Zul'Gurub.

L'antique cité plusieurs fois millénaires dominait encore les jungles de la Vallée, bruyantes d'une rumeur incessante. Peu de personnes savaient que ce l'on disait être l'ancienne capitale des Gurubashi n'étaient que la demeure des Rois-Prêtres de jadis, la ville elle-même s'étendait plus loin encore vers le sud et l'ouest, sur des terres aujourd'hui englouties. La jungle et l'oubli semblent maintenant avoir repris leurs droits, mais certains résidaient encore là, qui n'avaient pas oublié les chants de jadis, alors même que les ombres s'allongeaient, et que les esprits se taisaient, rendus muets par le pouvoir terrible qui de jour en jour, d'heures en heures, reprenait vie. Ces chants, nul ne sait comment ils se sont transmis. Ils n'étaient pas chantés autour d'un feu sous la lune, ils n'étaient pas psalmodiés lors des sombres rituels, ils n'étaient pas scandés par des gamins couverts de mouches, s'agrippant aux basques des mères se rendant au marché. Les Atal'ai ne chantent plus les chants d'autrefois. Mais dans la cité hanté parfois la nuit, un guerrier fatigué s'appuyant sur sa lance se mettait à murmurer, à voix basse de peur qu'on ne le surprenne...

Une lune brille au-dessus de la vallée
Noyant la jungle de ses lueurs
C'est là que de fiers Guerriers suivent l'appel
De notre Pays et de ses terres sacrées.

Une lune brille au-dessus de la Vallée
Bien au-dessus des clameurs du combat
Où se verse le sang
De l'ennemi et de nos camarades.

Et lorsque nos frères passent
Dans le royaume dont on ne sait rien
L'âme et l'esprit se durcissent
Loin sous la vallée.

Et lorsque nos frères passent
Dans le Temple de la montagne
Nous protégeons leur esprit immortel
Enchâssé dans le saint cristal bleu.

Et lorsque nos frères passent
Une lune brille au-dessus de la vallée.

En ces temps-là les Dieux-animaux marchaient aux côtés des chefs de clan, les forêts immenses recouvraient tout. A la lisière des clairières apparaissaient des monstres terribles, leurs cornes d'ivoire brillaient sous la lueur de la lune. En ces temps-là s'érigeaient de grandes pyramides de pierres, au-dessus des arbres. Les guerres sacrées ramenaient leur flot d'esclaves et de captifs. Les marches des temples ruisselaient du sang des vaincus. En ces temps-là les Esprits parlaient, et ils avaient toujours soif.

Les tambours résonnaient à travers la jungle, effrayant les aras qui allaient se réfugier sur le toit des temples. Il y avait du maïs dans les greniers, les crânes des ancêtres écoutaient les pleurs des nouveaux-nés. On sacrifiait toujours une vierge au Dieu de la Pluie, et toujours il pleuvait. On construisait de grandes murailles, on y inscrivait les noms des sorciers et des rois.

En ces temps-là, il y avait des bijoux d'obsidienne, des pagnes de lin, des haches en silex. Les Primalistes se vêtaient de plume et de peaux de jaguar. Ils mourraient féroces au combat, couvrant d'honneur la tribu. En ces temps-là on connaissait le nom des dieux, des esprits et des clans.

Et lorsque nos frères passent
Une lune brille au-dessus de la Vallée.

Aujourd'hui l'antique cité se dresse toujours au-dessus de la Vallée, sous la Lune. Mais le temps semblait s'être arrêté, bourdonnant d'une menace sourde, comme les essaims de moustique la nuit sur le Lac Sacré.Le monde retenait son souffle.

- Qu'as-tu dit au tlaloc en ce qui concerne tes filles?

- Ce que j'ai dit? Crois-tu qu'on discute avec le tlaloc? Elles rejoindront le tlamac de la Grande-Prêtresse Jeklik demain, et commenceront leur apprentissage.

- C'est bien.

Les deux guerriers étaient de faction de nuit, sur l'une des tours de guet qui dominait la grande entrée. En contre-bas, d'un côté, la canopée, un océan noir sur lequel flottait des bancs de brume, éclairés par la pleine lune,de l'autre, la Cité. Ils évitaient de regarder le temple central près du Lac. Des voix leur parvenaient, montant, descendant. Les psaumes ne cessaient jamais. Parfois un cri guttural éclatait, suivi d'un éclat de cymbales. Un silence, puis tout reprenait.

- Vosh est parti hier.

- Bah, seul, il n'a aucune chance.

Et lorsque nos frères passent
Une lune brille au-dessus de la Vallée.

- Que dis-tu?

- Mmh? Oh rien. Vosh est mort ce soir, je le sais. Quelle folie. Dambala s'est moqué de lui. Le temps est proche, et tu peux être certain qu'Ana'Thek ne laisse pas ses guerriers dormir la nuit. Si ce n'est pas eux, le Zandalar s'en sera chargé. Je ne sais pas ce que je choisirais.

Ten'jin cracha sur le sol.

- Au moins tes filles sont en sécurité maintenant.

- Oui. Bienheureux Taka! Au moins tu ignores les soucis des pères.

- Bah, ce ne sont que des filles.

Ten'jin ne répondit pas. Il aimait ses filles après tout.

Les deux trolls regardaient la chaine de montagne à l'est, tripotant leurs lances, balayant d'un revers de la main les moustiques trop agressifs.

Ce fut soudain. Un éclair blanc s'éleva derrière les montagnes, pour disparaitre dans le ciel. Puis une immense colonne de lumière rouge descendit, tourbillonnant sur elle-même, lentement d'abord, à ce qu'il leur parut, puis très vite. L'horizon sembla s'enflammer, puis l'obscurité recouvrit tout.

- Hoba.

Ils s'étaient redressés.

- Tu as vu ce que j'ai vu mon frère?

- Oui. Derrière les montagnes, au sud du Temple.

- Cela ne venait pas des Marais?

- Non, au sud des Marais, j'en suis sûr.

Tout était silencieux, la forêt semblait s'être figé. Les psaumes s'étaient tus. Puis la rumeur vint: un grondement, d'abord faible, puis de plus en plus fort, qui semblait s'élever jusqu'aux voutes du ciel. La terre trembla. Le fracas s'étendait partout maintenant, semblable à dix milles orages. Cela passa enfin, le bruit s'évanouit dans un immense écho. Toute la forêt se mit à crier, à glapir, à hurler. Les oiseaux effrayés s'étaient tous envolés et tournaient au-dessus des des arbres. La Cité s'était réveillée et des groupes inquiets se formaient autour des foyers.

- Qu'est-ce que c'était?

- Je ne sais pas, frère, mais cela n'est pas bon.

Non, cela n'était pas bon. Plus rien ne serait comme avant désormais.