*
Le vieil homme marchait d'un pas ferme, sans tenir compte des passants qui devaient s'écarter de son chemin. Les plus informés, qui l'avaient reconnu, prenaient soin de ne pas le gêner, pour le cas où...
Certes, tout le monde savaient que ce n'étaient qu'un vieil imbécile, mais un vieil imbécile méchant comme une teigne et suffisamment mauvais pour vous faire payer votre simple existence.
La simple vision de son chapeau noir de sorcier, qui cachait ses traits, faisait fuir tout le monde.
Derrière le vieil homme, un jeune officier tentait de ne pas se laisser distancer, moitié marchant, moitié courant pour rester à sa hauteur. Pour un vieillard marchant appuyé sur un bâton, il était étonnamment véloce.
Le vieil homme savait exactement où aller, ce qui étonnait l'officier qui l'avait juste informé et demandé qu'il vienne... Comment savait-il où elle était ?
Mais en même temps, c'était un sorcier, donc...
Le vieil homme tourna dans une ruelle sombre et s'arrêta devant une porte cachée sous une arche, dans l'obscurité.
L'officier, haletant, prit quelques secondes pour reprendre son souffle et sortit une clé de sa poche.
- Les lieux sont restés exactement les mêmes, messire.
- Parce que vous avez eu peur.
La voix était sèche, mauvaise et méprisante. Mais l'officier grimaça intérieurement en songeant qu'il disait vrai.
Il préféra ne pas relever.
- C'est l'état-major qui nous a donné votre nom, messire. Elle n'avait plus de famille, et vous...
- Ouvrez.
L'officier avait déjà mis la clé dans la serrure avant de s'en rendre compte. Une voix de commandement, implacable.
Il tourna la clé, et un claquement sec retentit dans la ruelle tandis qu'il déverrouillait la serrure.
- On l'a trouvée hier soir. C'est une voisine qui s'inquiétait de ne plus la voir, et qui s'est permise d'entrer.
Le vieil homme passa devant l'officier tandis que celui-ci ouvrait la porte, remonta le couloir sombre devant lui et s'arrêta devant une seconde porte dégondée sur laquelle était clouée une feuille manuscrite aux armes de Lordaeron.
- Nous avons mis les scellés, mais la porte est ouverte - on a dû la défoncer pour entrer.
Le vieil homme poussa la porte brisée du bout de son bâton. Elle s'ouvrit en craquant et en gémissant, laissant voir derrière elle un escalier s'enfonçant dans l'obscurité.
L'officier avait sorti un briquet et s'apprêtait à allumer une torche.
- Je vais vous éclairer, messire.
Il leva la tête et n'eut que le temps d'entre-apercevoir le vieil homme descendre avec facilité et rapidité l'escalier pourtant plongé dans le noir et, il en savait quelque chose, truffé de marches traitresses.
[i]Ce vieillard a des yeux de chat ![/i] pensa l'officier en saisissant sa torche et en le suivant, plus lentement.
L'officier arriva sans trop de difficultés au bas de l'escalier, qui donnait dans une salle humide éclairée par un brasier rougeoyant en son centre.
Il grimaça en revoyant les inscriptions sur le sol et les murs, les ustensiles divers éparpillés sur les tables, et surtout...
Dans un des coins de la salle, on avait recouvert quelque chose d'un drap blanc. Le vieil homme se tenait debout devant la forme, ses yeux éclairés par le brasier semblant luire d'une lueur rougeâtre et dangereuse.
L'officier s'approcha doucement de lui.
- Elle était dans cette position, messire.
Le vieil homme brandit à nouveau son bâton, et se servit du bout pour soulever le drap et le rejeter.
L'officier ne put s'empêcher de pâlir et de frissonner.
La jeune femme était jolie. Elle avait le teint frais, à peine rendu pâle par la mort. Elle devait avoir à peine vingt ans, et un léger sourire flottait sur ses lèvres.
Ses lèvres...
L'os de la mâchoire était à nue, la peau arrachée. Le sang avait coulé sur son cou, souillant sa robe. Ses mains avaient encore des morceaux de peau et de sang sous leurs ongles.
Deux trous noirs regardaient vers son giron. Elle n'avait plus d'yeux. Ils gisaient, desséchés, sur une table à côté d'elle.
Arrachés.
Et ce sourire léger, flottant sur ses lèvres, le regard posé sur le paquet qu'elle tenait dans ses bras.
Le vieil homme souleva encore une fois son bâton, et dégagea le tissu enveloppant le paquet. L'officier épongea son front en sueur avec sa manche, tandis que le bâton, délicatement, faisait apparaitre un petit visage momifié.
Celui d'un très jeune enfant.
L'officier déglutit.
- D'après notre expert, l'enfant est mort depuis plus longtemps qu'elle. Peut-être six mois. Il semble avoir fait l'objet de... mesure de conservation.
Le vieil homme n'avait pas bougé, son regard dur posé sur les deux corps. L'officier laissa passer un temps de silence, qu'il se sentit obligé de briser.
- D'après nos informations, vous étiez proche d'elle avant son mariage. Nous avons cherché à retrouver son mari, mais il semble que personne ne l'ai vu depuis son départ en mission, il y a de cela plusieurs semaines...
- Il ne reviendra pas.
L'officier hésita. Ce n'était qu'un vieil imbécile, terré dans un château miteux au coeur des marais. Un sorcier raté. Mais sa voix était... convaincante.
- C'est un bon officier, messire, et une mission de routine...
- Non. Il y a plus derrière toute cette histoire.
- Je...
- N'essayez pas de comprendre. Vous n'avez pas les capacités pour cela.
La voix du vieil homme s'était faite cinglante, tandis qu'un sourire ironique apparaissait sur ses lèvres.
L'officier sentit la colère monter en lui. Pour qui se prenait-il ! Comment osait-il proférer de telles insultes !
- Je ne vous permets pas, messire ! Je...
Le vieil homme tourna la tête vers l'officier qui le défiait du regard, la colère montant en lui. Il sembla évaluer l'officier, son sourire - son damné sourire ! - toujours aux lèvres.
- Il s'agit d'une histoire. Une simple histoire.
- Une histoire ?!
- Elle n'a pas encore commencé. Ce n'est qu'un... prologue. La fin est encore loin. Mais vous n'y assisterez pas.
La voix était ironique. L'officier sentit la colère prendre le dessus, mais il se força à garder son calme. Pas devant ce vieil imbécile !
- Que voulez-vous dire, messire ? Que pouvez-vous savoir de ce qui se passe en ce moment ? Cela fait des années que vous n'avez pas quitté le taudis dans lequel vous vivez. Je sais qui vous êtes, messire.
Le vieil homme garda son sourire.
- Je ne doute pas que vous sachiez [i]qui[/i] je suis. Mais savez-vous [i]ce que[/i] je suis ?
- Je...
- Non. Bien que vous ayez entendu des histoires.
- Vous...
- Tout n'est qu'histoires. La vôtre n'a aucun intérêt. Mais sa fin sera... brutale.
Le sourire du vieil homme se fit soudain triste.
- Ainsi que celle de ce royaume. Vous êtes un homme respectable, et honnête. Avez-vous une famille ? Oui. Une gentille famille.
La voix du vieil homme était implacable. Glaçante.
- Vous la verrez mourir. Vous n'y pourrez rien. Vous, peut-être...
Le vieil homme jaugea l'officier du regard, à nouveau. Celui-ci était tétanisé, comme soumis au regard dur du vieil homme.
- Qui peut dire ce qu'il adviendra ensuite ? Il y a... peut-être, oui... des possibilités ? Mais rares sont ceux qui reviendront.
L'officier ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma lentement.
Il disait vrai. C'était impossible, c'était folie, mais il sentait au fond de son âme désormais glacée qu'il disait la vérité.
- ... Pourquoi ?
- Pourquoi ? Parce que c'est ainsi que se déroule cette histoire-là. Le sort de Lordaeron est scellé.
- J'ai trois enfants...
- Considérez que vous n'en avez plus.
- Je...
Le vieil homme leva la main, interrompant l'officier.
- Oubliez.
Il hésita, le regard perdu au loin, la main toujours levée devant le jeune officier silencieux et figé.
- Profitez de votre famille. Pendant qu'il est encore temps. Je... peux faire cela pour vous. Cela, vous ne l'oublierez pas.
Puis il baissa la main, et son regard reprit sa dureté et son mépris habituels.
L'officier hésita un instant, sembla reprendre ses esprits et cligna des yeux. Puis il vit les deux corps et grimaça.
- Je... Oui, nous ne pouvons prévenir son mari. Et...
- Oui.
- Croyez bien que j'aurais préféré ne pas avoir à vous déranger...
- Grand bien me fasse.
- Et bien... Hem. Il y a... un problème.
Le vieil homme fusilla l'officier du regard.
- Ce lieu... Elle a traité avec des forces démoniaques. Elle ne peut... Enfin, vous comprenez que les prêtres...
- Non.
- Quand ils apprendront...
- Ecoutez moi attentivement. Elle sera enterrée comme il convient. Personne n'en saura rien.
- Son âme est damnée.
- Laissez-moi m'occuper de ce qui me regarde. Et occupez-vous des formalités.
- Je...
- C'est un ordre.
L'officier ouvrit la bouche mais fut incapable de répondre. Le regard dur du vieil homme le clouait sur place. Un regard si... convaincant.
- Ce n'est pas bien.
- Vraiment ?
L'officier regarda à nouveau les deux corps enlacés. Le visage de la jeune femme, tourné vers le petit corps desséché et sans vie. La douceur infinie dans ses traits.
- Ce n'est pas bien. De la laisser comme cela.
- Elle sera traitée comme il faut.
Ce n'était pas une question.
- Oui, messire. Vous pouvez compter sur moi. Mais pour les prêtres...
- Cela me regarde.
- Bien. Je pense qu'elle pourra être enterrée d'ici trois jours. D'ici là...
- Laissez moi. Maintenant.
Encore une fois l'officier se surprit à se diriger vers l'escalier sombre avant même de réaliser l'ordre du vieil homme. Sa voix était tellement... implacable !
Mais oui, il avait raison. On ne pouvait vouer cette pauvre femme à être jetée dans une fosse commune.
Cela n'était pas bien.
...
Le vieil homme attendit que les pas lourds de l'officier s'estompent. Puis il fit un geste de la main et au loin, le bruit de la porte se fermant avec force se fit entendre.
Il était seul.
Le vieil homme s'effondra dans un vieux fauteuil, dégageant un nuage de poussière qui le fit tousser et pester pendant quelques minutes.
Puis, ayant repris son souffle, il s'installa correctement dans le fauteuil, joignit ses mains et ferma les yeux. Après quelques secondes de silence, il commença à murmurer dans un langage inconnu de ce monde.
L'obscurité se fit se progressivement, une obscurité lourde et pesante. Puis le brasier au centre de la pièce explosa dans une gerbe de flammes, illuminant d'une lueur inquiétante la sombre silhouette dans le fauteuil.
Le vieil homme fit quelques gestes avec les mains tout en continuant à murmurer. Sur le sol et les murs, les inscriptions rougeoyèrent, semblèrent se tordre et se modifièrent.
Autour du brasier, de nouvelles inscriptions, formant un cercle, apparurent dans un sifflement de pierre en fusion.
Puis le vieil homme se tut, ouvrit les yeux et se leva.
Il vérifia du regard l'état de la pièce, puis sourit, non plus avec son mépris habituel, mais avec certitude et confiance.
Il récupéra son bâton posé contre le fauteuil, et frappa le sol avec, produisant un bruit de tonnerre qui fit trembler la pièce.
Puis il prononça un mot, qui claqua dans le silence.
Le brasier s'affaiblit, mais en restant toujours vif. Puis... "quelque chose" y apparut.
Une vision du passé.
...
La jeune femme était fatiguée, mais elle serra les dents et continua ses préparations. Il ne fallait pas s'arrêter. Pas maintenant !
Elle fit un signe de tête au Diablotin au sourire torve qui se trouvait près d'elle. Celui-ci sautilla jusqu'à une table, y prit une fiole, puis revint en sautillant toujours auprès de la jeune femme.
- Tenez, Maîtresse. Après ça, ce sera presque fini.
La jeune femme continua ses préparations, et lança un regard inquiet au démon.
- Et vous me direz comment finir ? Vous l'avez promis !
- Pas d'inquiétude, Maîtresse. Nous finirons notre affaire, et vous aurez la fin de la formule. Faites-moi confiance.
La jeune femme était trop absorbée par sa préparation et ne vit pas le sourire pervers du Diablotin.
Puis, après quelques longues minutes à mélanger des fioles sous les conseils précis du Diablotin, la jeune femme poussa un soupir de soulagement et marcha en boitillant vers un fauteuil dans lequel elle s'effondra plus qu'elle ne s'assit.
- Votre jambe vous fait encore mal, Maîtresse ?
- La plaie cicatrise mal, malgré votre onguent. Elle me lance.
- Vous auriez dû faire plus attention. Je vous avez prévenue, mais vous n'avez pas voulu écouter.
- Je ne me souviens pas de votre avertissement. Mais... je suis si... fatiguée... Je ne sais plus...
Le Diablotin lui prit la main et la tapota.
- Allons, Maîtresse, c'est bientôt fini.
- Je vais prendre un peu de repos avant...
- NON !
Le Diablotin hésita, mais voyant que la jeune femme n'avait pas relevé, reprit son assurance.
- Non, il ne faut pas interrompre le processus. C'est ce qui rend cette formule si difficile à fabriquer.
- Quelques instants, juste pour fermer les yeux...
- Pensez à votre petit.
La jeune femme ouvrit les yeux brusquement et tourna le regard vers un berceau installé à côté du fauteuil. Elle tendit la main, des larmes dans les yeux, puis secoua la tête et revint vers le Diablotin.
- Oui. Oui ! Je dois terminer. Mon tout petit... Mais maman va te faire revenir. Et tout sera comme avant. Mon tout petit... Mon bébé...
- Maîtresse ? Nous avons notre affaire à terminer.
- Oui. Je sais.
Le Diablotin, tout sourire, claqua des doigts, faisant apparaitre un écritoire, une plume et un parchemin. Il prit la plume et la tendit à la jeune femme.
- Piquez la plume sur votre doigt. Vous devez signer de votre sang.
- Et vous me donnerez la fin de la formule ? Comme promis ?
- Nous avons fait un marché. Votre âme, en échange de la vie de votre enfant.
La jeune femme pencha la tête vers le parchemin en plissant les yeux.
- Qu'est-il écrit ? Mon mari m'a toujours dit de lire avant de signer.
- Pensez à votre enfant. Son âme attend de revenir. Plus vous attendez, plus les risques d'échec augmentent. Signez.
- Des risques d'échec ? Vous avez dit...
- Signez. Il vous appelle.
Le sourire du Diablotin s'était fait insistant, tandis qu'il mettait la plume entre les doigts de la jeune femme.
- Oui. Mon tout petit...
La jeune femme poussa un cri de douleur quand elle se piqua le doigt avec la plume et que le Diablotin la lui enfonça plus profondément.
- Pour que cela fonctionne mieux. Signez.
Puis, grimaçant sous la douleur, pleurant de fatigue et d'espoir, elle signa.
Le Diablotin fit disparaitre prestement l'écritoire, la plume et le parchemin, tandis que la jeune femme s'affalait au fond du fauteuil.
- Bien. Voilà qui est fait. Nous sommes à jour de nos comptes, maintenant.
- La fin de la formule... Vous avez promis.
- La fin de... ? Ah oui ! J'avais failli oublier.
Le Diablotin, tout sourire, claqua à nouveau des doigts et fit apparaitre une fiole à l'aspect louche, contenant un produit de couleur verdâtre peu engageant.
- Voilà. Mélangez le contenu de cette fiole avec l'autre. Puis donnez le résultat à votre enfant. Allez ! Pressez-vous !
La jeune femme se leva en grimaçant, poussant un gémissement de douleur à chaque pas boitillant qu'elle faisait. Mais elle atteignit la table, prit la fiole du Diablotin et celle qu'elle avait préparée, puis mélangea les deux dans une nouvelle fiole.
Le mélange produisit un sifflement inquiétant et une odeur de charogne qui fit glousser le Diablotin. Mais la jeune femme était trop fatiguée pour s'en rendre compte.
Elle prit la fiole, boita jusqu'au berceau et en retira délicatement un petit corps langé.
Elle dégagea avec soin le visage, et resta silencieuse à le regarder, les yeux débordant d'amour et d'espoir.
- Mon tout petit... Mon bébé... Tout va aller, maintenant.
Puis soudain, elle se tourna vers le démon.
- Mais... Son corps... Vous m'avez dit... L'embaumement !
Le Diablotin sourit encore plus.
- N'ayez crainte. Je sais que ce fut terrible pour vous, prendre le corps de votre enfant, lui faire toutes ces choses horribles, pour que le temps ne puisse détruire son enveloppe. L'embaumement était la seule solution. La seule.
- Et la fiole...
- Ne vous en souciez pas. Faites-moi confiance. Donnez-lui la fiole.
Quasi-hypnotisée par la voix du démon, la jeune femme versa le contenu de la fiole dans la bouche du bébé. Une odeur encore plus abominable se dégagea.
La jeune femme, le regard figé sur son enfant, tituba et s'assit par terre, recroquevillée dans un coin de la pièce.
- Mon tout petit... Mon bébé... Mon... Mais... Pourquoi... Il ne se passe rien !
Elle jeta un regard terrifiée au démon qui riait ouvertement maintenant. Dans ses bras, le corps restait sans vie.
- Il... Vous m'avez promis ! Promis !
- Promis ?
- Oui !
Le Diablotin secoua la tête.
- J'avais promis de vous donner de quoi faire revenir votre enfant. mais je crains d'avoir fait une erreur.
- Une erreur !
- Oui. Vous auriez dû y penser. C'était votre enfant, après tout. L'embaumement rend tout ceci inutile.
- C'est... Vous avez promis !
- Aucune garantie. Lisez notre contrat.
- Non ! Vous avez promis !
Le démon sourit de toutes ses dents, et sembla savourer l'instant avant de répondre.
- Qui fait confiance à un démon ?
La jeune femme resta silencieuse, les langes toujours inanimés dans ses bras. Elle ne pleurait plus, ses larmes s'étaient taries.
Puis elle baissa lentement les yeux vers son giron, et serra tendrement l'enfant sans vie, tandis qu'un sourire se dessinait sur ses lèvres.
- Mon tout petit... Regarde. Maman est là. Maintenant, tout va bien aller. Tu es si mignon, mon bébé...
Puis elle fronça les sourcils.
- Non... Tu sembles... Je sais que tu es là. Mais tu... Mes yeux...
Elle leva les yeux vers le Diablotin, soudain mal à l'aise.
- Je vois qu'il est mort. Mais non. Il vit. La formule. Il vit. Mes yeux mentent.
Délicatement, sans la moindre hésitation, elle leva la main et, avec lenteur, sans sembler sentir la douleur, s'arracha les yeux. Le sang coulait, tandis qu'elle posait tranquillement ces yeux qui lui mentaient sur la table à côté d'elle.
Puis elle tourna les deux trous béants vers le corps sans vie de son enfant.
- Voilà. Je sais. Ils ne mentent plus. Ils ne mentent plus. Ils ne mentent plus...
Le Diablotin secoua la tête de dépit, tandis que le jeune femme désormais aveugle répétait sans s'arrêter ces quelques mots. Tout à son obsession, elle commença à se griffer la mâchoire, faisant couler le sang, souillant sa robe.
- Et merde. Elle a viré cinglé. Son âme ne va plus valoir grand-chose maintenant. Ca va pas arranger mes affaires, ça...
Puis il soupira et disparut dans un claquement de doigts.
***
***
La vision s'effaça, laissant la pièce dans la pénombre. Le vieil homme s'était rassis dans le fauteuil, et réfléchissait.
Puis il soupira.
- Mayrie... Pauvre sotte... Qui fait confiance à un démon... Pauvre sotte.. Pourquoi n'es-tu pas venue me voir...
Il lança un regard triste vers les deux corps, et sembla avoir pris une décision.
Prenant une profonde inspiration, le vieil homme se leva et se planta à nouveau devant le brasier entouré du cercle. Il leva son bâton, marmonna quelques paroles obscures puis en frappa le sol.
Le cercle autour du brasier se tortilla, et se modifia sous le regard implacable du vieil homme.
Il vérifia du regard le résultat, puis, un sourire suffisant aux lèvres, leva la main et prononça un seul mot qui claqua dans le silence.
Rien en se passa pendant plusieurs secondes, puis le brasier commença à se tortiller.
Sous les yeux du vieil homme, une forme sombre apparut, d'abord vaporeuse, puis solide.
Visage cruel, regard reflétant toute la perversité de l'univers, corps tordu et obscène, le démon s'inclina, une lueur moqueuse dans les yeux.
- Je suis à vos ordres, puissant seigneur.
- Une âme a été vendue ici. Celle de cette femme.
Le démon jeta un regard méprisant sur le cadavre.
- Peut-être, puissant seigneur. Tant d'âmes passent...
- Ne joue pas avec moi, démon.
Le démon prit un air offensé.
- Jouer ? Avec vous, puissant seigneur ? Je ne fais que vous prévenir qu'il est difficile...
- J'ordonne. Tu obéis. Ou tu en acceptes le prix. Le veux-tu ? Veux-tu... me défier ?
Une lueur de défi passa dans les yeux torves du démon.
- Tout à un prix, puissant seigneur. Celui de l'âme de cette mortelle... sera à la hauteur de son importance pour vous.
Le vieil homme se rapprocha du brasier. Bien que la chaleur soit extrême, il semblait ne rien sentir. Le démon baissa la tête, l'air faussement soumis.
- Voulez-vous que je recherche cette âme ? Il y aura un coût...
Brusquement, la main du vieil homme jaillit, franchit le cercle dans un grésillement d'énergie et agrippa la gorge du démon qui poussa un glapissement de surprise et commença à se tortiller pour se dégager.
Le bras du vieil homme commença à noircir sous la chaleur - celle des Enfers - mais cela ne sembla pas le gêner.
Sa voix se fit sifflante.
- Pas avec moi, démon. Je peux te briser. Obéis. Soumets-toi. Ou sois brisé.
Le démon leva timidement les yeux sur le vieil homme. L'ironie avait laissé la place à la peur.
- Vous... Vous ne respectez pas les règles.
- Non. Je suis ta seule règle.
- Je... J'obéis, puissant seigneur.
- L'âme de cette femme.
Le démon roula les yeux, mais était incapable de résister.
- Elle a été revendue à un démon. Une âme de folle. Peu de valeur... sauf pour vous.
- Je la veux.
- Son prix...
- J'ai déjà payé. Ne me défie pas.
Le démon hésita, puis un sourire apparut lentement sur son visage.
- Oui, vous avez déjà payé. Mais, puissant seigneur... Il y a une autre âme, liée à la sienne.
Le vieil homme resta silencieux, plongé dans ses pensées.
- Combien ?
- Cette âme-là est plongée au plus profond des ténèbres. Une âme innocente, corrompue par sa propre mère. La récupérer sera... compliqué.
- Que veux-tu ?
- Moi ? Rien. Mais je connais celui qui pourra vous la rendre.
Le vieil homme réfléchit. Puis il soupira.
- Je devine le prix.
- Vous êtes perspicace, puissant seigneur.
- Celui réclamé depuis le début. Soit. Envoie-le moi. Je payerai.
Le vieil homme lâcha la gorge du démon qui disparut dans un rire sardonique et une gerbe de flammes.
Secouant son bras qui reprenait lentement ses couleurs, il se rassit dans le fauteuil poussiéreux.
- Vous obtenez ce que vous cherchiez. Pour l'âme de Mayrie. Et de son enfant. J'en accepte le prix.
Puis soudain, il sourit.
- Mais à ma façon. Selon mes règles. Je devine...
Il leva la tête, semblant voir à travers le plafond de pierre, perçant du regard jusqu'à l'air libre, jusqu'à cette cité si magnifique et pourtant, il le savait, condamnée.
- Je devine... Traîtrise. Mort. Chaos. Pas tout de suite, mais... c'est inéluctable. Une nouvelle histoire. Mais... sans moi, cette fois-ci.
Le vieil homme baissa la tête, plongeant dans ses pensées.
- Il y a... autre chose. Je le connais. Je [i]la[/i] connais. [i]Elle[/i] arrive... Le sang. Sans limite.
Le vieil homme, lentement, se mit à sourire.
- Je te devine, je te sens, guettant l'instant propice. Ce sera sans moi. Mais... [i]lui[/i]. [i]Il[/i] sera là.
Le vieil homme plongea son regard dans le brasier maintenant faible.
- Un long repos... Mais pas une fin. Tout n'est qu'histoires. Il y en aura de nouvelles.
Le vieil homme sourit à nouveau.
- Celle-ci sera... amusante.
Il se renfrogna.
- Et baignée de sang. Mais soit ! Après tout, toutes les histoires ont une fin. Y compris la mienne.
Le vieil homme se leva en grimaçant, et fit quelques pas dans la pièce plongée dans la pénombre, jusqu'au corps sans vie. Il se baissa et, délicatement, posa sa main sur la joue de la jeune femme, en souriant tristement.
- Tu ne mérites pas cela, mon enfant. Je ferai ce qu'il faut. Et j'en payerai le prix. Mais [i]mon[/i] prix. A [i]mes[/i] conditions. Ainsi que je l'ai toujours fait.
Il leva à nouveau les yeux vers le plafond.
- Il fera bientôt froid. L'hiver va venir... et il n'aura pas de fin.
Dehors, au-dessus de la pièce souterraine, dans un palais de lumière et de vie, un enfant jouait. Et dans les yeux du prince de Lordaeron, luisait une lueur de glace...
***