporta une odeur de mort humide et gluante. Stropovitch connaissait cette odeur. C'était celle du vieux phare hanté à l'ouest des Collines de la Dague. Encore une information.
Ils grimpèrent une pente assez abrupte, puis le sol changea sous les pieds de Stropovitch - des graviers crissèrent sous ses sabots - et l'atmosphère se refroidit. Pas de porte ouverte, pas de réduit franchi, rien : l'entrée du Repaire se trouvait donc dans une des mines abandonnées à l'ouest des collines. Un endroit sûrement fouillé mille fois par les autorités de Hurlevent. Quoique...
On lui enroula une corde autour de la taille et on le hissa de quelques mètres. Un peu de plat... une descente légère... un pont de bois... des passerelles, plate-formes, escaliers... son bandeau fut enlevé.
Devant lui, sur le pont supérieur d'un énorme navire, Van Cleef et une vingtaine de pirates humains et gobelins, debouts, le regardaient d'un air réjoui.
Stropovitch fut surpris par l'aspect du capitaine. Van Cleef était un homme grand et à la carrure impressionnante, mais plus vieux qu'il ne pensait. Au-dessus du foulard rouge qui lui couvrait la partie inférieure du visage, ses yeux étaient entourés de rides, et sa chevelure était grisonnante. Van Cleef était un homme d'une cinquantaine d'années. Il était vêtu tout de cuir noir et portait deux sabres d'excellente facture - un adepte lui aussi du combat à deux armes.
Le capitaine s'approcha du draeneï et lui tendit la main. Stropovitch hésita - il n'était pas dans son habitude de serrer la main de quelqu'un. Au moment où il se résignait et où sa main s'avançait, Van Cleef croisa les bras et dit d'un ton provocateur : "ça tombe bien, moi non plus je ne fais confiance à personne".
Un sourcil de Stropovitch se fronça d'un demi-millimètre.
"Bien ! J'aime les gens prudents. Mais j'aime aussi les gens forts, et ! qui tuent de sang-froid."
Stropovitch en déduisit que le test vérifierait ces deux aptitudes.
Van Cleef le fixait droit dans les yeux, et l'on pouvait deviner à sa voix qu'il souriait.
"La Confrérie est basée sur la force et le sang-froid. A tel point qu'une de nos règles est que quiconque parvient à tuer le capitaine en combat loyal devient capitaine." Stropovitch leva un sourcil. "Peu s'y sont essayés jusqu'à maintenant", ajouta-t-il en finissant sa phrase par un petit rire sadique qui rendit les visages de ses hommes un peu moins goguenards. "Mais je te rassure je ne serai pas ton adversaire". C'est plutôt toi qui as de la chance. Dommage qu'il y ait autant de monde autour de toi. "J'ai gardé exprès pour notre prochain candidat une petite victime de notre dernière campagne maritime."
La foule se fendit pour laisser passer un homme ligoté et baillonné à qui on avait laissé son uniforme de capitaine de la flotte de Hurlevent, basée à Menethil.
"Nous l'avons mis au frais mais il est encore vigoureux et pour l'avoir personnellement affronté je peux te dire qu'il est bon - raison pour laquelle je l'ai capturé !" Etrange personnage que ce Van Cleef, capable de vaincre sans le blesser un capitaine expérimenté dans le maniement des armes. "Sire Venders, la créature bleue que vous voyez devant vous nous vient d'Outreterre pour rejoindre nos rangs. Si vous le tuez, je jure sur mon honneur de vous libérer. Quant à toi Stropovitch, je te demande de le tuer."
Cela vérifierait ses aptitudes au combat, pour sûr. Pour ce qui est de tuer de sang-froid, le draeneï avait un doute. Il ne lui serait aucunement difficile de se décider à tuer un capitaine de flotte, pas plus que pour un murlock ou un gnoll.
On ôta ses liens et son baillon au sieur Venders, puis on lui jeta son arme. Le draeneï et l'humain étaient encerclés par la foule des pirates qui s'était agrandie entretemps. Van Cleef, en retrait lui aussi, croisa les bras et fixa les deux hommes.
Venders ne prononça pas la moindre parole une fois son baillon enlevé. Il saisit sa rapière et se leva calmement, et une fois debout prit instantanément un maintien fier et droit. Ta décision est prise, c'est bien.
Stropovitch avait déjà affronté la rapière. Cette escrime lui déplaisait fortement, toute basée sur de légers mouvements de poignets et tout un arsenal de feintes. Si Venders se battait calmement et avec tous ses moyens physiques et psychologiques, le combat s'annonçait rude.
Venders prit la posture d'attente, les genoux pliés et flexibles, la rapière pointée vers le draeneï - si ce dernier lui fonçait dessus de quelque manière que ce soit, il serait esquivé, feinté et transpercé.
Stropovitch soupira. D'habitude il attendait les attaques, mais là l'autre l'attendait et ne cèderait pas. Très bien ! A la surprise générale, il ôta son gant gauche et le jeta au sol. Sans dégainer ses armes, il s'avança calmement vers le bretteur. Celui-ci manifesta de l'étonnement. Déconcentre-toi. Stropovitch s'arrêta tout près de la pointe, à une distance où il aurait à peine le temps d'esquisser un mouvement d'esquive si l'autre attaquait. Tu n'attaqueras pas. Je le sais. Tu es tout dans la contre-attaque. Tu hésites ? C'est bien, hésite. Une goutte de sueur perle à ton front. Tu as perdu. Stropovitch baissa soudain sa main droite vers l'arme qui pendait à son flanc gauche, dans un mouvement vif. Mais en réplique, encore plus vivement, à la rapidité de l'éclair, la pointe de la rapière fendit l'air pour transpercer la poitrine du draeneï.
L'assemblée retint son souffle, incrédule. En même temps que sa main droite s'abaissait, Stropovitch avait levé sa main gauche dégantée vers sa poitrine, paume orientée vers la pointe de la rapière, laquelle l'avait transpercée et avait été déviée dans le mouvement de la paume vers le ciel.
Le draeneï avec une précision diabolique avait cueilli au vol la pointe de l'épée et déviée ! Et ce au prix d'une blessure bénigne.
Les yeux de l'assistance étaient ainsi fixés sur la paume transpercée du draeneï et n'avaient même pas encore perçu ce qui s'était passé la demi-seconde suivante : Stropovitch avait tout de même saisi son arme de l'autre main et avait tranché d'un coup net, vif et silencieux la tête du capitaine, qui n'était même pas encore tombée de son cou. Quand le corps s'effondra mollement et que la tête roula, les pirates ouvrirent des yeux hallucinés.
Van Cleef se mit alors à applaudir calmement, sans commentaire immédiat.
"Bien ! Tu sais te battre. Je t'avoue que c'était le test le plus difficile que j'aie fait passer jusqu'à maintenant. Des hommes de la trempe de ce capitaine ne se trouvent pas à tous les coins de rue."
Je veux bien le croire.
"Tu as bien fait de tout miser sur la première attaque. Une fois que ce genre d'énergumène a commencé sa danse, on peut l'arrêter soit avec une arme plus longue que la sienne - à condition d'être vif - soit en connaissant parfaitement le même art. Ce qui n'était pas ton cas."
Stropovitch ne cilla pas.
"Maintenant l'épreuve de sang-froid !"
Je m'en doutais ! Il y avait deux épreuves.
La foule se fendit à nouveau pour laisser passage à une autre personne ligotée et baillonnée... en l'occurrence une petite fille blonde au visage larmoyant.
"Voilà une fille que nous gardions en otage pour nous assurer le silence de quelqu'un - mais il n'est pas obligé d'apprendre qu'elle est morte, n'est-ce pas ? Tue-la de sang-froid et tu es des nôtres."
Et merde.
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