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Qu'est-ce qui fait d'un homme ce qu'il est ?
Est-il déterminé par sa naissance ? Sa famille ? Son appartenance ?
Sont-ce les expériences vécues qui le façonnent ?

Vaste sujet.


Imaginons... un homme.
Banal. Un parmi tant d'autres.
Oh, certes, nous sommes dans un monde d'aventures extraodinaires. Et nous pouvons supposer que notre homme en a vécu sa part. C'est le cas, en effet.

Qui est-il vraiment ? Un simple anonyme, portant une arme et une armure - car notre homme se bat - ou peut-il être plus que cela ?
Peut-être même est-il important. Sans qu'il ne le sache. Sans qu'il ne le veuille.

Car notre homme n'est pas un héros. Il le sait. Il s'en contente.
Tout le monde n'a pas vocation à être un héros. C'est ce qu'il dit, quand on lui pose la question.
Tout le monde n'a pas vocation à être un héros...

Mais voilà : qui dit ce qu'est un héros ? Qu'est-ce qui le détermine ?
La question mérite d'être posée, n'est-ce pas ?
Ou tout au moins, elle mérite... une histoire.
L'histoire d'un homme. De cet homme.


Voyons voir... Il faut un début à cette histoire. Et un narrateur.
Disons... une taverne. Un homme vétu de noir, plus forcément très jeune, boit seul à sa table.
Il a une histoire à raconter. Notre histoire.
Et quelqu'un entre dans la taverne, désireux d'entendre cette histoire.

Ecoutons.
Cette simple histoire, d'un homme banal, dans un monde extraordinaire...




***

[Une taverne en Azeroth, +27]

- Racontez-moi.

L'homme vêtu de noir jeta un coup d'oeil éloquent sur sa chope.

- La mémoire, vous savez... Et avec tous mes soucis d'argent...

Une pièce d'or apparut comme par magie devant l'homme qui s'en saisi prestement en souriant. Puis il fit un petit signe à la serveuse de la taverne et attendit d'être servi avant de siffler la moitié de sa chope.

- Racontez-moi.
- C't-à-dire... je ne vous connais pas, et c'est quand même...
- Je dois savoir.

L'homme lança un regard moins alcoolisé qu'on pourrait le croire à son mystérieux interlocuteur. Celui-ci était vêtu d'une robe grise simple et usée, et un capuchon cachait ses traits.

- Je ne raconte pas mes histoires à n'importe qui.

Une bourse apparut devant l'homme tout aussi rapidement que la pièce d'or. Il hésita une fraction de secondes, puis la fit disparaitre sous sa chemise.

- Mouais... je suppose que si vous êtes un sale type, il saura quand même se débrouiller...
- Racontez-moi.
- Vous voulez savoir quoi ?

L'homme mystérieux se pencha lentement vers l'homme en noir par dessus la table.

- Racontez-moi... tout.
- Ca risque d'être long.

L'homme mystérieux ne répondit pas, mais se rassit sur sa chaise, l'air d'attendre.
L'homme en noir se gratta le menton, pris une gorgée de bière, puis commença à raconter...

- Alors voilà...



***

[

Chapitre 1 : Moi, c'est Edualk


L'homme prit quelques secondes pour passer en revue ce qu'il restait de sa maison. L'intérieur avait été saccagé, et le feu avait détruit une bonne partie du toit.
Sa maison n'était plus qu'une ruine.
Sa maison... mais non sa vie.

Il soupira, les épaules basses, puis prit une profonde inspiration et se redressa, parce que c'est ainsi qu'un homme comme lui devait se comporter. Toujours faire face. Ne jamais s'apitoyer.
Montrer l'exemple.
Il prit le sac vide qu'il avait avec lui et commença à fouiller les restes de son foyer pour récupérer ce qui pouvait l'être.


Dehors, le jeune garçon était assis sur une vieille souche et restait le regard posé sur le petit groupe en face de lui et qui plaisantait bruyamment au milieu des ruines du petit groupe de maison.
Des guerriers.
Des Orcs.

Leur chef se tenait un peu à l'écart, négligemment appuyé sur le manche d'une lourde hache de guerre. D'une main il tenait une gourde qu'il portait régulièrement à sa bouche, et de l'autre un jambon à moitié cuit dans lequel il mordait avec appétit, ne s'interrompant que pour lâcher un rot sonore.
Il finit son repas, jeta l'os par terre, rangea sa gourde et, lançant sa hache sur son épaule, s'approcha en souriant du jeune garçon. Celui-ci le regarda s'approcher sans montrer la moindre crainte, malgré le fait qu'il soit un Orc, qu'il soit un guerrier.
Malgré le fait qu'au loin, un nuage sombre masquait le soleil et indiquait où se trouvaient les ruines fumantes de Hurlevent, prises et brûlée par les mêmes Orcs.

Le guerrier à la peau-verte et aux cheveux légèrement grisonnant se planta devant le jeune garçon, posa sa hache et, s'appuyant dessus, cracha par terre.

- C'était ta maison, gamin ?

Le jeune garçon hocha la tête sans répondre.

- Tu sais que ce sont sûrement des grunts à moi qui ont brûlé ce village. A la guerre, ce sont des choses qui arrivent.
- C'est quoi, un grunt ?

Le garçon n'avait toujours pas l'air impressionné. Toujours assis sur sa souche, il regardait l'Orc droit dans les yeux. Celui-ci sourit.

- C'est comme ça qu'on appelle les guerriers chez nous.
- Vous êtes un grunt ?
- Je commande à des grunts.
- Pourquoi ?
- C'est comme ça. Les chefs ont trouvé que je faisais l'affaire.
- Ce n'est pas vous qui avez brûlé ma maison.

L'Orc leva un sourcil.

- Tu crois ? Tu sais reconnaître les Orcs entre eux ?
- Ceux qui ont attaqué avaient les yeux rouges. Vous, et les autres, là, vous avez des yeux normaux.

L'Orc plissa les yeux.

- T'es observateur, gamin. Mais tu as raison : ceux aux yeux rouges, faut pas t'en approcher.
- Pourquoi ?
- C'est un truc... qu'on leur a fait. Un sale truc. Ca met de sales idées dans la tête.
- Mais pas vous.

Ce n'était pas une question.

- Moi, j'ai fais en sorte d'y échapper. J'aime garder ma tête propre.
- Mon oncle en a tué beaucoup. Il sait se battre. Il est Capitaine de la Garde à Hurlevent.
- Je sais. Sauf que Hurlevent, c'est un tas de cendres maintenant.
- Mon oncle dit que Lordaeron va se battre. Que cette guerre, elle ne se limite pas aux royaumes, mais aux races.
- Ton oncle, c'est la gars là-bas ?

L'Orc fit un signe du menton vers la maison.

- Oui. Il s'occupe de moi.
- Et ton père, il est où ?

Le garçon haussa les épaules.

- Je ne sais pas. C'est un sale type, de toutes façons.
- Pourquoi ? C'est ton père. Il faut respecter son père.
- Lui ? C'est un escroc, et un minable. La dernière fois qu'il est venu me voir, il s'est enfui pendant la nuit après nous avoir volé nos économies.
- Et ben, ça a l'air d'un bon gars, dis-donc... Et ta mère ?

Le garçon haussa à nouveau les épaules.

- Elle vit chez les Elfes, très loin.
- Pourquoi tu n'es pas avec elle ? Tu serais plus en sécurité chez eux qu'ici, au milieu de la guerre.
- Elle n'est pas capable de s'occuper de moi. Elle fait des trucs trop bizarres, avec les Druides. Quand elle vient me voir, une fois sur deux elle ne se souvient plus de mon nom !
- C'est moche.
- Mais elle est gentille, et je sais qu'elle m'aime - c'est pour ça qu'elle a demandé à mon oncle de s'occuper de moi.

L'Orc resta silencieux. Il savait se battre, et d'une certaine façon, il ne détestait pas ça - même si le temps où il n'était qu'un simple péon coupant du bois lui manquait. Il n'aimait pas l'idée de brûler les villes de gens qui ne lui avaient rien fait.
Tout ça, c'était la faute de Gul'dan et de ses séides...

Le truc, c'était les gosses. Il commençait à se faire vieux - ses grunts l'avaient même surnommé affectueusement le Cagneux - et avait vu tout un tas de saloperies, depuis que son peuple avait sombré dans la violence et le sang.
Ce maudit sang.
Mais tuer des gosses, leur faire du mal, il n'avait jamais pu.

Et celui-ci, avec sa mine sérieuse, sa façon de poser des questions...

- Je vais te dire un secret, gamin. Tous les Orcs ne sont pas mauvais. La guerre, tout ça, c'est à cause de ceux qui ont mis ces sales idées dans la tête de mon peuple.
- Pourquoi ils ont fait ça ?

Cagneux réfléchit.

- Nos chefs sont devenus mauvais. Et ils ont décidé que les Orcs devaient l'être, eux aussi.
- C'est pour ça les yeux rouges ?
- Oui.
- Mais vous, vous n'avez pas les yeux rouges.
- Bien vu.
- Et les autres, là, non plus.
- Ce sont mes grunts. Pas d'yeux rouges chez moi.
- Alors pourquoi vous n'avez pas tué vos chefs, s'ils sont mauvais ?
- Parce que nous ne sommes que des grunts, et pas bien nombreux. Et nos chefs sont puissants.

Le garçon réfléchit, puis regarda à nouveau l'Orc dans les yeux.

- S'ils sont mauvais, alors un Héros viendra un jour pour les tuer. C'est comme ça que ça marche.

Cagneux sourit tristement.

- Désolé, gamin, mais c'est un foutu monde, et il ne marche pas comme ça.
- Si. Dans une histoire, il faut que ça finisse bien. Sinon, ce n'est pas une bonne histoire.

Le garçon posa la main sur celle de Cagneux.

- Mon oncle dit que les Orcs sont respectables. Que si vous faites la guerre, c'est pour de mauvaises raisons, parce qu'on ne vous a rien fait.
- Il dit ça, ton oncle ? Alors que c'est un soldat ?
- Oui. Et je suis sûr qu'un jour, vous aurez un héros qui tuera vos chefs. Et vous rentrerez chez vous, et ce sera la paix.
- Rentrer chez nous ? Si tu pouvais dire vrai...

Le garçon sourit.

- Moi, je sais que cette histoire finira bien. C'est toujours comme ça, avec les histoires.

Cagneux allait répondre quand l'homme ressortit des ruines de la maison, un sac peu rempli à la main. Il se dirigea vers Cagneux, le visage fermé.

- J'ai fini. Nous allons partir maintenant - je ne veux pas que vous vous fassiez prendre à cause de nous.

Cagneux sourit.

- Nous sommes en guerre, nous sommes ennemis - que vous importe mon sort ?

L'homme planta son regard dans celui de Cagneux.

- Vous êtes un ami de Gloïn, cela me suffit. Ce vieux Nain sait juger les autres.
- Un bon ami, ce Gloïn. Votre gamin, là, trouve que je ne suis pas un "méchant Orc". Il m'a tout l'air d'être du genre futé.
- Oui, il est moins bête qu'il n'en a l'air. Et je lui ai appris à ne pas juger sur les apparences.

Cagneux hocha la tête.

- C'est une foutue guerre. Un jour, nous nous retrouverons face à face. Et l'un de nous mourra.
- Oui. C'est ainsi. Mais j'aime croire que ce n'est pas inéluctable.

L'Orc et l'homme restèrent silencieux un moment, se jaugeant mutuellement. Puis l'homme tendit sa main à l'Orc qui, après avoir laissé passer quelques secondes, la prit et la serra.

- Puissiez-vous survivre à cette guerre, l'Orc.
- Vous aussi, l'Humain. Vous partez vers le Nord ?
- Moi, oui. Mes hommes ont besoin de moi. Mais mon neveu va partir sur Dun Morgoh avec son grand-père.

Les deux combattants se lâchèrent la main. L'homme jeta le sac sur son épaule et prit le jeune garçon par la main, tandis que l'Orc reprenait sa hache.

- Content d'avoir rencontré un homme comme vous.
- Et moi un Orc comme vous. Faites attention.
- Pas de soucis. Au fait, mes grunts m'appellent le Cagneux.
- Je m'appelle Athamnas. Adieu

Athamnas et le garçon prirent la route loin des ruines, tandis que Cagneux secouait ses grunts.
Alors qu'ils s'éloignaient, le jeune garçon lâcha la main de son oncle et courut vers les Orcs. Il s'arrêta devant Cagneux et, le visage sérieux, lui tendit la main. L'Orc la prit, le visage tout aussi sérieux.

- Moi c'est Edualk.

Puis il rejoignit en courant son oncle - et sa nouvelle vie, pour un temps loin de la guerre.



***


Chapitre 2 : C'est mon anniversaire



Il y a un rêve que je fais, parfois.


J'ai 4 ans. Je le sais, c'est mon anniversaire. Mon papy m'a fait un gâteau. Mais il ne sait pas faire la cuisine, alors le gâteau n'est pas très beau, et il est de travers.
Il a un goût de papier. La bougie a coulé dessus, ça ne sent pas bon.
Mon tonton m'a dit que je devenais un homme. Moi, je n'ai que 4 ans.

J'ai eu un cadeau. C'est un bonhomme de bois. Mon papy a travaillé dessus tous les jours, en se cachant. J'ai fait semblant de ne pas le voir, mais il disait beaucoup de gros mots.
Le bonhomme n'est pas très beau. Il a un bras trop long. Mon papy a mis de la peinture dessus, ça a coulé.
J'ai dit merci, je lui ai fait une bise, il avait l'air content.
C'est mon anniversaire.

Ca ne fait pas longtemps que j'habite avec mon tonton et mon papy. Avant, j'étais avec maman. Mais elle m'a dit qu'elle faisait des bêtises avec moi. Qu'elle ne pouvait pas s'occuper de moi, qu'elle devait faire des choses importantes avec les Elfes.
J'aime bien les Elfes. Ils sont très grands. Les dames Elfes sont gentilles avec moi. Elles ne sont pas contentes que les messieurs Elfes dorment tout le temps, et que maman parle avec eux.
Il y a plein de fumée qui pique les yeux, et une drôle d'odeur que maman a toujours sur elle.

Alors maman a fait mon sac. Elle a oublié plein de choses. Parfois, elle reste sans bouger, sans parler. Elle a les yeux pas là. Parfois, elle oublie que je suis là, mais les dames Elfes s'occupent de moi.
J'aimerais que maman s'occupe de moi tout le temps. Quand elle s'en souvient, elle est très gentille.

Mais elle a fait mon sac, m'a pris par la main, et on a pris un bateau, puis une charrette, et on est arrivé chez mon tonton et mon papy.
Ils ont parlé, et moi j'étais dehors, parce que c'était une conversation de grands.
Il y avait le chat de papy, il s'appelle Biscotte. Quand il est dans mes bras, il ronronne et il vibre, il est tout chaud.

Puis maman est partie. Elle a dit que j'allais habiter chez tonton et papy, qu'elle viendrait me voir.
Elle avait les yeux pas là.
Mon tonton n'avait pas l'air content en la regardant. Il m'a mis la main dans mes cheveux, il m'a dit de mettre mes affaires dans ma chambre. Je crois qu'il ne sait pas comment s'occuper de moi.

Moi, j'ai 4 ans, c'est mon anniversaire.
J'attends maman, parce que c'est mon anniversaire.

Je n'ai pas de copains ou de copines. Ca ne fait pas longtemps que je suis là. Ils jouent ensemble, moi, je voudrais bien jouer avec eux, mais ils ne me laissent pas.
Ils disent que mon papa est un voleur.
C'est le frère de mon tonton. Mon tonton ne l'aime pas. Il dit que c'est vrai, que ce n'est pas un homme gentil, que je dois l'oublier.
J'ai 4 ans, c'est mon anniversaire, j'attends maman, et papa, je ne l'ai jamais vu. Peut-être qu'il est gentil, en fait.

Je suis resté toute la journée devant la maison, avec Biscotte. Je n'ai pas mangé le gâteau, enfin un peu, pour faire plaisir à papy. J'ai essayé d'en donner au bonhomme en bois, mais lui aussi, il dit que ce n'est pas bon.
Maman me fera un gâteau quand elle sera là. Ils sont bons.
Alors je l'attends.

Il a commencé à pleuvoir. Moi, je suis resté dehors, parce que si je pars, maman ne me verra pas. Biscotte est rentré dormir devant la cheminée. Et il fait noir, aussi, parce que c'est le soir.
J'ai 4 ans, c'est mon anniversaire, maman va bientôt arriver.

Tonton sort de la maison. Il est gentil, je l'aime bien, mais il ne sait pas comment faire avec les enfants. Papy m'a dit que ma tata est partie au ciel juste avant que j'arrive. Mais ce n'est pas de ma faute.
Je ne savais pas que maman allait m'amener ici.

- Rentre, bonhomme, qu'il me dit. Tu vas t'enrhumer.

Moi j'ai dit non. Ca ne me dérange pas. Et puis, j'attends maman, c'est mon anniversaire, et elle va me faire un gâteau.

Tonton s'assoit à côté de moi. Son visage est triste. Moi, je sais que parfois, quand personne ne regarde, il pleure un peu. Je n'ose pas aller le voir, parce que tonton, il n'est pas comme ça. Il dit qu'il faut être fort.
Un grand garçon, ça ne pleure pas.
Moi, j'aime bien la pluie. J'ai le droit de pleurer, ça ne se voit pas. De toutes façons, maman va bientôt arriver - c'est mon anniversaire.

Tonton pousse un gros soupir. Ce n'est pas de sa faute, il en sait pas comment faire avec les enfants. C'est un soldat, dans la grande ville, là-bas. Mais moi je l'aime bien.
Il me dit que si maman vient, ce sera pour moi. Même si je suis très loin, même si je suis à l'autre bout du monde, elle viendra pour moi, donc ce n'est pas grave où je l'attends.
Je peux attendre dans la maison, devant la cheminée, au sec.

Je ne sais pas. J'ai froid, je suis mouillé, mais avec la pluie, j'ai le droit de pleurer, ça ne se voit pas.

Tonton me prend dans ses bras. Il me serre très fort, et on rentre.
Devant la cheminée, Biscotte vient dans mes bras. Tonton m'a donné des vêtements secs, et une tasse chaude avec des herbes qui sentent bon.

A un moment, je me suis réveillé. J'étais dans mon lit. Dehors, il y avait la lune, et il ne pleuvait plus.


Je me suis levé quand le coq a chanté. Tonton était parti à la ville, pour son travail de soldat. Papy est là, il a l'air embêté.
Il me montre un grand paquet emballé dans du papier de couleur. Ca vient de maman, elle m'a fait une bise quand je dormais, mais elle est partie, elle ne pouvait pas rester.
Dans le paquet, il y a un cheval à bascule, celui que j'avais vu dans le magasin à la ville. C'est le cadeau que je voulais.
Papy a l'air embêté. Moi, je dis que je suis content, mais que j'aurais voulu voir maman.

J'ai eu 4 ans hier. C'était mon anniversaire.
Maman n'est pas venue. Je le sais, papy ne sait pas mentir.


J'ai demandé à papy si il pouvait me faire un calendrier, comme celui dans le magasin. Il a fait une tête surprise.
J'ai dit que je voulais savoir pour la fête du Voile de l'Hiver.
Papy a rigolé, il a dit qu'il fallait attendre encore 4 mois, que j'avais le temps.
Moi j'ai dit que je voulais faire ma lettre maintenant, comme ça, il aurait le temps de s'organiser.

J'ai pris du papier et un crayon, et j'ai commencé ma lettre.

"Cher Grand-Père Hiver,
J'ai été très sage cette année.
Mon cadeau que je demande, c'est que maman soit là pour le Voile d'Hiver. Je te le dis maintenant, comme ça tu pourras t'organiser.
Je te fais des bisous.
Edualk"


J'ai eu 4 ans hier. C'était mon anniversaire.
Maman n'est pas venue.
Mais elle viendra pour le Voile d'Hiver. Je le sais.
Ou alors pour mes 5 ans.
Mais je sais que maman viendra.
C'est ma maman...




***

[b][Rochenoire, +6][/b]

[u]Chapitre 3 : Un avant-goût de l'enfer[/u]


- Il reste de l'alcool ? Potion ? Drogues ? N'importe quoi ?
- Non. Plus rien.

Le soigneur leva un visage épuisé sur le jeune garçon. Il était lourdement appuyé sur la planche qui faisait office de table d'opération, et était couvert de presqu'autant de sang que celle-ci.
Le jeune garçon semblait lui aussi épuisé, mais il se tenait droit, les bras serrant contre lui un tas de chiffons.

- C'est tout ce que j'ai pu trouver pour faire de la charpie, messire.
- Que ça ?
- Ce qui n'était pas couvert de sang a été utilisé. C'est tout ce qui reste.

Le soigneur passa lentement en revue le camp improvisé. Des corps ensanglantés partout, certains avec des formes impossibles, des membres manquants. Certains se tordaient, d'autres haletaient, beaucoup criaient, hurlaient, suppliaient. Certains ne bougeaient déjà plus, mort ou agonisants.
Des hommes et des femmes, très jeunes, trop pour pouvoir se battre, passaient des uns aux autres, essayant d'apaiser les peurs, d'écouter les suppliques, de fermer une dernière fois des yeux qui en avaient trop vu.
Le vacarme était terrible. Les bruits des combats, les hurlements des combattants, les cris, les pleurs, les prières des blessés. Mais ils ne l'entendaient même plus, concentrés sur leur tâche : soigner les blessés, les sauver quand c'était possible.
Jeter les corps dans un coin, quand c'était trop tard - en espérant pouvoir les enterrer décemment, une fois la bataille finie.

Le soigneur se redressa en grimaçant, les mains dans les reins.

- Bordel... Bon, envoyez !

Deux adolescents posèrent en vitesse un homme en armure cabossée et éventrée. On voyait ses entrailles palpiter dans le trou béant qu'était son ventre. Ses yeux étaient grands ouverts et vifs, et malgré la douleur qui devait être atroce, il ne gémissait même pas.
Le soigneur secoua la tête.

- Ca va être dur. Et je n'ai plus rien à lui donner... Edualk ! Et vous deux ! Tenez-le.

Il se pencha vers le blessé et lui glissa un morceau de bois entre les dents.

- Tu vas en baver.

Celui-ci, les yeux dans ceux du soigneur, se contenta de hocher imperceptiblement la tête, puis ferma les yeux tandis que les trois adolescents lui tenaient fermement les bras et les jambes.

...

La bataille n'était plus qu'un chaos sanglant, où chacun ne cherchait qu'à rester en vie, qu'à tuer l'autre de n'importe quelle façon. Les combattants pataugeaient dans une boue sanglante, écrasaient les blessés, sans que personne ne sache plus qui gagnait, et qui perdait.

L'armée de l'Alliance avait réussi à repousser la Horde jusqu'au Pic de Rochenoire. Alors que les terribles guerriers semblaient impossible à arrêter, ceux-ci avaient pourtant plié et s'étaient retirés. On parlait de trahison, de conflit de pouvoir au sein de la Horde.
Anduin Lothar, Commandant des armées de l'Alliance, avait saisi sa chance et en avait profité pour contre-attaquer.

Les Orcs avaient cédé, lâchant du terrain, abandonnant leurs conquêtes dévastées les unes après les autres. Jusqu'à Rochenoire, où les deux armées étaient tombées l'une sur l'autre.


La bataille durait depuis des heures. Edualk était trop jeune pour tenir une épée, et comme tous les Novices de la Main d'Argent, il avait été envoyé auprès des soigneurs.
Ils avaient tous été prévenus : ce n'était pas une planque.
Mais un avant-goût de l'enfer.
Impossible à affronter.
Indispensable pour ne jamais oublier ce que signifiait la guerre, dans toute son horreur.

Les soigneurs avaient de l'expérience. Ils utilisaient de puissants sorts de soin, faisaient appel à la Lumière, usaient de bandages et de potions, selon leurs spécialités et leurs talents - toujours pour sauver des vies, limiter les blessures, apaiser les âmes.

Edualk s'était retrouvé auprès d'un soigneur dont le seul talent était dans ses mains - un chirurgien d'une habileté inouïe, mais qu'aucun des novices n'avait osé aider. Trop de sang, de cris, de morts.
Il ne savait pas les mots de pouvoir, ou les prières de guérison. Mais il était le plus respecté, car il n'avait que son talent comme seul atout.

[i]Un avant-goût de l'enfer...[/i]
Edualk avait vomi au premier blessé, puis s'était endurci. Il n'avait pas le droit d'être faible, pas devant ces hommes et ces femmes aux corps brisés, déchirés. Il avait serré les dents, et aidé sans faiblir le soigneur.


Alors qu'il tenait fermement le blessé, Edualk prit un instant pour songer aux siens, pour les chercher du regard. Le camp des blessés avait été rapidement improvisé sur une hauteur dominant le champ de bataille, permettant de suivre son déroulement.

Son oncle Athamnas portait le tabard de la Main d'Argent sur une armure d'acier étincelant. L'un des premiers à devenir Paladin, quand Alonsus Faol avait fondé l'Ordre. Uther Porteur-de-Lumière lui-même l'avait ordonné, comme tant de valeureux Paladins dont beaucoup étaient depuis tombés.
Maintenant, il commandait d'autres Paladins, avec rigueur et courage, comme quand il servait sous l'uniforme de Hurlevent, car telle était sa nature.
Etait-il déjà mort ? Edualk n'arrivait pas à le voir, mais il espérait que non. Et puis, un homme comme Athamnas ne pouvait pas se faire tuer. Edualk espérait au fond de son cœur que ce fut vrai.

Et Papy... Sergent d'armes, lui aussi portant ce tabard, lui aussi commandant des hommes. Hurlant ses encouragements, filant des coups de pied aux plus timorés. Grande gueule, un peu fou, mais il fallait des hommes comme lui, d'anciens soldats capables d'apprendre les ficelles aux nouveaux et de leur apprendre à rester en vie.
Edualk pouvait le voir - et surtout l'entendre ! - un peu plus loin, debout sur un rocher, protégeant le camp improvisé contre des Orcs qui auraient cru pouvoir s'en prendre à une proie facile. Un bandeau rougi de sang autour de la tête, un bras en écharpe, il hurlait des ordres à des soldats tout aussi amochés que lui, la bannière de l'Alliance dans la main encore valide.
Papy... A moitié sénile, mais toujours à tenir la ligne contre l'ennemi.

...

- Trop tard. Emmenez-le, d'autres attendent.

Edualk revint au présent. Le blessé ne respirait plus. Les deux jeunes gens qui l'avaient amené le soulevèrent pour l'amener plus loin, à cet endroit que tous évitaient de regarder. Là où tant de corps, trop de corps gisaient en désordre, hachés par ce combat sans fin.

Puis soudain, tous se figèrent. Le temps sembla s'arrêter, tandis que plus loin, là où les deux armées s'affrontaient à l'ombre du Pic sinistre, une formidable clameur avait jailli de milliers de poitrines.
Une clameur de désespoir.

Les deux armées s'étaient figées.

Edualk se tourna vers son grand-père, toujours débout appuyé sur son étendard, qui de son rocher observait la bataille. Il se retourna vers les blessés, vers les soigneurs, vers les jeunes novices aux regards angoissés.

- Lothar ! Lothar est tombé !

L'armée de l'Alliance semblait figée, comme brisée par la chute de son chef, tandis qu'un Orc puissant, debout sur son cadavre au milieu de la mêlée, hurlait sa rage et sa victoire, rejoint par des milliers de voix d'Orcs enragés.
L'armée de l'Alliance recula.

- Bande de branleurs ! Formez la ligne ! Protégez les blessés ! Ce n'est pas fini !

La voix de Papy fit l'effet d'une douche froide. Des novices se regardèrent et ramassèrent rapidement des armes abandonnées pour rejoindre le vieux Sergent, tandis que ce qu'il restait de ses hommes épuisés formaient une ligne bancale, prêts à subir le choc d'une armée victorieuse qui, ils le savaient tous, ne ferait aucune merci après avoir détruit le corps principal.

Edualk regarda le soigneur qui hocha simplement la tête. Il ramassa une épée et un bouclier et courut rejoindre ses camarades.

Alors qu'il se plaçait entre un soldat boiteux et une frêle novice aux yeux terrorisés, Edualk vit les nuages qui cachaient le ciel s'écarter. Un rai de lumière frappa le centre de la mêlée, tel un signe céleste. Un homme en armure était au milieu de cette lumière, brandissant un bouclier, seul face au chef Orc, face à la Horde victorieuse.

Papy écarquilla les yeux.

- Turalyon !

Le nom du Paladin brandissant le bouclier de Lothar, seul devant les Orcs, fut hurlé par toute l'armée de l'Alliance. Puis, tout aussi soudainement, des milliers de poitrines hurlèrent un cri de guerre si formidable que les Orcs victorieux vacillèrent.

- POUR L'ALLIANCE !

Le combat changea brutalement d'âme. Rendus fous de rage par la mort de leur chef, les combattants de l'Alliance chargèrent telle une vague que rien ne pouvait arrêter. Le choc fut terrible, et pendant un court instant, la Horde sembla l'encaisser, tenir.
Puis les premières lignes vacillèrent, et reculèrent, incapables de s'opposer à la fureur des armées de l'Alliance menées par Turalyon.

Debout sur son rocher, Papy encourageait de sa voix de stentor ses camarades, trépignant de ne pouvoir participer à la bataille.


Edualk regardait son grand-père, blessé, à moitié sénile selon l'avis général, et pourtant présent en ce jour terrible pour défendre son pays, son peuple, son monde. Comme l'était Athamnas.
Par devoir.
Par conviction de savoir exactement ce qu'il convenait de faire, et où il fallait être.

Alors qu'autour de lui, les combattants blessés observaient les combats, alors que les novices souriaient, et que d'autres retournaient auprès des blessés, Edualk regardait son grand-père avec fierté.

Pas en première ligne.
Un simple combattant, parmi d'autres.

Papy se retourna rapidement pour vérifier derrière lui. Il vit son petit-fils et lui fit un signe amical avant de retourner à la bataille.

Edualk sourit.
[i]Un simple combattant...[/i]
Oui, tout le monde n'a pas vocation à être un héros...



***


[Azeroth, +10]

Chapitre 4 : Je ne tue pas de gosses



Edualk leva la tête en entendant le bruit sec de la clé dans la serrure. Bien que fatigué, il fit l'effort de se lever de la planche pourrie lui servant de lit et attendit debout, la respiration sifflante.
Il avait faim et soif, ses côtes lui faisaient mal quand il respirait, mais il ne leur ferait pas cet honneur.

La lourde porte de la cellule s'ouvrit en grinçant. Edualk plissa les yeux, la lumière l'éblouissant. Cela faisait des jours - des semaines ? - qu'il était dans la pénombre sans voir personne d'autre que le geôlier lui apportant ses repas par un trou dans la porte.

Dans l'encadré de la porte, deux silhouettes noires se tenaient.

Une voix familière se fit entendre.

- C'est bon, tu peux me laisser, frère.
- Mes ordres...
- Ce n'est qu'une épave. Je ne crains rien.
- D'accord.

La silhouette à la voix familière prit la lanterne des mains du geôlier, puis s'avança dans la cellule, tandis que le geôlier restait sur le palier et refermait la porte sur les deux hommes.

- Et bien, tu t'es mis dans un sacré pétrin, mon ami.

Edualk se passa une langue gonflée sur ses lèvres desséchées, et réussit à sourire faiblement.

- Je n'avais pas de raisons de ne pas aller jusqu'au bout... frère.
- "Frère" ? Tu utilises ces mots, maintenant ?

Edualk fit un vague signe de la main.

- Tu connais le dicton : on choisit ses amis, pas sa famille.

L'homme accrocha sa lanterne à un clou sur le mur et prit quelques secondes pour détailler le prisonnier.

Edualk avait la carrure caractéristique du combattant entrainé, toute en muscles mais sans excès. Malgré ses traits juvéniles, il y avait dans ses yeux comme une lueur d'ironie et de maturité qui étonnait toujours ceux qui le rencontraient pour la première fois et prenaient le temps de le détailler.
Il se tenait droit, mais n'était vêtu que de haillons sales. Ses cheveux longs et d'un châtain tirant sur le roux pendaient le long de son visage boursoufflé, portant des traces de coups non soignés.
Il était crasseux, faible, meurtri, et pourtant, il se tenait encore droit, un vague sourire ironique aux lèvres.

Edualk.
Un Paladin, membre de la Main d'Argent.
Serviteur de la Lumière.
Traître à son Ordre.

L'homme qui venait d'entrer était très différent. Bien que de la même carrure, il affichait un air de sérénité presque choquant dans cette cellule humide et sombre.
Il portait une lourde armure, une épée sur le côté, et arborait un tabard aux reflets d'argent. Tout en lui respirait le Paladin, droit et sûr de sa valeur.

Le Paladin secoua la tête d'un air las.

- Pourquoi tu as fait ça, mon ami ?
- Evitons le mot "ami" pour le moment, Frère Samuel. Un vaillant Paladin comme toi pourrait avoir des ennuis à cause de ça. En plus, je vois que tu as encore pris du galon ? Ca rapporte, d'être affecté à Lordaeron.

Samuel soupira.

- Tu es mon ami, Edualk. Comme tous ceux avec qui j'ai combattu pendant la guerre, et qui ont fait la preuve de leur valeur. Même si je ne comprends pas pourquoi tu as défié notre Capitaine.

Il serra les dents.

- Un ordre direct, Edualk ! En plein combat, tu as refusé d'obéir à un ordre direct ! Par la Lumière, tu te rends compte de ce que tu as fait ? Même de ta part, je ne l'aurais pas imaginé.

Edualk passa en revue sa cellule puis sourit.

- Je crois que oui, je m'en rends compte. Remarque, ça me change à peine de nos baraquements. Au moins, ici, je suis seul, sans tous ces abrutis à supporter. On se lasse assez vite du fanatisme, finalement.
- Ces abrutis, comme tu dis, sont tes frères.
- Apparemment, le Conseil de notre Ordre n'est pas de ton avis.
- Nous avons prêté un serment. Celui de nous battre pour la Lumière. Celui de monter la garde, même si la guerre est finie. Et cela implique d'obéir aux ordres de nos chefs !
- Je ne tue pas de gosses. Jamais.
- Tu ne... Quoi ?

Edualk regarda le Paladin dans les yeux et sourit à nouveau.

- Je ne tue pas de gosses. Même si ce sont des "peaux vertes", comme le dit si bien notre "généreux" Capitaine.
- Qui parle de tuer des enfants ? Nous sommes Paladins !
- Oui, Paladins, et c'est pour ça qu'on tue des gosses.
- Tu délires !

Le sourire d'Edualk se fit triste.

- Tu ne serais pas au courant ? Toi, le meilleur d'entre nous ?
- Au courant de quoi ?
- Tu te trompes. La guerre n'est pas finie. Pas ici, loin de la capitale. Et pas pour nos chefs. Nous sommes en guerre. Contre tout un peuple, et pas seulement contre ceux qui savent se battre. "Tuez les tous, et laissez la Lumière faire le tri"... Joli cri de guerre, n'est-ce pas, mon "ami" ? Et puis, tant qu'à faire, autant prendre de l'avance, non ? En égorgeant les gosses, on évite les guerres futures. Question de logique, et de prudence.
- Non...
- Et puis, tu aurais dû entendre le Prêtre. "Nous faisons œuvre de pitié en ne séparant pas les adultes et leurs portées"... Leurs "portées" !

Malgré sa soif, Edualk cracha par terre.

- Ce ne sont pas des êtres de raison, mais des bêtes qu'il faut exterminer ! Tous, sans exception ! Les propres mots de nos prêtres ! Ce n'est même pas une guerre, mais une extermination ! Tu dis que nous sommes Paladins ? Un Paladin ne fait pas ce genre de saloperies !

Edualk fit un pas en avant, les poings serrés.

- JE... ne fais pas ce genre de saloperies. Tu as raison quand tu dis que j'ai prêté un serment. Celui de servir la Lumière. En protégeant et en servant.

Edualk se tenait maintenant tout près de Samuel.

- Je suis Paladin. Comme mon oncle. J'ai vu Hurlevent brûler. J'ai vu Lothar tomber. J'ai fait mon devoir. J'ai servi, à ma place. Mais je n'ai pas prêté serment pour CA !

Edualk baissa la tête et vacilla.

- Pas pour tuer des gosses...

Samuel l'attrapa par le coude alors que ses jambes fléchissaient, mais Edualk le repoussa et recula en titubant, réussissant à rester debout et à se redresser seul.

- Alors, Frère Samuel ? Quand est-ce qu'on me pend ?

Le Paladin resta silencieux, le regard braqué dans les yeux du prisonnier. Puis il ferma les yeux en soupirant et en secouant la tête.

- Des enfants... Je n'aurais... Non. C'est faux. J'ai entendu des rumeurs... Je savais... mais je ne voulais pas le voir.

Samuel releva la tête, l'air grave.

- Tu vas être jugé, mon ami.
- Ils ont du temps à perdre.
- Profites-en. Parle. Tu dois parler. Ils doivent savoir.

Edualk resta silencieux quelques secondes.

- Et ensuite ?
- Ensuite ?

Edualk soupira

- Tu es bien le seul à croire que tous nos frères sont vertueux, Frère Samuel.
- La Lumière...
- ... n'est plus qu'un prétexte pour les fanatiques, et ils sont de plus en plus nombreux par ici. Je parlerai, bien sûr, histoire de leur rappeler que tous les Paladins ne sont pas complétement décérébrés. Pour que les hommes de bien qui existent encore dans notre Ordre sachent. Et puis je serai pendu.

Samuel se redressa, puis sourit soudain.

- J'étais venu te prévenir que tu allais être jugé, mon ami. Et que je me suis proposé pour te défendre. Cela va être amusant, de sauver une tête pour une fois.

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Edualk sembla surpris.

- Pourquoi fais-tu ça ? Cela te nuira.
- J'ai prêté un serment, comme toi. Tu as raison, je suis l'un des  meilleurs d'entre nous. Ce n'est guère modeste, mais c'est un fait. Jusqu'à ce qu'un autre me surpasse bien sûr, ce qui viendra bien assez vite. Mon serment est de protéger et de servir. Toi et moi ne sommes pas si différents que cela, en réalité. Je n'aime pas la guerre. Je n'aime pas verser le sang. Mais moi je m'arrange pour faire mon devoir sans rougir de mes actes, alors que toi tu prétends garder ta liberté.

Le Paladin posa sa main sur l'épaule d'Edualk, qui ne le repoussa pas.

- Tu es mon ami, Edualk. Pas pour ta valeur, mais pour ton honnêteté. Tu es droit... à ta façon. Et je le respecte. Comme toi-même tu as toujours respecté mes choix, et ceux de nos frères.
- Ma cause est perdue, Samuel.

Le Paladin rit.

- Bien sûr ! Combattre pour une cause perdue d'avance, c'est ça, être Paladin !
- Laisse tomber. Tu es un brave type. Oublie-moi.
- J'ai largement montré ma valeur et ma droiture, mon ami. Personne ne peut me le contester. Alors on va dire que je dispose d'un capital de réputation que je peux utiliser pour sauver une brebis égarée. Je parie même qu'on dira de moi que je fais œuvre de générosité en te défendant !
- Je crois qu'en fait, tu es vraiment cinglé.
- Je suis Paladin, en somme.

Les deux hommes rirent ensemble.

- Et comment tu penses me sortir de là ?

Samuel redevint sérieux.

- J'ai une idée. Mais il y aura un prix à payer, mon ami. Je pense pouvoir limiter ce prix à ton renvoi de notre Ordre. Mais si tu veux rester Paladin, il te faudra en trouver un autre qui t'acceptera. Et malheureusement, personne n'est prêt à t'accepter.

Edualk réfléchit un instant, puis s'humecta ses lèvres douloureuses.

- Il y a... le vieux Nain. Gloïn. Un vieil ami de la famille.
- Il est encore en vie ?
- Oui. Et il est Maître Paladin. Il a quitté la civilisation et vit en solitaire dans les montagnes, mais il est toujours Paladin.
- Alors j'enverrai le chercher. Sa parole aura du poids.

Les deux hommes restèrent silencieux, la main du Paladin sur l'épaule d'Edualk.

- Tu es un chic type, Sammy.
- Pitié, pas Sammy...
- Je pense que tu peux garder le mot "ami". Si tu acceptes que je l'utilise aussi.

Le Paladin lâcha l'épaule d'Edualk, fit un pas en arrière et s'inclina devant lui.

- Ce serait un honneur, mon ami.

...

Edualk s'assit en grimaçant une fois Samuel parti. Il était exténué d'être resté debout tout ce temps, mais cela en valait la peine.
Il lança un regard vers le minuscule trou en hauteur qui produisait la seule lumière de la cellule. Ses pensées s'envolèrent loin de là, vers un champ de bataille.
Le bruit de l'acier s'entrechoquant, les cris de rage et de douleur.

Et par dessus tout, couvrant tous les autre bruits, souvenir impossible à chasser, cauchemar de ses nuits... les hurlements des enfants Orcs, si terribles qu'ils couvraient même les rires des hommes en armures, et le sifflement écœurant de leurs lames sur leurs gorges...

- Je ne tue pas de gosses... Jamais... Jamais...

Les sanglots durèrent longtemps, cette nuit-là.




***


[Azeroth, +10]

Chapitre 5 : Le procès



L'Inquisitrice se leva avec un petit sourire satisfait, et parcourut du regard l'assemblée - la foudroya, plutôt.
Puis elle se tourna vers les Paladins présidant le tribunal et les salua en s'inclinant.

- Mes frères et sœurs, vous avez entendu les actes. Vous avez entendu les propres paroles du mouton noir, de la brebis galeuse dont la présence malfaisante introduit au sein de notre ordre la souillure et la perversité.

Elle lança un autre sourire froid et dur vers l'homme debout devant le tribunal et enchainé.

- Nous l'avons accueilli comme un frère, nous l'avons formé, nous lui avons offert notre amour et notre soutien, au nom de la Lumière. Mais comment pouvions-nous connaître la noirceur de son âme impie ? La trahison derrière l'apparente affabilité ?

Elle pointa soudain le doigt vers l'homme.

- Edualk ! Membre de notre Saint Ordre depuis sa création ! A servi devant Rochenoire ! A suivi la formation de Paladin !

Elle plissa les yeux tandis qu'un sourire mauvais se dessinait sur ses lèvres.

- Et a refusé, en plein combat, d'obéir à un ordre direct... Non, frères et sœurs. Cela n'est pas digne d'un Paladin. Cela est digne... d'un traître !

L'Inquisitrice s'était avancée jusqu'à un mètre d'Edualk, le doigt toujours pointé vers lui.

- Que réponds notre... "frère"... à cela ?

Edualk n'avait pas cessé de regarder l'Inquisitrice dans les yeux pendant sa tirade. Il se déplaça légèrement sur ses pieds - cela faisait des heures qu'il était debout - puis lui lança un petit sourire ironique, malgré son visage marqué de traces de coups.

- Il y a des ordres qu'un Paladin doit refuser de suivre.

Sa voix était rauque, mais il parlait tranquillement, sans s'énerver.
L'Inquisitrice sourit à nouveau, d'un air gourmand.

- Et qui es-tu, "frère", pour choisir quel ordre tu dois suivre, et quel ordre doit être désobéi ?
- Je le sais.
- Ah !

L'Inquisitrice se retourna vers le tribunal.

- Il le "sait" ! Car son cœur est noir ! C'est le Mal qui parle ! Pas la Lumière !

Edualk cessa de prêter attention aux paroles haineuses de l'Inquisitrice - cela faisait plusieurs jours qu'il avait droit au même numéro, et aux mêmes paroles. Le pire, c'est que ce n'était qu'une jeune fille, remplaçant au pied levé l'Inquisiteur indisposé.
Et déjà une fanatique de la pire espèce - comme de plus en plus de membres de la Main d'Argent.
Dommage, Sally Blanchetête était plutôt mignonne - quand elle n'éructait pas sa rage, le regard dur.

Edualk jeta à nouveau un œil sur le tribunal, composé de la hiérarchie locale de l'Ordre. Tous avaient combattu au Pic de Rochenoire - le Président avait même perdu un bras en tentant d'aider Lothar, avant qu'il ne se fasse tuer.
Des hommes expérimentés et raisonnables, mais perdus dans un monde dorénavant sans guerre ni cause à défendre.
Edualk ne leur en voulait pas. Il savait qu'il serait condamné, il le savait au moment même où il avait pris cette décision, des semaines plus tôt.

...

Une simple promenade... Il avait senti le coup foireux, rien qu'à voir le visage du Capitaine.
Il restait encore des Orcs cachés dans les montagnes. Leur petit village avait été repéré la veille. Il fallait les capturer et les enfermer dans les camps d'internement répartis dans le Royaume.
Mais certains des hommes souriaient ouvertement et plaisantaient. Edualk avait échangé quelques regards avec certains autres Paladins mal à l'aise avec ces histoires d'internement, et aucun ne souriait.

Le Capitaine avait donné le signal en tranchant la tête de celui qui semblait être le chef du groupe d'Orcs, un vieillard à l'air désabusé. Puis ce fut le massacre.
Les Humains faisaient payer aux "peaux-vertes" les morts de la guerre, celle de Lothar, la destruction de Hurlevent, et tant et tant de frustration accumulée. Après tout, ce n'étaient que des animaux.
Le Prêtre les avait bénis les exhortant à n'avoir aucune pitié.

Edualk avait marché au milieu du sang et des cris, son épée à la main, incapable de la lever pour frapper des ennemis vaincus et qui s'étaient rendus.
Puis une Orque s'était jeté sur lui, surgissant de derrière un rocher, une lourde hache levée au dessus d'elle et en poussant un hurlement de rage. Il avait dévié le coup avec son bouclier et enfoncé son épée dans le cœur de la guerrière, machinalement.
Il avait regardé le cadavre d'un air interdit, puis avait entendu le bruit.
Des pleurs d'enfants.

Derrière le rocher, un petit groupe d'enfants Orcs tremblant le regardaient, terrorisés. C'est à cause d'eux que l'Orque l'avait attaqué.
Le Capitaine avait surgi derrière lui et l'avait attrapé par l'épaule, une lueur de folie dans les yeux et un rictus horrible sur les lèvres. Il lui avait montré les enfants : "Tue-les ! Tue-les tous !"
Et le Prêtre, les bras levés, criant "N'épargnez pas leurs portées !"

Edualk s'était retourné vers le Capitaine et était parti. Derrière lui, il avait entendu deux choses, tandis qu'il quittait le "champ de bataille". Les insultes du Capitaine... et les cris des enfants, couverts par le bruit horrible de l'acier s'enfonçant dans une chair trop tendre. Et les rires des hommes. Abjects.

Il avait rejoint le camp à pieds, le visage fermé, arrivant en pleine nuit. Le Capitaine l'attendait, et l'avait mis aux arrêts et couvert de chaînes.
Parce qu'il avait trahi la Lumière.

Ils l'avaient jeté dans une geôle moisie. Ils l'avaient roué de coups, le traitant de traitre, de lâche. Et quand ils eurent fini, ils le laissèrent seul, au fond de sa cellule, seul avec ses pensées.
Avec ses cauchemars.
Les cris des enfants et le bruit de l'acier. Et les rires des hommes.
Ces cris ne le quittaient plus. Parce qu'il aurait dû les protéger, et qu'il avait fuit.

Après un temps interminable, ils l'avaient sorti de sa cellule, couvert de chaînes et fait comparaitre devant le tribunal de l'Ordre.
Accusé de trahison.
Avec une seule peine : la mort.

Edualk avait accepté sa peine. Pas pour avoir refusé d'obéir. Il payait pour avoir tourné les talons, pour ne pas avoir fait ce que lui commandait la simple humanité.
Oui, le Capitaine avait raison : il n'était qu'un lâche, d'avoir refusé de lui tenir tête.
Un traître, d'avoir refusé de défendre les faibles. D'avoir trahi son serment.

Edualk, jeune Paladin de la Main d'Argent, allait être pendu - et cela était juste.




***


[Azeroth, +10]

Chapitre 6 : Tu es en train de me tuer


Edualk revint au présent quand Blanchetête s'interrompit. Elle affichait encore un air de satisfaction et de certitude.
Le Président du tribunal hocha la tête :

- Si vous estimez cela nécessaire pour le tribunal, Inquisitrice.
- Merci. Faites le entrer !

Edualk se rendit compte que Blanchetête avait demandé quelque chose - de faire produire un témoin ? Encore un ?

Tous avaient défilé.
Le Capitaine d'abord, calme, pondéré, parlant de tristesse, de confiance trahie, prônant la pitié et le pardon. Edualk le savait sincère, un homme honnête, aux convictions profondes, mais que la haine envers les Orcs pouvait rendre fou - parce qu'il avait trois fils avant la guerre, et que les Orcs les lui avaient pris.
Puis le Prêtre, sûr de lui, droit, orgueilleux, parlant haut et fort de pureté, de la Lumière exigeante, des serments et de l'obéissance. Le tribunal n'insista pas, car l'homme était antipathique, malsain.
Puis les autres Paladins. D'abord ceux qui avaient tué, certains haineux, d'autres calmes, d'autres enfin honteux. L'Inquisitrice avait dû excuser l'un d'eux, tué dans une embuscade - mais les rumeurs parlaient d'un suicide, d'une attaque seule contre un groupe d'Orcs. Pour tenter d'expier.
Puis ceux qui avaient refusé de participer. Certains l'avaient regardé dans les yeux, l'avaient salué. D'autres en avaient été incapables. Edualk ne leur en voulait pas - pourquoi leur en vouloir ? Lui seul devait payer.

Puis Samuel avait demandé à parler. L'honneur de l'Ordre. Un des plus purs et plus nobles Paladins de la Main d'Argent, venu spécialement de Lordaeron pour défendre un Paladin injustement accusé.
Il avait parlé, et tous l'avaient écouté. On n'interrompait pas un homme comme lui.
Quand il s'était tu, personne n'avait répondu. L'Inquisitrice avait refusé de l'interroger. Face à un ennemi trop fort, rompre le combat plutôt que d'échouer. C'était de bonne guerre.
Samuel avait tourné les talons, silencieux. La cause était entendu - il avait désobéi à un ordre direct, en pleine bataille.

Edualk ne tourna pas la tête vers le fond de la salle quand les gardes ouvrirent la porte pour faire entrer le témoin.

- Salut la compagnie ! Jolie la déco !

Edualk blêmit, et lança un regard affolé à Blanchetête qui le regardait fixement, son satané sourire sur son visage. Puis elle indiqua à l'homme qui venait de se faire annoncer si peu discrètement de s'avancer jusque devant elle.
Elle retint une grimace de dégoût quand l'odeur d'alcool et de saleté l'agressa - ainsi que le tribunal, et Edualk.

- Je vous présente le sieur Arsène, qui est... ?
- Homme d'aventures, mam'zelle ! Toutes les aventures...

Edualk était figé. Son p... le salaud qui avait engrossé sa mère, ce minable, ce voleur, cette crapule de bas étage... Ils l'avaient fait venir, pour témoigner - et il était saoul !

L'homme devant le tribunal affichait une mine réjouie et un grand sourire, le regard ouvertement posé sur la poitrine de l'Inquisitrice. Il vacillait légèrement, tout en rajustant avec hésitation une tenue débraillée.

L'Inquisitrice se tourna vers le tribunal - permettant à Arsène de baisser le regard sur ses fesses. Sans la moindre pudeur ni discrétion.

- Cet homme s'appelle Arsène. Il est, d'après notre enquête, le père du traître.
- De l'accusé, Inquisitrice. Le tribunal n'a pas statué.
- Pardonnez-moi. Le père de... "l'accusé".

Blanchetête avait ouvertement hésité et marqué le mot "accusé".

- J'ai jugé utile de le faire comparaître devant ce tribunal pour mieux cerner la personnalité du tr... de l'accusé. Et par pur soucis de justice envers lui.

L'Inquisitrice s'était tournée vers Edualk, son sourire aux lèvres. Il avait une furieuse envie de l'étrangler, mais il devait contenir sa rage.
Pas ici.
Pas devant ce salopard.

- Je me dois de signaler que messire Arsène a eu, disons... des démêlés avec la justice du Royaume.
- Des mensonges, vot' Honneur !

Arsène s'était péniblement redressé, l'air outré.

Il va faire son numéro. Je vais être condamné à mort, et lui fait son numéro !

- Tout ça, c'est que des trucs foireux ! J'ai été ticvime... victime, c'est ça, d'un complot !
- Messire Arsène a été arrêté 37 fois pour des faits de vol, escroquerie, abus de confiance, violation de sépulture...
- Comment je pouvais savoir que c'était un tombeau ?!
- Il était situé dans un cimetière - et autres délits que j'épargnerai à la Cour. Est-ce exact, messire ?
- Des erreurs de jeunesse.
- Je ne parle que des faits commis l'an dernier.

Arsène hésita, le regard vitreux, tandis que l'Inquisitrice le regardait avec un air faussement affable.

- Ben... Quand une dame me d'mande de l'aide, je n'hésite pas.
- Je n'en doute pas.

Blanchetête avait un sourire enjôleur. Incapable de résister à une femme, Arsène paraissait tout disposé à faire son numéro habituel.
A draguer ouvertement l'Inquisitrice de la Main d'Argent, Paladine rigide et fanatique.
Celle réclamant la tête de son propre fils.


Le "témoignage" dura plusieurs heures. Excellente connaisseuse des personnalités humaines, comme toute Inquisitrice qui se respecte, Blanchetête utilisait Arsène sans la moindre difficulté, lui faisant dire ce qu'elle voulait entendre
Malgré l'odeur d'alcool et de saleté accompagnant Arsène - qui avait manifestement été ramassé pendant une de ses débauches habituelles - elle jouait à le frôler, le laissant même à un moment mettre son bras autour de ses épaules d'un air complice.

Tu es bon, Arsène, il n'y a pas à dire. Dans ton genre. Mais ce n'est pas une taverne, et elle n'est pas une serveuse que tu veux séduire pour ne pas dormir dans la rue.
Tu es en train de me tuer, Arsène.



Arsène parla. De tout. Sa mère amie des Elfes - un mauvais point pour des Paladins prônant la supériorité des Humains - ses problèmes avec la feuillerêve, son incapacité à élever un enfant.
Son "abandon" - oui, ce salopard avait utilisé ce mot, lui qui avait plaqué sa mère en la dépouillant dès qu'il avait su qu'elle était enceinte ! - pour le confier à son oncle.

Blanchetête n'insista pas sur ce point. Athamnas était un homme respectable et respecté, vétéran de la bataille de Rochenoire. Mais elle lança quelques insinuations qu'Arsène se fit un plaisir d'enjoliver.
Son épouse était morte, n'est-ce pas ? Un drame tragique. Un... "accident", à ce qu'il paraît. Elle n'aimait guère savoir son époux soldat, et s'opposait à ce qu'il devienne officier.
Oui, un "accident" regrettable - bien que, au final, assez pratique, vous ne pensez pas ?

Il s'étendit largement sur son grand-père, à moitié sénile, qu'Arsène n'avait jamais supporté - ouais, la picole, aussi, je ne suis pas sûr, mais ça esquinte, n'est-ce pas ?

Il parla de son autre oncle, Archibald, dont Edualk n'avait quasiment plus entendu parler depuis qu'il s'était entiché de ces bestioles qu'il étudiait avec obstination, ces "Murlocs". Un hurluberlu, mal vu de l'Université de Hurlevent.

Et sa tante, Mayrie. Edualk avait dressé l'oreille, en entendant ce nom. Elle était morte bien avant sa naissance, à 20 ans. Blanchetête avait collecté des rumeurs. Sombres, et nauséabondes.
Un époux disparu qui n'était jamais revenu.
Un enterrement à la sauvette, obtenu suite à une intervention - quelle intervention ? Elle n'avait pu le déterminer.
Une cave murée.

Et bien sûr, Arsène. Escroc à la petite semaine, minable voleur, dragueur invétéré, saoul et puant devant un tribunal de la Main d'Argent.


Alors que Blanchetête s'adressait au tribunal, Edualk croisa le regard de celui qui se prétendait son père. Il y vit une lueur d'angoisse.

Ne t'inquiète pas, Arsène. Je n'aurai pas la possibilité de me venger de tout ça. Tu viens de me tuer... Et tu ne t'en rends même pas compte...




***


[Dun Morgh, +11]

Chapitre 7 : Le vieux Nain


- Tiens, tire-moi une bière, petit.

Edualk leva les yeux au ciel et alla chercher une chope. Il la plaça sous le robinet du fût, et la remplit du liquide brun.

- Tu devrais y aller plus doucement. Il n'est que 10 heures du matin, et accessoirement, tu es sensé m'entraîner au bouclier.
- On a le temps, petit. Ne te casse pas la tête comme ça.

Confortablement installé dans un fauteuil, Gloïn prit le temps de savourer sa bière, manifestement peu motivé pour se lever.

Edualk retint un soupir d'exaspération.
D'accord, ça le changeait de la Main d'Argent, mais il était quand même là pour apprendre, pas pour boire des bières en compagnie d'un vieux Nain certes sympathique mais pas très motivé !

Il sortit de la petite maison qu'ils partageaient, et prit le temps de savourer le paysage enneigé. Durn Morogh s'étendait devant lui, calme, tranquille.
Les montagnes s'élevaient au loin, et la neige recouvrait tout.
Edualk alla jeter un œil sur les chèvres dans leur enclos. Il devait s'en occuper, comme tout le reste d'ailleurs.

Gloïn Marteau d'Acier, Maître Paladin, alias "le vieux Nain", vieil ami de la famille, n'était guère à l'aise avec les tâches ménagères !
Mais il avait accepté de prendre en charge la formation d'Edualk, quand celui-ci avait été chassé de la Main d'Argent.
Quand il lui avait sauvé la vie.

...

Quand Arsène avait terminé, ou plutôt quand l'Inquisitrice avait fini de faire parler ce salopard, plusieurs heures s'étaient écoulées sans que personne ne voit le temps passer, tellement le personnage était fascinant dans sa médiocrité.
Mais le voleur avait fini par ne plus savoir quoi raconter pour enfoncer encore plus son propre fils. Il s'était tu, réclamant avec un manque total de subtilité un coup à boire, et concluant en invitant l'Inquisitrice à une "séance de ça va-ça vient dans un coin tranquille".
Le tribunal avait manqué de s'étrangler, et Blanchetête avait manifestement dû faire un effort considérable pour ne pas le frapper.

Un coup superbe, délirant, stupide - à la Arsène, en somme.

Le procès - la mise à mort - était fini, le verdict allait pouvoir être rendu.
Edualk était prêt. Il savait, dans ces conditions-là, que la sentence serait exécutée le jour même.

Mais alors que l'Inquisitrice allait conclure, une voix s'éleva.

- J'invoque le privilège du rang.

Toute la salle se retourna, tandis qu'Edualk se redressait.
La voix était grave et solide. Elle sonnait comme le roc. Une voix de Nain.

Celui-ci entra dans la salle, vêtu d'une armure de plaques, un bouclier aux armes de Forgefer sur le dos, un marteau au côté, un libram de l'autre. Samuel, un petit air satisfait sur le visage, le suivait.

- J'invoque le privilège du rang. Je suis Gloïn Marteau d'Acier, du clan Barbe-de-Bronze, Maître Paladin de la Main d'Argent.

Le tribunal se leva pour le saluer, puis le Président l'invita à s'approcher.
Blanchetête semblait désarçonnée.

- Nous vous connaissons, Gloïn Marteau-d'Acier. Vous êtes bien loin de vos montagnes.
- Et vous de vos principes !

Blanchetête intervint.

- Ce Nain...
- ... est Maître Paladin, jeune fille. Apprends à rester à ta place !

Le ton du Nain était sec, et l'Inquisitrice blêmit.
Le Président fit un geste d'apaisement.

- Vous êtes le bienvenue ici, Maître Gloïn. Et nous reconnaissons le privilège du rang. Sans distinction de race.

Cette dernière remarque s'adressait non seulement à l'Inquisitrice, mais aussi à une partie des Paladins présents qui commençaient à murmurer. La Main d'Argent était parcourue depuis quelques temps par des tensions qui nuisait à sa cohésion.
De plus en plus de Paladins, surtout les plus jeunes, parlaient de pureté, de supériorité des Humains.
Une tendance nauséabonde, pour Edualk - et la cause de ses ennuis.

- Je viens parler pour Edualk.
- Nous vous écoutons.

Gloïn se carra solidement devant la salle. Il savait parler, et il parla, comme seul un Nain sait le faire.


Devant le tribunal attentif, il raconta les guerres contre les Orcs. Il raconta comment son vieil ami Athamnas, qui servait dans la Garde de Hurlevent, avait fait plus que son devoir pendant ces années terribles, accompagné par son père, que tous, même les soldats, appelaient affectueusement "Papy".
Deux hommes dissemblables, l'un ferme et sérieux, l'autre à moitié sénile.
Mais volontaires dès les premiers jours.

Il parla du neveu de son vieil ami, Edualk, un jeune garçon élevé sans père ni mère.
Son père ? Un mauvais garçon, victime de n'avoir jamais fait que de mauvais choix, mais n'ayant jamais eu la moindre influence sur ce fils qu'il n'avait pas vraiment reconnu.
Sa mère ? Un cœur d'or, trop grand pour ne pouvoir se consacrer qu'à son fils, comme un enfant en aurait eu besoin. Mais suffisamment lucide pour le confier à d'autres capables de l'élever - suffisamment lucide pour faire ce choix déchirant.
Gloïn l'avait recueilli, accompagné de son vieux sénile de Papy, après la destruction de Hurlevent, pour le protéger de la folie de la guerre.

Il parla du jour funeste où lui, Gloïn Marteau d'Acier du clan Barbe-de-Bronze, dû reprendre la route une dernière fois, pour une quête dont il savait ne jamais revenir.
Il parla du garçon qui, malgré son jeune âge, lui proposa de le suivre, de l'aider, et de son refus - car il était Gloïn Marteau d'Acier, du clan Barbe-de-Bronze, et que son devoir était de partir seul.
Foutu devoir...
Il ne parla guère de cette quête dont, par un miracle qu'il refusa d'expliquer - mais ses yeux se portèrent sur Edualk - il sortit vivant, avec au fond du coeur un souvenir d'un temps révolu qui ne le quitterait jamais.

Il parla de la création de la Main d'Argent par Alonsus Faol et d'Uther le Porteur de Lumière, le premier Paladin. Les deux Humains que lui, Gloïn Marteau d'Acier du clan Barbe-de-Bronze, avait immédiatement admiré, comme tous ceux qui, en ces moments noirs de la Deuxième Guerre, cherchaient un espoir.
Il parla de la Lumière, comme seul un Nain sait le faire. Cette Lumière auquel il avait décidé de vouer sa vie, comme l'avaient décidé aussi Athamnas, son père pour une fois sérieux et le jeune Edualk, âgé d'à peine 13 ans.
Ils avaient mis le genou à terre, ils avaient prêté serment d'une voix ferme, et s'étaient relevés différents - et pourtant les mêmes qu'avant.
Sûr de leur place en ce monde dévasté : avec ceux qui combattaient pour qu'une nouvelle aube puisse se lever sur Azeroth et sur ses peuples.

Gloïn parla comme seul un Nain sait le faire.
De la guerre, sanglante, dure, terrible, contre des ennemis assoiffés de sang et de carnage, ne vivant que pour détruire ce monde qu'ils chérissaient tous.
Jusqu'à Rochenoire.

La salle était muette, retenant son souffle.

Gloïn parla, comme seul un Nain sait le faire.
De la bataille qui, ce jour-là, vit s'affronter deux peuples pour le droit de vivre.
Athamnas en première ligne, à la tête de ses Paladins, blessé neuf fois, couvert de sang, mais debout.
Papy auprès des blessés, blessé lui-même, participant à protéger les faibles, repoussant dix-sept - dix-sept ! - assauts menées par des Orcs isolés mais néanmoins féroces, les trois derniers sans officier, le dernier ayant été coupé en deux par un guerrier ennemi.
Et Edualk, qui ce jour-là ne leva pas une seule fois une arme contre un Orc. Il n'avait que 14 ans, n'était que Novice, mais comme tous les Novices de la Main d'Argent, il avait assisté les soigneurs sans faiblir. Sans reculer.

Gloïn parla, comme seul un Nain sait le faire.
Du sang, de la boue, des cris des blessés, des agonisants suppliants qu'on les achève. Il montra certaines de ses blessures - il avait cessé de les compter, et il avait fallu qu'un coup de hache manque de lui couper une jambe pour qu'il accepte d'abandonner le champ de bataille.
Il parla des Novices que nul, après cette terrible bataille qui vit la victoire au prix de la chute de Lothar, le chef vénéré, ne songea à féliciter d'avoir fait plus que leur devoir.
La moitié avait été tué ou blessé par les Orcs alors qu'ils tentaient de protéger les blessés. Nul remerciement, nulle félicitation, mais ils n'en demandèrent pas, convaincu de n'avoir pas fait assez.

Gloïn parla, comme seul un Nain sait le faire.
Les blessés, les morts, la puanteur abominable. Et les corbeaux, tournant autour du champ de bataille.
La douleur de ces jeunes gens, garçons et filles pour certains même pas entrés dans l'adolescence, meurtris de ne pas avoir fait assez, de ne pas avoir sauvé suffisamment de vies. Il n'aurait suffi que de quelques paroles, de quelques mots, de leur expliquer que la guerre était ainsi : atroce, abominable, sans véritable vainqueur si ce n'est la Mort elle-même.
Il n'aurait suffi que de quelques mots - et personne, ce jour-là, ne songea à les prononcer.

Gloïn parla, comme seul un Nain sait le faire.
Des regards désespérés, des larmes, de la victoire payée d'un prix terrible, de ces jeunes gens debouts mais à l'âme meurtrie.
D'Edualk, fier des siens, heureux de les savoir vivants, heureux de la fin de cette guerre. Sachant qu'il n'était personne, mais n'ayant pas encore appris que les victoires ne sont payées que par ceux qui, justement, ne figurent jamais dans les récits héroïques.

Gloïn parla, comme seul un Nain sait le faire.
Des héros admirés, et dont les noms ne seraient jamais oubliés.
Et des autres, de tous ceux sans qui il n'y a pas de héros, de ceux qui ne cherchent ni gloire, ni renommée, mais sans qui il n'y a pas d'histoire car personne pour les entendre.
De ce jeune novice, qui n'avait jamais fuit son devoir, volontaire de la première heure comme les siens, comme tous ceux dont les noms ne seront jamais chantés et dont lui, Gloïn Marteau d'Acier du clan Barbe-de-Bronze, ne cesserait jamais de parler.


Gloïn s'était tu.
Il avait parlé, comme seul un Nain sait le faire.
Et Edualk sauva sa tête.


***

[Azeroth, +12]

Chapitre 8 : Peaux-vertes

 
- Hé ! Ils sont à nous ! Si t'en veux, tu t'en cherches d'autres ! Pigé ?
 
Edualk passa en revue les cinq hommes devant lui. Ils se tenaient autour du feu de camp dont la lueur l'avait attiré, un maigre lièvre rôtissant au-dessus.
L'homme qui semblait leur chef s'était levé à moitié en le voyant apparaitre à la lumière, et avait la main sur le pommeau d'une lourde épée à deux mains posée sur le sol.
Les quatres autres n'avaient pas bougé - l'un d'entre eux était manifestement un adolescent, le visage mangé par des tâches de rousseur.
 
Puis il remarqua le motif de l'agressivité de l'homme.
Attachés à un arbre par de solides liens, les chevilles entravées et sanglantes, deux Orcs lui lançaient un regard mauvais.
Deux Orques, plutôt. L'une portait un bébé contre son sein.
 
D'un air détaché, il vit alors trois jeunes Orcs, des enfants, eux aussi attachés à un autre arbre. Le plus âgé, et le plus costaud, avait le visage marqué de coups et était solidement ligoté, tandis que les deux autres sanglotaient en silence.
 
- Dégage, connard !
 
Le chef s'était levé, son épée à la main. Comme les autres, il portait un équipement fait de bric et de brocs, mal entretenu, qui leur donnait plus l'air de pilleurs de champ de bataille que de soldats.
 
Edualk leva les mains d'un air apaisant.
 
- Du calme, l'ami. Je suis juste un voyageur qui a vu un feu et s'est dit qu'en ces contrées hostiles, il pourrait trouver un peu de chaleur. J'ai de quoi manger - pour moi, et pour vous.
 
Il avait levé son sac et sorti un gigôt de sanglier fumé. La viande fit son petit effet, et les visages se fendirent d'un sourire. La région était rude depuis la fin de la guerre, et la présence d'une soldatesque nombreuse pour chasser les derniers Orcs en liberté n'arrangeait rien à la situation. Mais le chef n'avait pas baissé sa garde.
 
- T'as pas d'amis ici, sale con. Dégage, si tu veux pas t'en prendre une.
 
Edualk secoua la tête en soupirant.
 
- Pourquoi cette agressivité ? Je ne vous veux aucun mal.
 
Le chef resta silencieux, puis éclata d'un rire aigu et ridicule. L'un des enfants lâcha un mot incompréhensible, et l'homme se tut instantanément. Il se rua vers lui et le frappa au visage avec le pommeau de son épée, levant la main pour recommencer.
 
Edualk était derrière lui et avait intercepté le coup.
L'homme se retourna, furieux.
 
- Pour ton information, les soldats ne payent que la moitié de la prime s'ils sont amochés. Surtout les enfants. Après, c'est toi qui vois...
 
L'homme fit un rictus qui devait se vouloir un sourire et libéra sa main.
 
- T'es là pour ça, j'le savais. Ceux-là sont à nous. T'as pigé !
- J'ai... "pigé". Je ne fais que traverser la région, l'ami. Maintenant, si tu ne veux pas de mon gigot...
 
Les quatre hommes assis autour du feu, et qui n'avaient pas bougé, lancèrent un regard plein d'espoir à leur chef. Celui-ci sourit d'un air mauvais, et fit un pas en arrière tout en tenant son épée.
 
- Moi, j'dis qu'ici, c'est chez nous, ducon. Et qu't'es tout seul, et nous on est cinq. Alors p't'être que ton gigot, mes amis et moi, on va s'le partager entre nous. Et en échange, tu te casses, avec tous tes morceaux. Moi j'dis qu'c'est un plan génial. Hein les gars ?
 
Les hommes répondirent par des murmures peu convaincus.
 
- Il a l'air réglo, Max...
- Ta gueule !
 
Celui qui avait parlé se tut, le visage baissé, comme les autres.
 
Edualk soupira à nouveau.
 
- Les minables qui jouent les durs, je m'en fiche. Mais je déteste qu'on frappe un gosse.
- Ah ouais ?
- Alors j'ai une autre proposition à te faire. Tu libères les Orcs, et tu rentres chez toi. Ca t'éviteras de te faire étriper un jour prochain par un vrai guerrier Orc que cinq bouseux n'effrayera pas.
 
L'homme devint cramoisi et brandit son épée. Les autres se lévèrent d'un bond et empoignèrent leurs armes avec maladresse - des armes aussi minables que leur équipement.
 
- Idiot...
 
L'homme se rua sans élégance sur Edualk qui esquiva souplement l'attaque tout en dégainant son épée et en attrapant son bouclier qui pendait dans son dos.
Les quatre homme se regardèrent en blémissant et hésitèrent. Sous l'ample manteau qui l'enveloppait jusqu'à présent et qui s'était ouvert, on pouvait voir une cotte de maille terne mais manifestement bien entretenue. Et surtout, pendant sur le côté, un libram.
 
Le chef réussit à ne pas se casser la figure suite à son assaut raté et se retourna, fou de rage. Le calme d'Edualk acheva de lui faire perdre ses moyens, et il chargea en hurlant.
Edualk se contenta de dévier le coup maladroit avec son bouclier et lui faucha les jambes au passage, le faisant s'étaler sur le ventre. Il se retourna rapidement au sol, son arme toujours à la main, et se fit désarmer par un coup d'épée vif qui lui ouvrit le poignet.
L'homme poussa un cri de douleur et lacha son arme.
 
Sans perdre son calme, Edualk rangea son épée et son bouclier et fit face à son adversaire qui venait de se lever, étreignant son poignet blessé.
 
- Tu n'es pas un soldat...
 
Edualk le frappa du poing en plein plexus, le faisant se plier en deux sous la force du coup, puis l'empoigna par le col et lui colla son poing - ganté de mailles - dans le visage.
Il y eu un craquement sinistre et une giclée de sang, et l'homme s'étala par terre, sonné et le visage sanglant.
 
Le "combat" n'avait duré que quelques secondes.
 
Edualk se retourna vers les autres hommes qui se regardaient d'un air peu rassuré. Celui qui avait osé intervenir leva les mains d'un air paniqué.
 
- Eh ! On n'y est pour rien !
- Si.
 
Edualk marcha sur eux, le visage dur.
 
- Que diriez-vous si c'était vos gosses. Vos femmes. Vous n'êtes que des...
 
Il soupira, et son visage se détendit.
 
- Embarquez votre chef et allez-vous en. Si je vous croise à nouveau, je serais plus... dur. Compris ?
 
Les quatre hommes hochèrent la tête avec vigueur et allèrent chercher le dénommé Max qui geignait par terre en sanglotant. Puis ils partirent ventre à terre.
Le plus jeune hésita un instant devant Edualk.
 
- C'est pas juste.
- Pas juste ?!
 
Il hocha la tête.
 
- On n'a plus rien à manger au village. Soit c'est les soldats, soit c'est ces saloperies. Les soldats ont dit qu'on aurait de l'argent si on leur amenait des peaux-vertes.
 
Edualk hésita, et détailla le jeune garçon. Son visage était creusé, et il n'avait effectivement pas l'air bien nourri. Personne ne l'était, de fait, dans cette région.
Il ressortit le gigot de son sac et le tendit à l'adolescent, qui le prit en hésitant.
 
- Vers l'ouest, j'ai trouvé une petite clairière avec une mare. Des animaux s'y désaltèrent régulièrement, apparemment. Suffisament pour nourrir un village - à condition de ne pas tuer tout ce qui bouge.
 
L'adolescent hocha la tête vigoureusement et sourit timidement.
 
- Merci, m'sieur.
- Oui, c'est ça. Fous le camp, maintenant.
 
Il resta à surveiller les hommes s'enfuyant, puis se retourna vers les Orcs toujours ligotés. Il tenait dans sa main une dague que le feu de camp fit luire de façon sinistre.
 
L'Orc qui s'était prit le coup du dénommé Max essaya de se libérer frénétiquement en le voyant s'approcher des deux Orques, qui restèrent à le fixer sans rien dire.
 
Edualk se pencha, et coupa les liens. Puis il alla vers l'autre arbre et libéra de la même façon les enfants, et s'éloigna de quelques pas.
Les deux Orques rejoignirent les enfants, les serrant contre elles. Le jeune Orc rebelle, lui, se plaça devant le groupe et défia du regard Edualk, bandant ses muscles déjà bien dessinés malgré son jeune âge.
 
- Vous ne devez pas rester ici. Pas rester. Danger. A l'ouest, il y a des hommes aussi. Danger.
 
Tout en parlant distinctement, il désignait du bras les directions.
 
- Au Sud et à l'Est, danger aussi.
 
Puis il montra le Nord.
 
- Nord. Orcs dans forêt. Dans montagnes. Alterac.
 
Il désigna de la main les Orcs, puis le Nord.
 
- Allez au Nord. Vous trouverez des clans libres. Au Nord.
 
Les Orcs ne réagirent pas. Avaient-ils seulement compris ? Edualk soupira et sortit quelques provisions qu'il posa au sol. Tout en regardant les Orcs, il sortit un peu de viande fumée et en mangea un morceau, pour leur prouver que la nourriture n'était pas empoisonnée.
Puis il se releva, fit deux pas en arrière, et hocha la tête.
 
- Au Nord. Evitez les soldats. Voyagez vite.
 
Hésitant un dernier instant, il planta sa dague dans un arbre, et fit demi-tour et disparut dans la nuit.
 
 
Le jeune Orc attendit quelques secondes, puis se rua vers l'arbre et prit la dague. L'une des Orques l'interpella et désigna le Nord. L'adolescent hocha la tête, et les cinq parias marchèrent dans la nuit, vers leur liberté.
 
 


***

[Azeroth, +16]

Chapitre 9 : Le Croc


Nimma fit un signe discret de la tête à son frère en sortant de la taverne, puis passa rapidement dans la ruelle sombre attenante. Matt la suivit de près, sa lourde épée battant dans son dos, la main sur la poignée.
Thomas les suivait, soulevant le bas de sa robe de Prêtre en grimaçant devant l'état de la chaussée qui n'était en réalité que de la boue.

Les trois aventuriers se retrouvèrent dans la ruelle qui finissait en cul-de-sac.

- Ils ne sont que trois.

Nimma avait murmuré à l'oreille de Thomas.

- Et notre ami Ark ?
- Pas vu.
- Je l'avais dit, que ce type n'était pas franc.

Matt cracha par terre pour assurer son verdict. Nimma haussa les épaules.

- Tant pis. On n'a pas besoin de lui.

Elle se plaça dans l'ombre, sa tenue noire de Voleuse la camouflant des regards, tandis que les deux hommes restèrent devant la porte qui servait de sortie discrète à la taverne. Ils n'eurent pas à attendre longtemps - mais malheureusement, pas à leur avantage.

Matt se retourna, son épée brandie, en voyant arriver un groupe d'hommes dans la ruelle. Ils étaient cinq, et arboraient tous à la ceinture le poignard à crosse d'ivoire indiquant leur appartenance au Croc.
La porte de la taverne s'ouvrit au même moment, et le sinistre balafré qui était leur cible sortit, accompagné de ses deux gardes du corps et d'un Guerrier souriant avec arrogance. Le balafré arborait un air de satisfaction malsaine.

- Alors, comme ça on me cherche ? Vous auriez dû le dire à Ark, cela aurait été plus simple.

Thomas foudroya du regard le Guerrier accompagnant celui qui était finalement son chef.

- Crapule.
- Désolé l'ami, rien de personnel.

Ark dévoila le même poignard que les autres, révélant qu'il était lui aussi un membre du Croc.

Matt grogna en direction du Prêtre.

- On cogne ?

Le balafré sourit, tandis que les bandits encerclaient tranquillement les deux hommes.

- Nous sommes neuf, et vous n'êtes que deux - pardon, trois en comptant la pouffe qui se cache dans l'ombre. Ca ferait donc comme... du trois contre un ? Un peu présomptueux, non ?

Nimma sortit de son recoin et rejoignit ses deux compagnons. Les bandits avaient sorti leurs armes et ricanaient d'un air mauvais. Le balafré lança un regard appréciateur sur la Voleuse.

- Joli. Je vais peut-être te garder dans ma couche, une fois que j'aurais tué tes amis. Et envoyé leurs têtes à ce crétin de Gouverneur. Histoire de lui apprendre à ne pas s'attaquer au Croc.
- Ta tête est mise à prix pour une jolie somme, le Croc. Tu ne pourras pas t'en sortir encore longtemps.

Le balafré cracha en direction de Thomas.

- Juste le temps de vous tuer, l'efféminé. Le reste ne concerne que les vivants. Les gars !

Les bandits se rapprochèrent, tandis que Nimma et Matt se plaçaient devant le Prêtre pour le protéger.

- Pas très égal, comme combat, non ?

Le balafré fronça les sourcils et se tourna vers la porte de la taverne.
Dans l'encadré, appuyé contre la chambranle, un homme se tenait, enveloppé dans un manteau long, et croquant tranquillement dans une pomme.

- Dégage, étranger. Ne te mêle pas des affaires du Croc.
- Du quoi ?

Nimma vit le balafré rougir de colère. L'homme, assez jeune, continuait à manger sa pomme, un petit sourire décontracté sur les lèvres.

- Je suis le Croc ! Le plus terrible bandit de ce côté du royaume ! Et toi ?
- Moi ? Juste un voyageur. Mais maintenant que tu en parles, j'ai entendu parler d'un gars se faisant appeler le Croc. Un bouseux, à ce qu'il parait.

Le Croc gronda d'un air menaçant.

- Je tuerai donc trois hommes, au lieu de deux.
- Ca, c'est présomptueux, par contre. Vous n'êtes pas assez nombreux.

Le Croc éclata de rire, suivi par ses hommes.

- Nous sommes neuf, et vous quatre. A moins que tu ne planques une armée derrière toi ?

L'homme termina sa pomme et la jeta par terre. Puis il s'avança en ouvrant son manteau.
Il portait une cotte de maille terne mais manifestement entretenue. Une épée solide pendait à son côté, et on devinait un bouclier dans son dos.
Surtout, les bandits virent que l'homme portait un libram.

- Une saloperie de palouf ?!
- Il parait qu'un Paladin vaut vingt hommes. Moi, je manque d'expérience, donc disons dix seulement. Ca fait... treize contre neuf. Je te laisse chercher des renforts ?

L'homme sourit. Le Croc chargea brusquement, deux dagues dans les mains, mais le Paladin esquiva en souplesse tout en empoignant son bouclier et son épée. Il se jeta sur les deux gardes du corps et sur Ark, qui avait lui-aussi dégainé.
De leur côté, les trois aventuriers s'occupaient du reste des bandits. Nimma en égorgea un d'entrée, tandis que son frère Matt, poussant un cri de rage, en tuait un autre d'un coup puissant de travers.
Thomas commença à murmurer ses prières pour garder ses amis.

Désarçonnés par la tournure des évènements, les bandits furent rapidement dominés. Le dernier debout prit la fuite en voyant ses quatre camarades au sol.
Matt avait pris un coup de hache dans l'épaule, et laissa le Prêtre le soigner rapidement. Nimma s'était déjà retourné vers le Croc et ses hommes, affrontant le Paladin.

Ark, le traitre, gémissait par terre, la visage ensanglanté - il avait manifestement pris un coup de bouclier. L'un des gardes du corps était mort d'un coup d'épée en pleine gorge.
Le Paladin était néanmoins en difficulté, seul face au Croc qui maniait ses dagues avec rapidité, et l'autre garde qui essayait de passer derrière lui. L'homme savait se battre, mais était en train d'être dépassé.

Nimma se baissa discrètement et, passant derrière le garde, lui trancha d'un coup précis les mollets, le faisant s'effondrer au sol dans un cri qu'elle interrompit net en lui tranchant la gorge.
Le Croc se retrouva subitement seul face non seulement au Paladin et à la Voleuse, mais au Guerrier dont la blessure ne saignait plus, soignée par le Prêtre.
Il grogna.

- Bâtards ! Je suis le Croc !

Avant que quiconque ne puisse réagir, il porta un coup vicieux vers Nimma et planta sa dague dans sa poitrine. Matt rugit en voyant sa sœur blessée mais le Paladin avait déjà agi. Se baissant d'un coup, il faucha d'un coup de pied les jambes du balafré qui perdit l'équilibre et chuta.
Matt était sur lui et le désarma d'un coup d'épée. Puis, debout au-dessus de lui, il lui planta sa lame en plein cœur. Il se tourna vers sa sœur, couchée dans son sang. Thomas, accroupi à ses côtés, regarda le Guerrier en larmes et secoua la tête. Le coup l'avait atteint près du cœur, et Nimma agonisait, crachant du sang.

Le Paladin s'agenouilla à côté d'elle en silence, et posa une main sur la blessure, et l'autre sur son front. Il ferma les yeux, et murmura une prière. Il y eut un flash de lumière, et Nimma prit un profonde inspiration, toussant et crachant, le regard paniqué.
Thomas regarda la blessure. Elle avait disparue. Il leva les yeux vers le Paladin, qui lui sourit, manifestement épuisé.

- Un truc de Paladin.
- Je vois.
- Elle a besoin de repos.

Matt prit sa sœur dans ses bras, et le groupe se regarda. Le Paladin montra le balafré au Prêtre.

- J'ai entendu dire que le Gouverneur avait encore augmenté la prime. C'est bon pour vous.
- Tu auras ta part, ne t'inquiète pas. Nous sommes réglos.
- Non merci.
- Non ?
- J'ai ce qu'il faut. Et il était à vous. Je n'ai fait que vous donner un coup de main.
- Et bien... Et sinon, tu fais quoi ici ?

Le Paladin haussa les épaules.

- Je voyage. J'essaie de comprendre un peu mieux ce monde.
- C'est drôle.
- Drôle ?
- Nous aussi. Ca te dirait de faire un bout de route ensemble ?

Le Paladin hésita, puis sourit.

- Pourquoi pas.
- Moi c'est Thomas. J'ai pris la route après la guerre - trop de Prêtres désœuvrés dans les villages pour que j'en fasse partie. La grosse brute, c'est Matt, et Nimma est sa sœur. On manquait justement d'un gars solide pour prendre les coups !
- Ca tombe bien, c'est ma spécialité. Et je m'appelle Edualk.

Les trois hommes se regardèrent en souriant, tandis que Nimma dormait dans les bras de son frère.


***


[Lordaeron, +20]

Chapitre 10 : Tu ne l'as jamais dit


- Allons, mon chéri ! Ca te fera prendre l'air. Je trouve que tu t'encroute un peu...

Edualk déposa un léger baiser sur les lèvres de Nimma.

- Et je la transforme en steack dès que je remets la main sur elle. Ca lui apprendra à me faire courir.
- Tu ne le penses pas !
- La seule vache fugueuse de tout le royaume, et elle est à nous. Tu parles que je vais me gêner !
- Arrête de dire des bêtises.

Edualk embrassa à nouveau sa compagne et se décida à quitter ses bras. L'après-midi venait de commencer, et il ne fallait pas trainer s'il voulait être rentré avant la nuit. Surtout depuis ces rumeurs inquiétantes, sur cette maladie qui frappait, disait-on, certains points du royaume.

- Ne traines pas. Je vais faire un gâteau.
- Inutile de me menacer. J'y vais !

Edualk esquiva en riant le torchon que venait de lui lancer Nimma et sortit. Sa compagne était certes très agile, mais pas au point de maitriser l'art délicat de la cuisine...

Il passa prendre sa hache dans la remise et se mit en route, pestant contre cette maudite vache et sa nouvelle fugue - la quinzième depuis le début du mois ? Ou était-ce seize ?

...

- Rosie ! ROSIE ! Saloperie ! C'est bon maintenant. ROSIE !

Edualk pesta encore une fois. Des heures qu'il cherchait pour rien. Il s'était enfoncé dans le petit bois près duquel Nimma et lui s'étaient installés, et où cette satanée vache avait l'habitude de vadrouiller. Et cette fois-ci, il n'aimait pas ça.
L'atmosphère était lourde et tendue. Il remarqua soudain qu'il n'entendait aucun chant d'oiseau, et commença à s'inquiéter.

Le fait qu'il avait "raccroché" ne l'empêchait pas de continuer à ressentir les choses. Cette épidémie, cette "peste" mystérieusement apparue récemment dans le royaume était trop brutale et trop malsaine pour être naturelle.
Mais elle ne pouvait pas avoir déjà atteint ce coin reculé, non ?

Edualk se retint d'appeler à nouveau la vache. C'était leur seul animal, un bien précieux donc, mais maintenant, il commençait à sentir une sourde angoisse monter en lui.
Et le vieux Gloïn lui avait appris à suivre son instinct - un instinct aiguisé par l'entrainement et le service de la Lumière.

- Bordel... Tant pis pour elle, je rentre.

Edualk fit demi-tour et commença à revenir vers chez lui quand il se figea soudain. L'atmosphère était pesante, et quelque chose avait bougé derrière un fourré. Il y avait aussi une odeur, de charogne et... d'autre chose.
Il regarda autour de lui. Il n'était qu'à quelques minutes du petit groupe de fermes où Nimma et lui s'étaient installés quelques mois plus tôt, après avoir décidé d'abandonner leur vie d'aventuriers.
Trop proche pour être ignoré.

Il vérifia rapidement le tranchant de sa hache et prit quelques secondes pour se concentrer. Il sentit cette présence réconfortante qui l'avait toujours soutenu aux moments les plus difficiles, et qu'il avait appris à respecter et à appeler.
La Lumière.

Machinalement, sa main se porta au collier qu'il portait autour du cou. Dans un médaillon, il avait placé une mèche des cheveux noirs de Nimma - c'était idiot, voire puéril, mais après tout, c'est ça l'amour, non ?

Edualk se tendit en entendant un grognement venant de derrière le fourré. Pas un sanglier, ni un ours. Quelque chose de... différent. Tout en lui lui hurlait que quelque chose n'allait pas, le poussant à fuir.
Il sourit. Un Paladin, même rangé, ne fuyait pas.
Il s'avança et traversa le fourré.


Il avait trouvé Rosie. La vache était éventrée, les entrailles à l'air. Et les responsables de sa mort étaient encore là, à dévorer la carcasse.
Les deux goules levèrent leurs yeux brillant de haine sur Edualk et se jetèrent sur lui.

Levant les mains presqu'aussi vite, il invoqua la Lumière pour les foudroyer tout en se jetant de côté. La première fut carbonisée dans un hurlement abject et s'effondra tel un pantin désarticulé.
Mais la seconde était sur lui et planta ses dents... dans le manche de la hache qu'Edualk avait levé devant son visage. L'haleine de la goule était horrible, et ses griffes labourèrent son flanc, faisant jaillir le sang.
Edualk la repoussa et hurla de peur et de colère. Un flash de Lumière jaillit de ses mains et figea la goule, avant de la faire littéralement exploser.

Libéré du danger, il tomba à genoux en pleurant de douleur. La goule avait pénétré profondément dans la chair, enfonçant les côtes. Il plaça ses mains sur ses blessures, et murmura la prière qu'il avait apprise il y a déjà si longtemps.
La douleur disparut, tandis que les os se remettaient en place et que les plaies se refermaient.

Edualk se releva en haletant, épuisé. Jamais jusqu'à présent il n'avait ressenti une telle puissante en invoquant cette force qu'il connaissait pourtant bien. Même contre des morts-vivants.
Ce n'était pas normal.

Nimma.
Le visage de sa compagne s'imposa soudain à son esprit, tandis qu'une vague de panique le submergeait.

- NON !

Il se mit à courir péniblement, toujours épuisé par ses blessures et l'usage de la Lumière. Quelque chose venait de se passer. Il le savait, il le sentait au fond de ses tripes.

Il arriva rapidement près de la maison qu'il partageait avec Nimma. Tout était silencieux.
Edualk prit quelques secondes pour reprendre son souffle et se concentrer. Il serra sa hache plus sûrement dans sa main et pénétra silencieusement dans la maison.
Elle n'y était pas. Mais une goule gisait au milieu des débris du mobilier, un couteau entre les deux yeux.
Edualk trouva la deuxième dehors, écrasée par la charrue renversée, vers la cabane qui leur servait à entreposer les outils.

Nimma s'y trouvait, accroupie, tremblante. Elle serrait contre elle son bras sanglant. Déchiré par la profonde morsure de l'une des goules.
Ses yeux étaient noyés de terreur... et d'autre chose, croissant, se répandant en elle.

Edualk s'accroupit près d'elle et posa la main sur sa blessure. Il la regarda dans les yeux.
Même la Lumière ne pouvait la soigner. Il le savait.
Elle aussi.
Il la prit dans ses bras, tentant de la rassurer.

- Je t'en supplie... Je ne veux... pas...

Edualk posa sa main sur sa tête. Il sentait le poison abject et maudit se répandre en elle, briser ce qu'elle était, la transformer en ces abominations.
Elle lui lança un dernier regard, le visage se tordant, les yeux déjà gagnés par la folie.

- Tu ne... l'as... jamais... jamais dit...

Edualk ferma les yeux. La Lumière jaillit de ses mains et foudroya la femme qu'il aimait plus que tout. Elle poussa un horrible hurlement dans lequel s'entendait déjà la voix de la goule, et s'affaissa, morte.
Il sentit en même temps son âme apaisée.
Libérée.

Edualk se leva. Il ne sentait pas les larmes sur son visage, ni l'épuisement, ni la douleur.
Il se pencha et, délicatement, lui ferma les yeux.

- Je ne te l'ai jamais dit... Je t'aime.


***


[Lordaeron, +20]

Chapitre 11 : Le Fléau ne nous oubliera pas !


- Mon nom est Edualk. Je suis Paladin, j'ai appris à me battre, j'ai de l'expérience. Je suis venu vous rejoindre.

L'officier leva la tête d'un air absent sur l'homme debout devant lui.

- Je me souviens de toi. Tu n'es plus Paladin.

Edualk tiqua, et grimaça.
Le Capitaine. Celui à qui il avait désobéi, autrefois.

- J'ai été chassé de la Main d'Argent, mais je suis toujours un serviteur de la Lumière. Et vous avez besoin de tout le monde.
- "Besoin" ? Peuh !

L'officier chassa de la main l'idée comme si elle était stupide, et vida d'un trait son verre. Une bouteille vide indiquait qu'il était déjà bien avancé dans sa cuite.
Edualk frappa des deux mains sur la table.

- Capitaine ! Ce Fléau est en train d'envahir le royaume ! Partout il se répand ! Quand Uther...
- Uther ?

Le son de la voix de l'officier calma Edualk. Il le regardait d'un air incrédule.

- Uther ? UTHER ?! Il... Attends voir, tu arrives d'où ?
- Un petit bourg au nord-ouest. Il n'existe plus, les habitants restés sains ont été massacrés. J'ai mis des semaines pour vous trouver, en évitant ces saletés. J'ai cru ne plus trouver personne.

L'officier soupira.

- Assis-toi, petit, et prends un verre.
- Plus tard. J'ai vu une concentration de goules près de...
- Tu nous a vu, petit ? Tu as vu notre camp ?

Edualk passa en revue le petit camp improvisé de la Main d'Argent qu'il avait fini par trouver après des semaines d'errance solitaire. Il avait l'air minable, et quelques soldats et Paladins trainaient d'un air perdu.

- Je sais que ça va mal, mais dès que le Roi sera là...
- Personne ne viendra.
- Ne soyez pas défaitiste ! La Main d'Argent a déjà affronté pire que cela !
- Il n'y a plus de Main d'Argent.
- Quoi ?

L'officier leva la tête vers Edualk. Son regard était éperdu.

- Tu n'es donc pas au courant des derniers évènements ?
- J'avais entendu dire que le prince Arthas devait enquêter...
- Arthas !

L'officier cracha par terre.

- Ce sale cafard ! Ce... traître !
- Traître ? Que... Mais qu'est-ce qu'il se passe, bordel ?!

L'officier soupira à nouveau.

- Stratholme... Arthas a massacré les habitants. Tous. Sans la moindre pitié. Uther s'y est opposé, mais ce cafard n'a pas écouté.
- Mais... C'est de la folie !
- De la folie, oui. Arthas est parti au Norfendre juste après - pour détruire cette peste, ce Fléau. Et Lordaeron l'a fêté à son retour, comme on fête un Prince victorieux.
- Alors le Fléau...
- Tué de sa main. Arthas a tué son propre père, devant son propre trône.

Edualk s'était assis, horrifié.

- Impossible...
- Lordaeron n'est plus que ruines, petit. Et Uther... Lui aussi est tombé devant Arthas, comme la plupart des Paladins encore fidèles à la Main d'Argent. Arthas a basculé, et le royaume, notre royaume, n'existe plus. Tout est fini.
- Lordaeron, détruite...

Edualk resta silencieux un moment, tandis que l'officier vidait un autre verre.

- Tu vois ici tout ce qui reste de la Main d'Argent. La plupart des survivants ont rejoint Abendis et Illisen dans un nouvel Ordre, la Croisade Ecarlate.
- Et vous ? Et eux ?

Edualk montra les autres combattants démoralisés.

- Eux ? Ils vont partir. Ils hésitent encore à accepter le désastre, c'est tout. Et moi... Je ne sais pas. Peut-être rester...
- Non ! Les morts-vivants se regroupent tout près d'ici. Ils vont vous balayer.
- Mourir comme un Paladin, l'arme à la main...  Alors je mourrais comme un digne membre de la Main d'Argent. Parce qu'il doit en rester au moins un.

Edualk s'était levé.

- Vous êtes fou. Si cette Croisade Ecarlate continue le combat, nous devons la rejoindre.
- La rejoindre ?
- Oui ! Ecoutez, nous devons faire fi des rancœurs. Nous devons nous battre ! Ensemble !
- Tout est perdu...

L'officier secoua la tête, démoralisé.

- Et vous allez rester là ? A les attendre ? Et mourir ?
- Mourir... Je reverrai mes fils...
- Protéger et servir. Vous vous rappelez ? Protéger et servir. Jusqu'à la mort, si nécessaire. SEULEMENT si nécessaire.

Edualk baissa la tête devant l'officier muet. Puis sa mâchoire se crispa, tandis qu'il serrait les poings.

- La Lumière est toute ma vie. Mon serment. Je n'ai... je n'ai plus que ça.

Il se tourna, le regard dur, puis s'avança vers la poignée d'hommes et de femmes du camp.

- PALADINS !

Tous se tournèrent vers lui. Edualk passa en revue les visages épuisés, la jeunesse de certains traits, le poids des ans sur d'autres. Et surtout, dans leurs yeux, la peur et le désarroi.

Je n'ai plus que ça...

- Lordaeron n'est plus. La Main d'Argent n'est plus. Plus de chefs. Plus de Roi. Plus de foyer. Il ne nous reste que la mort, et l'oubli !

Les Paladins se regardèrent avec inquiétude, tandis que le regard d'Edualk se durcissait encore.

- Mais il nous reste l'essentiel. Il nous reste notre serment ! Il nous reste nos armes ! L'oubli ? Soit. Mais le Fléau, lui, ne nous oubliera pas !

Il brandit soudain son épée vers le ciel.

- Pour Lordaeron ! Pour la Lumière ! Mort au Fléau !

Les Paladins hésitèrent un bref instant, puis brandirent leurs armes vers le ciel.

- MORT AU FLEAU !

Edualk se tourna vers l'officier, qui s'était levé.

- Où sont ces Croisés ?
- Atreval.
- Alors nous y partons. Nous allons rejoindre cette Croisade. Nous allons combattre.
- ... Ca ne sert plus à rien.
- Un Paladin ne cède pas. Jamais. Et... j'ai trop perdu pour reculer.
- C'est notre cas à tous.

L'officier secoua la tête puis, à la surprise d'Edualk, sourit et posa sa main sur son épaule.

- On arrivera peut-être à faire de toi un Paladin finalement.


***


[Quelque part]

Chapitre 12 : Je ne veux pas oublier


- Arrêtez... Je vous en supplie... Pourquoi faites-vous ça... ? *sanglots*

...

- NON !!! ASSEZ !!! J'ai mal... AAAHHH !!!

...

- Je vous en supplie... Pitié... *sanglots*
- Du calme.
- Pourquoi... ? *sanglots*
- Du calme.

...

- AAAHHH !!! NON !!! J'AI MAL !!! AAAHHH !!!
- Silence !
- Pitié... *sanglots*
- Assez ! Tais-toi, ou sinon...
- *pleurs*

...

- *sanglots* Pourquoi faites-vous ça... ?
- Pourquoi ? Parce que nous le voulons.
- Pourquoi... ?
- Trop de questions. Silence, tu me déconcentres.
- Pitié... Je... AAAHHH !!!
- Tiens-toi tranquille. Ce sera bientôt fini.

...

- *pleurs*
- Ainsi tu es réveillée. Excellent. Tu m'entends ?
- ... Mal... *sanglots*
- Oui, la douleur. Habitue-toi.
- Qui... Qui êtes...
- Moi ? Personne. Un humble artisan. Et puis, quelle importance ? Tu auras bientôt tout oublié.
- Oublié... ?
- Oui, bien sûr. Une nouvelle naissance. Une nouvelle... *rire* "vie". D'une certaine façon.
- Je... Elles m'ont...
- De vraies saloperies. Imparable. Impossible à soigner. Il est toujours plus simple de choisir une méthode, disons... plus extrême. Définitive.
- Qui... Qui m'a...
- Chhhuuuttt... Trop de questions. Cela a été décidé. Cela seul suffit.
- J'avais un...
- Non.
- Si... SI ! Il...
- ASSEZ ! Regarde-toi. J'ai fait du bon travail. Comme d'habitude. Mais crois-tu pouvoir reprendre ton ancienne vie ? Regarde-toi.
- ... Non... Ce n'est pas... NON !!! *pleurs*
- Et si. Tu es passée de l'autre côté. Tu découvriras vite ta nouvelle nature. Elle te plaira.
- *pleurs*
- Pleurnicheries... Je déteste ça.
- J'aime...
- Personne. Et personne ne t'aime. Telle est la règle, désormais. Et tu serviras "ses" plans. De gré... ou de force. Je préfère la force, pour ma part. A toi de choisir.
- *pleurs*
- Excellent. Excellent ! Il me reste à terminer une dernière chose. L'oubli. Définitif.
- Je ne veux pas... *sanglots*
- Oui, je sais. Et je dois te faire une confidence : c'est ce que je préfère dans mon travail ! Tant de souffrances. *rire*
- Pitié... Je ne veux pas oubl... AAAHHH !!! NON !!! AAAHHH !!!
- *rire*


...


Edualk se réveilla en sursaut. Foutu cauchemar... Et ces hurlements... Oui. Foutu cauchemar...
Il se recoucha et ferma les yeux dans l'obscurité de la nuit.

Pitié... Je ne veux pas oublier...


***


[Maleterres, +21]

Chapitre 13 : C'est moi


Edualk resta droit sans rien montrer, le visage fermé, tandis que le bourreau levait sa hache et l'abattait. Il trancha net la tête du fermier, l'air aussi absent que d'habitude.
Le Prêtre grimaça, le sang ayant éclaboussé le bas de sa robe, puis il se tourna vers la petite foule de Croisés rassemblés devant l'échafaud.

- Le prix de la trahison, et de la faiblesse. La Croisade Ecarlate ne tolère aucune faiblesse. Rompez.

Les Croisés se dispersèrent en silence et allèrent reprendre leurs tâches. Le Prêtre fit un signe à Edualk pour l'inviter à rester.

- Vous avez eu raison de nous signaler cette forfaiture.
- J'ai fait mon devoir.
- C'est ce qui fait de vous un digne membre de notre Ordre, Capitaine.
- Je ne suis qu'un humble serviteur.
- Je sais ce que vous avez été, autrefois. Un homme indigne des honneurs que feue la Main d'Argent vous avait confié. Ce temps n'est plus. Vous êtes un Paladin, aussi dur que l'acier, aussi inflexible que la foi. Aussi éclairé que peut l'être un enfant de la Lumière.

Edualk ne répondit pas. Il s'agenouilla devant le Prêtre qui le bénit avant de retourner dans sa chapelle.
Puis il alla au baraquement où étaient installés ses hommes.

La salle commune était sobre, avec des paillasses et des armes. Une vingtaine d'hommes et de femmes entretenaient leur équipement, priaient pour certains, ou discutaient à voix basse.
Ils se turent et saluèrent Edualk en le voyant entrer.
Avec une lueur inquiète dans les yeux, une jeune femme s'avança jusqu'au Paladin et salua.

- Sergent Amélie au rapport, mon Capitaine.
- Repos. Pourquoi ce désordre ?

Le Sergent hésita, tandis qu'Edualk passait en revue le casernement, fusillant du regard ceux qui faisaient preuve d'un certain détachement.

- Un Croisé digne de ce nom ne se laisse pas aller. Je veux que tout soit rangé avant notre prochaine sortie de nuit.

Le Sergent soupira intérieurement.
Elle avait le même âge qu'Edualk, et le connaissait depuis la Main d'Argent. Elle se souvenait d'un homme sympathique, ouvert et tolérant, ignorant délibérément les rapports hiérarchiques avec les hommes d'armes comme elle.
Avec la chute de Lordaeron et de la Main d'Argent, elle avait rejoint avec d'autres soldats la Croisade Ecarlate, et commençait à le regretter. Mais avec l'arrivée de cet ancien compagnon d'arme...

Edualk était méconnaissable. Il ne souriait jamais, se montrait aucune émotion, et faisait preuve au combat d'une détermination froide qui faisait peur à beaucoup. Il avait vite gravi les grades, malgré la prévenance de quelques commandants qui se souvenait du scandale de son procès.

- Soldats !

Les hommes se réunirent autour de leur Capitaine.

- On nous a signalé une caravane vers Andorhal. Des fous, des inconscients, ou des traîtres. Quoi qu'il en soit, nous partons vérifier ça. Des questions ? Non ? Alors exécution.

Le Sergent salua et laissa le passage à son Capitaine. Ses traits étaient tirés - on disait qu'il faisait des cauchemars.
Comme beaucoup.
Plus que beaucoup.

...

La petite troupe surveillait les restes de la caravane d'une hauteur. Les archers gardaient un œil aux alentours, tandis que l'éclaireur et le Sergent Amélie revenaient à pas vifs.

- Des Orcs et des Réprouvés, mon Capitaine.
- Des Orcs ? Dans les Maleterres ?
- Seuls les Réprouvés avaient l'air de combattants. Quoi qu'il en soit, ils sont tous morts.

Edualk foudroya le Sergent de son regard dur.

- Les "Réprouvés" sont des abominations. N'oubliez pas ça.
- Euh... Oui mon Capitaine.
- Des survivants ?
- Nous n'en avons pas vu.
- Dommage. Un exemple ne fait jamais de mal. Les autres, vous rentrez. Vous, fouillez tout, récupérez ce qui peut l'être. Brûlez le reste.

...

- Mon Capitaine ! Ici ! Des survivants !

Edualk laissa les papiers qu'il avait trouvé sur un des Orcs et se dirigea vers le petit rassemblement. Les quatre Croisés qui étaient restés entouraient le Sergent, l'air gêné - sauf le Major connu pour son fanatisme.

- Il n'y a pas de survivants, Sergent.
- Mais, mon Capitaine...

Edualk baissa les yeux vers ce que la jeune femme tenait d'une main ferme. Un enfant Orc avait les yeux levés vers lui, la bouche grande ouverte, l'air interloqué.
Un enfant.
Orc.

Derrière le rocher, un petit groupe d'enfants Orcs tremblant le regardaient, terrorisés. C'est à cause d'eux que l'Orque l'avait attaqué.
Le Capitaine avait surgi derrière lui et l'avait attrapé par l'épaule, une lueur de folie dans les yeux et un rictus horrible sur les lèvres. Il lui avait montré les enfants : "Tue-les ! Tue-les tous !"
Et le Prêtre, les bras levés, criant "N'épargnez pas leurs portées !"


- Vous avez entendu le Capitaine, Sergent ? Egorgez-moi ça !
- Mais Major...
- Obéissez ! Par la Lumière, je suis obligé de tout faire moi-m...

Le Major écarquilla les yeux de surprise et s'effondra dans un gargouillis, l'épée d'Edualk au travers du corps. Deux autres soldats mirent la main à leur arme et s'effondrèrent, tranchés de deux coups rapides.
Le Sergent avait lâché l'enfant et était tombée au sol, horrifiée par le changement brutal d'Edualk.
Le dernier soldat essaya de s'enfuir, mais il fut fauché par l'épée qu'Edualk lui lança dans le dos.

Puis, le regard fou, Edualk tomba à genoux et vomit jusqu'à ce que la bile lui brûle la bouche.

Le Sergent s'était relevée. Elle tenait encore l'enfant par le col.
Edualk se releva péniblement en s'essuyant la bouche. Il n'avait plus d'arme, et avait l'air halluciné.

- Mon... Mon Capitaine ?

Edualk se secoua, et d'un geste vif, arracha son tabard aux armes de la Croisade. Il resta quelques secondes à le regarder, l'air absent, puis le jeta dans un des feux allumés pour brûler les restes de la caravane.

- Plus de Capitaine. Plus de... Non.

Il se retourna. Il avait l'air immensément las.

- Mon Cap... Edualk ? Vous... Tu... Vous allez bien ?
- Un cauchemar... Ce n'est qu'un cauchemar... Mais... Je sais.
- Vous savez ?
- Je ne tue pas de gosses. Jamais. Je le sais. C'est moi.
- Mon Capitaine ?
- Capitaine ? Non, Amélie. Appelle-moi juste Edualk. C'est tout ce que je suis.

Edualk se redressa et planta son regard dans celui du Sergent. L'ancienne lueur d'ironie brillait dans ses yeux. Il sourit.

- Ouais, ce n'est que moi. Autant dire que je ne suis pas dans la merde !


***
 

[Maleterres, +22]

Chapitre 14 : Cette terre n'est plus rien pour moi


Edualk descendit de cheval en grimaçant et alla au puits tirer de l'eau qu'il but avec délice. Puis il regarda autour de lui, tandis que le chef de son escouade rendait compte.

Le camp du Noroit, près des ruines d'Andorhal.
Une poignée de combattants de l'Aube d'Argent, unis au-delà de leur race pour lutter contre le Fléau qui avait transformé le royaume de Lordaeron en Maleterres.

Il passa en revue son escouade et soupira. Deux chevaux n'avaient plus de cavalier - les plus jeunes, comme par hasard. Pas assez expérimentés, comme à chaque fois, et pas encore assez confiants en la Lumière pour pouvoir l'appeler à l'aide au moment critique.
Puis il dégrafa son corselet de mailles et alla à la petite forge du camp pour la réparer. Cette fois-ci, les goules avaient failli percer la protection - mais Edualk n'avait pas assez de métal pour s'en forger une nouvelle.

Il était en train de préparer son travail tout en grignotant du pain quand le commandant du camp l'aborda.

- Salutations, Edualk. La sortie a été profitable, d'après le rapport.
- Salutations, Commandant. Nous avons détruit plus d'abominations que d'habitude. Mais nous avons perdu deux hommes. Nous ne sommes pas gagnants.
- Oui, c'est un fait.

Le Commandant se gratta la barbe, signe de son embarras. Il venait lui aussi de la Main d'Argent, et faisait partie des rares - de plus en plus rares - combattants expérimentés. Comme Edualk, qui trouvait cela pitoyable étant donné ses propres capacités.
Les volontaires venaient, au compte-goutte, mais ils venaient. Trop jeunes bien souvent, et mourant trop vite, alors que le Fléau semblait sans limite.

Oui, au fur et à mesure des semaines, Edualk était devenu un des trop rares vétérans de cet avant-poste perdu seul devant les Maleterres.

- Vous avez croisé des Ecarlates, apparemment ?
- Oui, ils étaient en train d'affronter ces morts-vivants qui se sont installés dans les ruines de Lordaeron. Nous avons préféré passer.
- Nous devrions être unis contre le Fléau.
- Mais la Croisade est un repère de fanatiques. Pour eux, nous sommes autant des ennemis que les morts-vivants.
- Oui, c'est dommage...

Le Commandant se gratta encore la barbe tandis qu'Edualk réparait sa cotte de mailles.

- Vous êtes un bon combattant, Edualk.
- Je me débrouille. J'arrive à rester en vie.
- Oui, c'est un talent par ici.
- Je ne resterai pas. Désolé.

Edualk abandonna son ouvrage et se tourna vers son supérieur qui secouait la tête.

- Je perds des hommes à chaque sortie, et maintenant, vous voulez nous quitter.
- Nous sommes sensés libérer Lordaeron du Fléau. Mais Lordaeron n'existe plus. Il n'y a que les Maleterres, maudites et perdues pour les hommes. Et ces "Réprouvés" qui se sont installés dans la vieille cité sont trop forts pour que nous puissions les en chasser. Cela ne rime à rien.
- Un Paladin ne recule pas.
- Un Paladin est sensé rester en vie pour faire son devoir, pour aider et protéger. Nous n'aidons plus personne, et nous ne protégeons plus rien. Je suis désolé, mais cette terre n'est plus rien pour moi. Et d'autres ont besoin de moi.
- Votre oncle, c'est ça ?

Edualk sourit.

- Oui, ce vieux fou d'Archibald. Toqué de ces bestioles, ces "Murlocs". Vous savez qu'il a assisté à la première apparition des Orcs dans les Morasses Noires ?
- Vraiment ?
- Oui. Il les a pris pour des Murlocs ! Pauvre vieux fou... Il a toujours été en-dehors des réalités. Et il a disparu. C'est à moi d'aller le chercher.
- La famille avant tout ?
- Dans ma famille, nous sommes toujours restés unis. Mon oncle Athamnas n'a plus l'âge d'aller sur les routes. C'est à moi de le faire.
- Je vois qu'il est inutile d'essayer de vous faire changer d'avis.
- Non. Désolé, vraiment.
- Venez me voir avant de partir.

Le Commandant retourna à ses affaires, le front plissé.
Edualk hésita, mais il ne pouvait pas abandonner les siens. Surtout ce vieil imbécile d'Archibald !

Archibald. Qu'est-ce qu'il avait encore bien pu faire ? Ou bien... sur quoi était-il encore tombé ?


Tout en réparant sa cotte de mailles, Edualk repensa à sa dernière conversation avec son grand-père, il y a deux mois de cela. Il était venu jusqu'à Austrivage - un exploit pour lui, vu son âge - pour lui parler de sa disparition.
Il était pour une fois relativement lucide, et d'humeur loquace, sûrement du fait de ses inquiétudes. Attablés dans l'auberge, Edualk en avait profité pour poser quelques questions à son grand-père.
Sur sa famille, ses oncles et tantes. Des conversations tenues à demi-mots quand il était enfant, et qui s'interrompaient en sa présence.

Leur conversation dura jusqu'à l'aube. Papy raconta tout ce qu'il savait. Il semblait pressé de transmettre sa mémoire. Pressé, et inquiet.

Edualk connaissait déjà l'histoire de son "père" - il suffisait de lire les avis de recherche ! - et de son oncle Athamnas qui l'avait élevé.

Papy pleura en parlant de sa première fille, Mayrie, morte à 20 ans avec son bébé. De ce qu'il avait pu apprendre. De celui qui, discrètement, l'avait surveillée. Un vieux Sorcier, mauvais, teigneux, vivant en ermite dans un marais et craint de tous, qui manifestement avait étouffé la sombre raison de la mort de Mayrie.
Un Sorcier méprisé de tous, mais suffisamment puissant pour que nul, même son propre père, ne puisse savoir ce qui s'était vraiment passé.
Il était mort peu après - tué par un Paladin dans des circonstances peu claires. Mort, et oublié. Mais Papy se souvenait de son nom, grandiloquent et ridicule : Llégion.

Puis Papy avait parlé à son petit-fils de son propre père. Gloïn l'avait connu, il y a longtemps de cela, et ils étaient devenus amis.
Son nom ? Même Papy ne le connaissait pas, et Gloïn, étonnamment, l'avait oublié. Mais il connaissait une histoire. Une histoire de taverne, amusante et distrayante : l'histoire du Paladin, de sa belle et du dragon.
Edualk avait été surpris. Cette histoire finissant tragiquement était donc celle de son aïeul ? Mais ce n'était qu'une simple histoire.
Oui, une simple histoire. L'aïeul avait sombré dans le néant - comme s'il n'avait jamais existé. Mais le vieux Nain, Gloïn, se souvenait de l'histoire, de cet homme qui avait été son ami, et l'avait transmise à son fils, pour que celui-ci n'oublie jamais cet homme qui avait aimé, s'était perdu par cet amour, et avait sombré dans une obscurité sans fin. Comme s'il s'était perdu
dans un lieu qui n'existe pas.

Tout en rafistolant son armure, Edualk s'interrogeait. Pourquoi lui raconter tout cela ? Papy était venu lui demander de retrouver Archibald, porté disparu alors qu'il cherchait à répertorier précisément toutes les communautés Murlocs des Royaumes de l'Est.
Mais Edualk sentait qu'il y avait autre chose.
Un mystère à percer.

...

Edualk parti le lendemain, à l'aube. Le Commandant lui serra la main, avec gravité.

- Si vous changez d'avis un jour...
- Je n'oublie pas l'Aube d'Argent. Je reviendrai. Le Fléau m'a trop pris.


Edualk enfourcha son cheval et quitta le camp sans se retourner.

Oui, il devait partir. Son combat dans les Maleterres n'avait plus de sens. Il ne ramènerait pas Nimma.
Mais il avait une famille, et une histoire.
Il était temps pour lui de découvrir cette histoire.
Et ensuite, quand le temps sera venu de régler les comptes... il sera là.


***


[Maleterres, +28]

Chapitre 15 : Tu me manques tant


- Bonjour, Nimma.

Edualk s'agenouilla devant la tombe. Il arracha quelques mauvaises herbes, et nettoya d'un geste de la main la pierre tombale.

- Désolé de ne pas être venu plus tôt. J'avais beaucoup à faire.

Edualk sourit.

- Non, en fait, j'avais peur de revenir. Tant de morts. Et puis... toi.

Il soupira, et sortit un médaillon de dessous son armure.

- Je ne t'ai jamais oubliée, Nimma. Tu dois sûrement le savoir - enfin j'espère. Mais... c'est dur. Pour ceux qui restent.

Il secoua la tête d'un air soudain las.

- Tu me manques. Tu me manques tellement. Je croyais - j'espérais que le temps apaiserait la blessure. Mais non.

Edualk eut un petit rire sans joie.

- J'ai rencontré un femme. Enfin, une femme... Une Draeneie. C'est vrai, tu ne les connais pas. Ils viennent d'un autre monde, et leur "bateau" a échoué sur notre bonne vieille Azeroth. C'est une Mage. Roxiane. Mignonne, un poil bêcheuse, mais sympa.

Il hésita.

- En fait, nous sommes amis. Seulement amis. Je n'arrive pas... je ne sais pas... Pfff... Je n'ai jamais été doué avec les femmes. Alors tu imagines, avec celles qui viennent d'un autre univers ! Heureusement que tu m'as sauté dessus, sinon, on y serait encore...

Edualk resta silencieux un moment, ruminant ses pensées. Il s'était assis près de la tombe.

- Que te dire... Lordaeron n'est plus. Après ta... j'ai erré pendant des semaines. J'ai fini par rejoindre des gars, les Ecarlates. Des fanatiques. J'ai failli me perdre. Mais j'ai réussi à revenir. Juste à temps.
Ensuite ? J'ai rejoint un nouvel Ordre, l'Aube d'Argent. J'ai combattu à leurs côtés un moment. Puis je suis parti. Ce pays est mort.
Et puis, mon oncle Archibald avait disparu. Je l'ai cherché un bon moment. En vain.
J'ai fini par reprendre ma vie d'errance. Sans but.

Edualk caressait sa barbe, plongé dans ses souvenirs.

- Ca ne pouvait pas durer éternellement. La Porte des Ténèbres a été réouverte. Cette fois-ci, pas question de se défiler ! Le Maître de mon Ordre y a veillé.
J'ai arpenté cette Outreterre pendant des mois. Un monde détruit, les restes du monde natal des Orcs. Et des Draeneis. Je crois que cela t'aurait plu. Nagrand est si verdoyant... un coin de paradis.
Et puis...
Arthas. Celui par qui tout est arrivé.
Il est revenu. Tu as dû le sentir, je pense. Le Roi-Liche.

Edualk caressait le médaillon.

- J'ai pris le bateau pour le Norfendre, pour l'affronter, comme tous les Héros de notre monde. Une sacrée armée - la plus puissante jamais levée !
Ce pignouf d'Arthas n'a fait que reculer. Pas brillant, quand même. Jusqu'à ce que...
Oui, c'était il y a deux mois maintenant. Je m'en souviens, j'étais aux portes du Trône de Glace, comme tant et tant d'aventuriers. Pas dedans, non ! Je n'ai jamais été de taille.
Je me souviens... Je n'oublierais jamais. C'est comme si, d'un coup, un poids terrible avait quitté mon coeur. Comme si le ciel s'était dégagé.
Nous avons tous su que ces héros aguerris qui s'étaient risqué au coeur du repaire de notre ennemi avaient réussi.
Il est tombé.
Et Azeroth a repris son souffle.

Edualk posa la main sur la tombe.

- Alors j'ai repris ma route, cherchant un nouveau but. Un but... Tu sais, tu étais tout ce que j'avais...
Oh, il y a bien sûr la Lumière... Oui, Paladin, tout ça... Toute ma vie. Mon serment. Mais... ce n'est qu'un serment. Ma vie... Ma vie, c'était toi. Tu étais... enfin...
C'est toi qui me faisait me lever chaque matin.
Qui me faisait vivre.
*soupir*
Je n'ai plus rien. Sauf ce vide en moi.
Tu me manques, Nimma. Tu me manques tant. Mais... Je sais. Je sais ce que je suis. Et... Tu me manques.

Edualk s'était levé. Il semblait apaisé. Le médaillon toujours dans la main, il dégrafa son plastron qui tomba au sol. Il ôta aussi ses épaulières, qui rejoignirent le plastron. Puis il sortit délicatement un paquet de son sac.
Le défaisant, il dévoila une épée à la facture ancienne. Sur sa garde, on pouvait deviner le sceau de la Main d'Argent. Une épée simple, le genre d'épée que l'on donnait autrefois aux jeunes novices de cet Ordre disparu.

Edualk se mit à genoux. Il prit la poignée de l'épée à deux mains, et posa la pointe sur son coeur.
Il sourit.

- Voilà. C'est fini.

Un oiseau chanta et se tut soudain. Dans un coin reculé de l'ancienne Lordaeron, le silence se fit.
Définitivement.


...


- Et ben ! T'as une sale tête. Tu veux un coup ? Enfin... Plutôt du café, non ?

L'aubergiste du Bastion de l'Honneur sortit une chope fumante et la posa sur le comptoir.

- Dis-moi, Sid, juste pour savoir... Le truc que j'ai bu hier soir, ça vient d'où ?
- Tu parles de mon fameux élixir de jouvence ? Fameux dans tout l'Outreterre pour ses propriétés rajeunissantes ! Même les Orcs se battent pour m'en piquer !

L'aubergiste sourit à Edualk qui se tenait devant lui. Il avait des cernes sous les yeux, et avait manifestement mal dormi.

- Donc, dedans, il y a... ?
- Secret de fabrication.
- J'ai pensé à un truc. Tout le merdier que je t'ai vendu - les restes de bestioles, les plantes bizarres, etc. - tu ne t'en servirais pas pour ta gnole ?

L'aubergiste fit un clin d'oeil à Edualk qui venait de s'assoir péniblement sur un tabouret.

- Je ne peux rien dire. Mais il y a de ça. Entre autres. T'avais l'air d'aimer ça, hier soir.
- Mon vieux, ça fait un bail qu'on se connait, non ?
- Oui, c'est sûr. Depuis qu'ils ont rouvert la Porte.
- Alors rends-moi service : plus JAMAIS tu ne me sers cette saloperie.

L'aubergiste prit un air surpris.

- Pourquoi ?
- Parce qu'en plus de me filer la courante, elle me fait faire des rêves bizarres.
- Erotiques ?
- Sid, je t'aimes bien, mais t'es un vrai con, quand tu t'y mets.
- Eh !
- Non, rien d'érotique. Pas franchement, non...

Edualk commença à boire son café.
Des cauchemars... Toujours.
Mais celui-ci...

Je ne veux pas oublier...

- Non. Je n'oublie pas.
- Tu me parles ?

Toujours des cauchemars...


***


[Quelque part en Azeroth, +27]


L'homme en noir s'était tu, et sirotait sa bière, les yeux dans le vague.
En face de lui, de l'autre côté de la table, l'homme mystérieux n'avait pas bougé.
La nuit était tombée, et la serveuse essuyait quelques chopes d'un air ennuyé. Il neigeait dehors, et la clientèle se faisait rare.

L'homme en noir poussa un soupir.

- C'est un bon gars, vous savez.

L'homme mystérieux ne répondit pas. Il semblait réfléchir.

- Ce n'est pas un héros. Personne ne l'est, chez n... dans cette famille. Plus depuis...

L'homme en noir soupira.

- Vous devriez oublier tout ceci. Et le laisser tranquille.

L'homme mystérieux se leva, tout aussi silencieux dans ses gestes que depuis son arrivée dans la taverne. Puis il baissa la tête vers l'homme en noir.

- Vous lui avez sauvé la vie.
- Moi ? Sauvé la vie ?
- Le procès. Vous avez gagné du temps.

Arsène - car c'était lui - haussa les épaules.

- Oui, et alors ? C'est mon gosse, quand même. Je n'allais pas laisser des fanatiques le pendre.
- Dites-lui.
- Il me méprise. Je ne suis pas le genre de... "père" dont il a besoin. Et il sait se débrouiller.
- Les liens du sang.
- Qu'en savez-vous ?

L'homme mystérieux se pencha vers Arsène. Il sentit quelque chose d'oppressant venant de lui, émanant de sa personne. Arsène ne baissa pas la tête, malgré la peur panique qui l'envahissait et le poussait à s'enfuir, malgré... le sentiment de familiarité.

- Je sais.
- Qui êtes-vous ?

L'homme mystérieux sembla réfléchir.

- Un souvenir.
- Pourquoi êtes-vous là ?
- Le sang.

Arsène leva un sourcil.

- Vous ne le connaissez pas. Il n'est pas du genre à jouer au héros.
- Vous m'avez raconté.

Puis il se redressa, tourna les talons, et sortit de la taverne, toujours aussi silencieux, tel un fantôme.

Arsène se secoua et sortit rapidement derrière l'homme mystérieux.
Dehors, la neige tombait doucement dans la nuit éclairée par la pleine lune.

Personne - et sur le sol, une neige immaculée...


***

[Obscurité sans fin. Un lieu qui n'existe pas]


Un homme mystérieux. Accompagné.
Douleur et vide.
Et colère.

- Lui personne !
- Il convient.
- Non. NON !
- Si.
- Pas pouvoir ! Pas talent ! Pas héros ! Besoin héros !
- Un héros n'a pas suffi.
- Toi !
- Je ne suis plus.
- Autre !
- Non. Il convient.
- Grrr... Toi décider. Mais pas héros ! Danger ! DANGER !
- Tout le monde n'a pas vocation à être un héros. Il convient.
- Payer ? PAYER ?!
- Oui. Edualk payera le prix... Mais pas seul.

- Pas seul ? Qui ? QUI ?!
- D'autres. Des inconnus. De vieux amis. Et...
- Et ? Dire !
- Peut-être... Une raison de vivre...


Obscurité sans fin. Un lieu qui n'existe pas.
Douleur et vide.
Et colère.
Et devoir. Une toute dernière fois. Au nom de ce qui aurait dû être, et qui ne fut pas...


***


Je m'appelle Edualk.
Je suis un Paladin, formé par la Main d'Argent, membre de l'Aube d'Argent dont je porte le tabard.
J'ai vu Hurlevent brûler.
J'ai vu Lothar tomber devant le Pic de Rochenoire.
J'ai vu Lordaeron sombrer dans le néant, brisé par le Fléau.
J'ai connu la chaleur d'une famille, le bonheur d'être aimé.
J'ai connu la peur, la douleur, la honte, la trahison.
J'ai perdu le plus précieux des trésors, le seul qui valait la peine de vivre.
J'ai erré, et j'erre encore, seul, avec mes souvenirs, mes joies, mes peines, mes blessures si profondes qu'elles sont devenues ma force et mon âme.
Avec contre mon coeur, une mèche de cheveux noirs qui me rappelle ce que j'ai perdu, et pourquoi je suis ici.

Ceci est le Norfendre. Le fief du parricide, du traître, du tueurs d'ami, de l'ennemi de toute vie.
Assiégé par les armées les plus nombreuses et les plus puissantes qui aient jamais arpenté Azeroth.
Par les Héros de notre temps, réunis par mille et une raisons, mais dans un seul but : que ce monde, notre monde, connaisse une nouvelle aube.
Que la vie triomphe sur la mort et l'oubli.

Tout le monde n'a pas vocation à être un héros.
Je ne suis pas un héros.
Mais je suis moi.
Et je suis là.
Ici, et maintenant.


Je suis Edualk. Je suis un Paladin.
Ceci est mon devoir.
Ceci est ma vie.



***


Publié le 06/02/2010 - Pas de modifications
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