Articles de Stropovitch - I - 3
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Chapitre 3





(page du carnet écrite antérieurement)

On avait classé les enfants en deux grands groupes : ceux qui savaient déjà lire et écrire, et ceux qui ne le savaient pas encore. J'intégrai le second à cause de mon jeune âge, même si je savais déjà à peu près écrire - au moins je me perfectionnai. Ce groupe avait un seul enseignant - alors que nous étions près de deux cents. Maître Annïa, une vénérable draeneï au beau regard tout empli de Lumière.

Oui, "draeneï", exilés, nous méritions à nouveau pleinement ce nom.

On avait manifestement touché quelques mots à Annïa de cette "particularité" que j'avais - et dont je ne savais en fin de compte rien. Elle me parlait avec une extrême douceur et venait régulièrement me parler après son cours - alors qu'à chaque question elle devait attendre une réponse laborieusement écrite. Ce qui m'attristait, c'était que je sentais que cette affection était forcée. Il existe une forme de torture douce, qui consiste à vous entourer de soins et de douceur, alors qu'en vérité, vous êtes craint, suspecté, surveillé, et surtout, complètement seul.

Seul physiquement, je ne l'étais jamais. Ondraïev, mon "précepteur", m'accompagnait affablement partout, me couchait, me levait, m'apportait mes repas, me racontait tout et n'importe quoi, parfois des bribes de l'histoire de mon peuple, parfois des péripéties amusantes de sa propre vie, parfois des avis personnels grandiloquents sur des questions d'organisation sociale, parfois des inepties sans nom. Il gesticulait beaucoup, avec son faux sourire plaqué sans cesse sur son visage. Et j'étais seul, séparé des autres enfants qui pourtant, du moins les orphelins, dormaient ensemble.

Ce statut spécial suscitait de plus chez mes camarades crainte et jalousie à mon égard (je me demandais ce qu'ils m'enviaient). Ils chuchotaient souvent en me regardant en coin, ne m'abordaient pas ou très rarement, et pour des apostrophes diverses, sans suite - ils n'avaient pas la patience ou même la capacité de suivre une conversation écrite. On me demanda régulièrement pourquoi j'étais muet. A cela je n'essayai même pas de répondre. Quelque chose en moi se souvenait mais m'interdisait de trop y penser. Alors ces enfants s'inventèrent des réponses. Ainsi tous finirent par tomber d'accord que j'étais corrompu de quelque façon par une magie maléfique - et s'imaginèrent que je pourrissais de l'intérieur, me transformerais soudain un jour en démon et les dévorerais tous.

Hypothèse qui n'encouragea personne à beaucoup m'approcher.

Mais j'avoue que cette rumeur ne me paraissait pas du tout infondée.

Un soir la douce Annïa remarqua que je broyais du noir et s'approcha d'un air inquiet.
"Qu'y a-t-il ?
- Dites-moi, écrivis-je, est-ce que je vais me transformer en démon ?"
La question la stupéfia. Elle hésita.
"Non bien sûr qui t'a raconté ces histoires", répondit-elle avec le ton le moins convaincant du monde.

Mon coeur se serra.

J'ai su.

Je me traînerais ici-bas seul craint muet et malheureux jusqu'à une fin pire que la mort, dépossédé de moi-même, renié par mon propre peuple, voire abattu par lui.

"La Lumière..." chuchota Annïa. "La Lumière vainc toujours, Stropovitch. Elle te guidera."
"La Lumière...", me répétai-je intérieurement tel un écho.


~~~~~~~~

Le draeneï avait deux secondes pour réfléchir. Autour de lui l'encerclant, une soixantaine de pirates. Il était sur le pont d'un navire, au milieu d'une gigantesque grotte. Grâce à sa stature, Stropovitch pouvait voir par-dessus la foule qu'il y avait deux embarcadères, un de chaque côté du navire. Etant donné qu'il n'avait pas passé beaucoup de temps les yeux bandés à partir de l'entrée de la mine, un des deux embarcadères menait à la sortie, l'autre à s'enfoncer plus avant encore dans le Repaire. Aucun moyen de trancher.

Il soupira. S'il s'enfuyait, il n'aurait aucune chance de survie. Mais il ne devait pas non plus tuer la fille.

Quelque chose clochait. Le noble qui l'avait engagé était très intelligent, il en avait eu la preuve. Pas du genre à ne pas demander de garanties. Or Van Cleef avec cette fille avait une mine d'or à disposition. Il pouvait demander grâce à elle des rançons régulières, que le noble lui verserait par l'intermédiaire d'un agent qui aurait pour tâche de s'assurer d'abord que la fillette était vivante.

De plus il ne faisait pas encore partie de la Confrérie. Il était étrange que Van Cleef lui révèle pourquoi il gardait la fille, lâchait-il ainsi des informations à des inconnus ? Ou était-ce...

Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Il saisit une épée. Un pas en avant martelé sur le sol, simultanément un coup horizontal si rapide que les pirates ne virent que l'air onduler.

La perruque tomba au sol, les cheveux coupés s'éparpillant en l'air avant de se déposer lentement.

Une exclamation parcourut l'assistance. Sous la perruque de la fausse fillette se montrait un crâne chauve et vert, maquillé à partir du front pour imiter la peau humaine, et assorti de deux oreilles pointues sur les côtés.

Le gobelin se redressa, une sueur froide dégoulinant sur ses tempes. Il arracha son baillon et gémit : "Bon sang, heureusement qu'il a réussi l'épreuve, je comptais éviter son attaque s'il tombait dans le panneau mais je n'aurais pas pu, il est ahurissant patron, j'ai rien vu venir." Il se retourna vers Stropovitch. "Salut gars, moi c'est Sneed, le bricoleur en chef ici, hé hé. Fiou mon coeur ha ha tu lui as pas fait de cadeau là, avant que je me calme ! Je m'disais aussi inventer une épreuve supplémentaire pareille juste pour ce gus c'était vraiment risqué. Bah tu vois t'as deviné que Van Cleef était pas du genre à sacrifier des sacs à pépettes comme ça. Hein patron, l'est fortiche il a flairé l'embrouille, hein ! Patron ?"

Stropovitch, Sneed et les pirates levèrent les yeux vers Van Cleef. Lequel, le bandeau ôté, regardait fixement le draeneï avec un air carnassier.

Un silence de plomb s'installa aussitôt.

Le sang de Stropovitch se figea. Van Cleef se doutait de tout depuis le début. Il avait senti que la demande d'intégration du draeneï était louche. Il s'était demandé si cela n'avait pas un lien avec la fille. Voire ! pire ! il y avait eu des fuites et Van Cleef savait qu'il avait été contacté par Jack. Oui ! Van Cleef ne s'était sûrement pas contenté de garder la fille en otage ! Un ou plusieurs espions surveillaient sûrement le noble en permanence.
Mais pour une raison quelconque il n'était pas sûr. Et il l'avait testé et démasqué. Il avait percé le visage fermé du draeneï lorsqu'on avait jeté la fille à ses pieds, avait vu et compris son regard sur les embarcadères, avait lu sa décision finale.

Et maintenant il regardait toujours Stropovitch, et avait compris qu'il avait compris. Aussi se contenta-t-il de sourire encore plus largement et de dire avec flegme : "Tuez-le".

Les pirates restèrent interdits tandis que Van Cleef s'en retournait nonchalamment dans sa cabine. Ce dernier s'arrêta, tourna la tête et dit : "Quoi ? Tuez-le, allez. C'est un ordre." Avant de disparaître dans les entrailles du navire.

Les pirates se tournèrent vers Stropovitch et dégainèrent leurs armes. "Désolé, gars", fit Sneed.

~~~~~~~~

Rester calme.
Analyser les environs.
Rester calme. Velen ô grand Prophète, je n'ai pu faire mien votre enseignement, si ce n'est ce principe. Si je ne veux pas être dépossédé. Si je ne veux pas perdre conscience et raison. Rester calme. Je ne peux survivre qu'en faisant un massacre. Qu'en faisant calmement un massacre.


Tout se passa à une vitesse affolante. Tous les muscles du visage de Stropovitch se contractèrent férocement et il poussa un cri surpuissant, qui figea tous les pirates. Une demi-seconde plus tard, cinq pirates gisaient au sol, diversement étripés et démembrés. Stropovitch avait fait une trouée dans le cercle et avait sauté du navire. Les pirates dégainèrent arcs, arbalètes et fusils et se penchèrent. Pas de trace du draeneï.

"Il est retourné dans le navire se cacher", grommela un énorme tauren. Med et Kiros, surveillez l'embarcadère ouest, Levis et Nico, l'est. Surveillez l'eau aussi. Les autres, on se divise en trois groupes et on fouille. Un groupe pour chaque second." Gilnid le superviseur de la Fonderie, Vertepeau l'ancien capitaine du navire, grand gobelin sadique amateur de hallebardes, et lui-même.

Mister Smite, comme on l'appelait, était un des seconds de Van Cleef et un vieux baroudeur. Il saisit son énorme masse et descendit le premier dans la cale. 
 

Je dois fouiller tout le navire pour trouver la fille. Je me suis rattrapé à une écoutille très proche du niveau de l'eau après avoir plongé, il ne devrait pas y avoir de niveau inférieur ; je vais fouiller méthodiquement en commençant par le fond. Ils s'agitent là-haut, je l'entends.
Fond, porte gauche. Pompes en cas de prise d'eau. Porte droite. Cachot, vide. Je reviens, escalier, niveau supérieur. Des pas au-dessus de moi. Le fond. Porte gauche, cambuse, provisions. Porte droite, munitions. Je prends un fusil, le charge, saisis une giberne, la bourre de poudre. ça descend l'escalier ; ça ouvre des portes ; ça arrive à la mienne ; je prends mon élan et l'enfonce d'un coup d'épaule. ça envoie bouler le type et un collègue derrière au fond des provisions. Je tire dans le couloir. Des cris, du sang. Je reviens dans la pièce, attache le fusil à la bandoulière de la giberne, brise l'écoutille, dégaine mes armes, sors, escalade la paroi du navire en y plantant mes lames, brise l'écoutille du dessus et entre. ça chauffe en bas, ça crie. Là c'est une grande pièce emplie de hamacs. Je recharge le fusil. Sneed entre. Comme je ne l'ai pas entendu, il doit être seul, pas de quoi gâcher la poudre, je le choppe et lui tords le cou. Il n'a fait que couiner. Pressentiment. Je bondis en arrière au moment où une gigantesque masse s'abat sur moi et détruit le plancher.

Ne pas se laisser impressionner.

Dans le mouvement je tranche le manche de l'arme avant qu'il la relève puis tire. Le tauren mugit. Il est dans l'encadrement de la porte, il y a des gens derrière mais il prend toute la largeur du couloir. Je jette le fusil, vais planter mes épées dans la poitrine du tauren, le maintiens debout. Il est lourd. Je m'entends crier sous l'effort. Je le laisse s'affaisser un peu sur mon épaule pour pouvoir le soulever, et avance, et cours, et pousse les autres de l'autre côté qui s'exclament et s'ahurissent. Ne pas leur laisser le temps de pousser de leur côté en retour. L'un d'eux perd l'équilibre et tombe. J'entends ses os craquer sous mes sabots tandis que j'avance. Enfin des bruits de chute. Je m'arrête et balance le tauren dans l'escalier avec les autres. Le corps du tauren écrase un gobelin en contrebas. Les autres que j'ai poussés et qui sont tombés sont mal en point ou morts de trouille. Le couloir, les portes, ce doit être les chambres des seconds. Une. Deux. Trois. Quatre. Vides. ça s'active de nouveau en bas. Et en haut. Une autre masse détruit le plafond avec une force surhumaine et un ogre s'abat dans le couloir dans un fracas épouvantable.

Ne pas se laisser impressionner.

"Rhakh'Zor pas cont..." Ses tripes jonchent le sol tandis qu'il ouvre bêtement les yeux et la bouche et qu'un filet de bave va rejoindre la mare de sang à ses pieds. J'entends des hommes monter les marches et charger des fusils. Je saute et agrippe les bords du trou fait par l'ogre, et me hisse. Le pont. Des hommes y sont postés à gauche et à droite, et me regardent l'air effrayé, armant leurs arcs d'une main tremblante. Vite. Deux corps tombent dans l'eau, leur sang aussi en beaux arcs rouge vif. Je me tourne. Une flèche m'égratigne l'oreille. Et de quatre moitiés d'homme à la mer. ça s'interroge en bas. Je sors un canon de son emplacement - bon sang que c'est lourd, je dépense trop de temps et d'effort - il roule - chaque seconde compte - je le mets la gueule abaissée dans l'axe de l'escalier qui descend dans le navire. Le baril était à côté. Je charge. Ils ont fini de fouiller en bas et ont sûrement entendu le canon. Ils montent. Le premier qui voit la gueule de métal ouvre les yeux, incrédule. Le boulet de canon qui suit désigne trois volontaires pour refaire la tapisserie. Fracas du boulet qui traverse le bateau. Cris de terreur. Pas de temps à perdre. Je réemprunte le trou de l'ogre. Un gobelin m'accueille en bas un fusil braqué sur moi.

Ne pas se laisser impressionner.

L'index de sa main droite desserre la gâchette, maintenant qu'elle n'est plus reliée à son bras. Ses yeux et sa bouche se referment, maintenant qu'ils sont séparés du reste de sa tête. "Gilnid ?" Ce sont les autres qui regardaient encore les résultats du boulet et qui commencent à peine à se retourner. Un, deux, trois, quatre. ça crie encore mais c'est hors de combat, pas le temps de faire dans le détail. Il y en a encore en bas. Reste une porte, près de l'escalier. Chambre luxueuse, bureau, carte, compas, bourses d'or. Celle du capitaine. Qui n'est pas là. Placard. La fille. ça, c'est fait. Je referme le placard. Je retourne dans la pièce aux hamacs, reprends le fusil, le recharge, agrandit le trou du tauren à coups de talon et saute. De l'eau, jusqu'à la taille - le boulet a brisé la quille, un trou béant fait sombrer le bateau. Ceux que j'ai entendus paniquent en tentant d'installer la pompe. Aucune résistance. Des corps déchiquetés flottent. Je me penche au moment où une hallebarde allait me sectionner la nuque. Un gobelin de taille supérieure à la moyenne et avec un grand sourire sadique, dans l'escalier. Il fait tournoyer sa hallebarde autour de lui, je ne vois rien, l'air siffle. Il veut me destabiliser.

Ne pas se laisser impressionner.

Arme plus longue que les miennes : je tire. Il a réagi vivement, la pointe de la hallebarde était sur le chemin mais elle a sauté. Mais il sait sûrement se battre avec ce qu'il reste - un bâton. Ses dents se serrent. Il n'a plus de dents. Le coup de poing l'a sonné. Je lâche le fusil, dégaine et le termine. Je remonte, vais récupérer la fille ligotée et bâillonée, qui ne dit ni ne fait rien, la pauvre, elle est terrorisée. Je redescends, détache la fille - je laisse le baillon - la balance dans la flotte par l'écoutille par laquelle j'étais rentré, la suit, la repêche - elle ne savait apparemment pas nager, me hisse sur l'embarcadère. Là où Van Cleef m'attendait
.

~~

Son bandeau était mis.
Ses bras, croisés, le regard, sarcastique.

"Est-ce que tous les gens de ta race sont comme toi ? J'en doute."

Stropovitch, haletant, posa la fille et s'avança. Dégoulinant d'eau et de sang.

Derrière lui, les gémissements d'un navire qui sombre.

Van Cleef dégaina ses deux épées. Stropovitch remarqua d'un oeil acéré l'aspect poisseux de leur tranchant. Du poison. S'il m'égratigne, je suis mort.

"C'est de la maille fine avec de l'armure de cuir renforcé dessous que tu as là. Tu me permettras de viser directement la tête ?"

Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Pourquoi parler et me laisser ainsi reprendre mon souffle ? Ce n'est pas un comportement de pirate, ce souci d'honneur et de bienséance.
"Quel que soit le prix que l'on te paye, c'était de la folie de faire tout ça pour cette gamine. Tu cherchais autre chose que de l'argent."

Stropovitch fronça l'autre sourcil. Le calme revenait dans son coeur.

"Etant donnée ta force, je comprends que tu aies été attiré par un défi de cette envergure - tu devais t'ennuyer. Tu n'es donc pas un mercenaire digne de ce nom, qui privilégie la prudence et les plans solides."

Et alors ?

"Tu voulais un beau combat ? Moi aussi j'en ai désiré ardemment un durant ces longues années. Si je meurs, tu effaceras enfin définitivement une page de l'histoire de Stormwind que la caste dirigeante veut effacer depuis longtemps déjà."

Si tu le dis. Mais vos affaires ne me concernent pas.

"Qu'importe, hein ! Je me suis bien amusé, l'envie de vengeance faiblit en moi depuis quelque temps. Tu m'excuseras de t'avoir laissé reprendre ton souffle, c'est que j'ai de vieilles habitudes de la bonne société auxquelles je tiens."

Il était noble ?

"Il n'y a pas de témoin, mais c'est un duel singulier. D'homme à homme. Ce ne serait pas correct de te tuer en situation de faiblesse - je n'en ai pas besoin, alors autant éviter cette lâcheté de ma part."

Et le poison ce n'est pas lâche peut-être ? Ne t'en fais pas, tu ne me toucheras pas.

Derrière lui l'eau s'agitait d'énormes remous tandis que le navire - la caverne résonnant de ce bouillonnement - achevait de sombrer. Puis un bruit sourd : la carcasse de bois avait atteint le fond. De nombreux corps sanguinolents émergeaient les uns après les autres, entourés de halos de sang qui s'agrandissaient en lentes arabesques.

Au premier plan de ce tableau macabre, Van Cleef vit Stropovitch se redresser fièrement, puis s'incliner respectueusement.

"J'en conclus que tu es prêt ?"

Stropovitch acquiesca.

Le regard de Van Cleef devint celui d'un oiseau de proie, les yeux grand ouverts, les pupilles rétrécies. Il se positionna souplement, une épée en garde devant lui, une épée dissimulée dans le dos. L'intensité de son regard ! Il cherchait à l'hypnotiser, ou à l'effrayer, vraisemblablement les deux en même temps.

Ne pas se laisser impressionner.

 

~~

Publié le 09/07/2008 - Modifié le 09/07/2008
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