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Chapitre 9
L'après-midi j'étais seul avec Arcân.
J'appris les bases de l'escrime avec son arme fétiche, l'épée longue. Le premier jour il m'attendit à l'entrée du Hall pour le plaisir de me balancer sans crier gare une épée d'entraînement - que je reçus en pleine figure - et de rire sadiquement en me voyant tomber à la renverse. Il était recouvert d'une armure de plaques complète.
Les gardes. Les jambes flexibles, le genou légèrement plié. "Etre raide c'est être déséquilibré au premier choc. Les jambes doivent toujours être prêtes à compenser les pressions, de quelque côté qu'elles viennent". Le torse soit face à l'adversaire, soit de profil.
Donner un coup. "Si tu bouges ta lame en restant immobile, ton coup n'aura aucune force, à moins de risquer le déséquilibre ou la création d'ouvertures. Si tu frappes en faisant un pas en avant, ton coup profitera non seulement de la force de tes bras et du poids de ta lame, mais aussi du poids de ton corps. Et plus vite tu exécuteras le coup, plus tu multiplieras la puissance ajoutée par ton poids et celui de ta lame. En bref tu devras à la fois être très fort, très lourd et très rapide". Démonstration immédiate sur un mannequin grossier. Il donna d'abord un coup oblique simple en restant immobile - il entailla profondément l'épaule de bois. "Hé hé, c'est parce que c'est moi, toi tu l'égratignerais". Puis il recula d'un pas, adopta la garde de base, puis porta le même coup oblique, mais foudroyant, parfaitement synchronisé avec un pas en avant martelé sur le sol. Le mannequin fut projeté sur vingt mètres, complètement pulvérisé. "C'est pour te montrer ça que j'avais sorti l'armure. En résumé le mannequin la première fois s'est pris les vingt kilos de l'arme, point barre. La seconde fois il s'est pris dans la face mes deux cents kilos plus les quatre-vingt de l'armure plus les vingt de l'épée - en tout trois cents, sans compter la force que mes bras ont pu déployer librement et la vitesse du coup, qui ont doublé ce poids. Quand je frappe, un adversaire lambda a intérêt à esquiver. Même s'il pare, il sera projeté, déséquilibré voire désarmé". Il planta ses yeux dans les miens. "Si je vais t'enseigner l'escrime c'est pour que tu deviennes bien plus qu'un adversaire lambda. Tu vas apprendre toutes les contre-attaques et feintes à déployer contre des adversaires de ma trempe. Mais tu vas devoir faire beaucoup de sport. Un après-midi sur deux, escrime, et l'autre, musculation et gymnastique. Le jour où tu pareras un de mes coups sans tomber ou mettre un genou à terre, alors tu seras assez fort".
Je n'ai jamais réussi. Arcân était un monstre.
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Stropovitch fut immergé dans une atmosphère chaude et sèche.
Il entendit le fracas d'une bataille toute proche. Il ouvrit les yeux et sortit ses épées du fourreau.
Il était de l'autre côté. A ses pieds, des marches. Un perron monumental. La bataille se déroulait en contrebas, entre des combattants d'Azeroth et des... choses.
Des infernaux. Des démons.
Stropovitch, fasciné, regarda se mouvoir des créatures dont il n'avait jamais vu que des hologrammes dans la banque de données de l'Exodar. Trois mètres de haut, une tête en forme de crâne humain, le tronc et les membres constitués d'espèces de rocs, le tout animé de l'intérieur par une fournaise jaune qui en émane par les orifices du crâne et les articulations du corps : un monstre qu'on ne croit réel qu'après l'avoir vu.
L'assaut fut repoussé. Les forces de l'Alliance présentes étaient étonnamment peu nombreuses, et la vague d'infernaux l'avait été encore moins - quelques dizaines. Manifestement les vraies batailles d'Outreterre se passaient ailleurs. Des guerriers et paladins de diverses races s'assirent sur les marches; fourbus mais le regard animé d'une sainte détermination.
Ils croient en la justice.
Des personnes passèrent ramasser les morts, soigner les blessés, et distribuer quelque nourriture. De l'autre côté, en arrière-plan, une petite armée de démons qui ne semblait pas pressée d'en finir. Son objectif se limitait manifestement à ne pas laisser les Alliés prendre leurs aises sur les alentours de la Porte - et sans doute sur la Péninsule en général.
"Un avant-goût du reste !" dit Thiwwina avec enthousiasme. Le draeneï sursauta - il l'avait oubliée. "Des démons y en a plein partout et avec des tronches très diverses ! Y en a un peu en Azeroth mais rien ne vaut la faune de l'Outreterre ! En plus y en a c'est tes ancêtres, tu sais les Ered'ruins là - et ze te parle pas des quelques Eredars qui commandent des forces par-ci par-là - z'êtes entre cousins tu seras pas dépaysé".
Elle guetta la réaction du draeneï mais fut amèrement déçue - à peine une vague lueur de mélancolie dans le regard. "Soit t'es complètement blasé soit tu es un maître dans l'art de dissimuler tes sentiments. M'est avis que c'est la seconde mais bon, t'es pas drôle Stropo".
Je sais Thiwwina. Tu l'as déjà dit hier. J'y peux rien.
Il lui sourit. Elle rougit et dit en baissant les yeux au sol, toute gênée : "Rooooh t'es trop zentil Stropo, tu m'en veux même pas de dire des trucs presque horribles. Mais faut comprendre, tu es la première personne que z'arrive pas à énerver".
Je ne m'énerve jamais. D'aussi loin que je me souvienne, depuis ce jour funeste je ne me suis jamais énervé. La peur, la honte, la souffrance, l'impuissance, le désespoir, le doute, je connais. La colère, non. L'angoisse perpétuelle de réveiller la "chose" m'a condamné au calme.
Le guerrier fronça les sourcils.
Mais je l'ai constaté dans le repaire de Van Cleef... la peur de mourir pouvait l'éveiller. Cependant tout cela est terminé. Enfin.
Il se retourna vers la Porte. Et manqua d'en tomber sous le coup de la stupeur. De ce côté-ci elle était titanesque. Dans les vingt mètres de large et trente mètres de haut. Les statues ornant les piliers étaient semblables. Mais c'était une terrifiante et gigantesque tête de dragon - à l'air mystérieux - qui sortait du fronton.
"Il ne faut pas sous-estimer ces bestioles, ajouta soudain inopinément Thiwwina, en désignant les démons déployés au pied de la Porte. Si on tente de forcer le passage avec une énorme armée tu peux compter que des myriades de créatures maléfiques apparaîtront et ce sera la guerre. Or aucun des deux camps ne la veut, la guerre, sauf si l'un force la main à l'autre. Nous, parce qu'on sait pas encore exactement combien ils sont et comment ils sont organisés. Et eux, parce qu'ils finalisent encore les préparatifs de l'invasion - voire d'autres prozets terribles que nous n'imazinons pas. C'est pour ça qu'on s'envole un par un pour Sattrath avec les griffons qui sont en retrait sur la gausse du perron là-bas. L'ennemi peut quasiment rien faire contre ça, même pas estimer vraiment notre nombre, et pis Sattrath c'est de loin la ville la plus grande et la plus sûre pour nous et nos copains de la Horde. C'est de là-bas qu'on fait tout tu verras. Allez zou on va au griffon. Stropo ?" Elle leva les yeux vers lui. Le draeneï, immobile, regardait.
Derrière les deux armées la Péninsule des Flammes infernales, telle qu'on l'appelait désormais, déployait sa terre rouge et aride, dans un relief brisé comme une coquille d'oeuf grossièrement aplatie. Ce spectacle émouvait beaucoup Stropovitch, bien qu'il s'y fût préparé. Cette étendue désolée était son pays natal, il le savait, il était prévenu. Son beau pays, autrefois une vallée riante et verdoyante. Il n'y verrait plus un brin d'herbe - il leva la tête - ni même un coin de ciel bleu, apparemment.
Au-dessus de lui, des planètes toutes proches faisaient comme d'énormes lunes, au milieu d'une mer d'étoiles troublée de nuées étincelantes. Le guerrier porta son regard de droite et de gauche - jadis nord et sud, mais les points cardinaux avaient-ils encore un sens ? Ses yeux s'embuèrent quand il constata que ce ciel n'était pas limité par un quelconque horizon. A bien y regarder, il était inutile de jeter un oeil à l'est, derrière la Porte : elle était à l'extrémité de la Péninsule, à quelques mètres du vide. Il n'y avait plus de mer calme et brumeuse pour border la Péninsule. Ce morceau de planète n'avait plus pour rivage que le Néant ; il y voguait même, tel un navire fantôme attendant que sa charpente pourrisse pour sombrer enfin. Stropovitch fut bouleversé. La terre et les astres et nuées du ciel unissaient leurs couleurs d'ocre rouge, mauve, beige, décor mélancolique d'une pièce héroïque et tragique où les forces d'Azeroth et des créatures maléfiques jouaient le dernier acte d'une terre à l'agonie.
Son coeur gronda. Un sentiment de détresse et d'impuissance l'oppressa, intolérable. Un frisson de rage parcourut tout son corps ; et tandis qu'une larme en coulait, la lueur de ses yeux flamboya une seconde d'une couleur rouge sang.
Thiwwina resta interdite. Il prit une grande inspiration et se dirigea enfin vers les griffons. Alors qu'il noircissait un papier à l'attention du griffonnier, la gnomette lui dit à brûle-pourpoint :
"Au fait quand ze suis arrivée dans la salle du naaru, on venait pas de te purifier d'un truc ? Zenre t'étais en robe blance et tout."
Le draeneï se figea et tourna vers elle un visage interrogateur.
Elle détourna les yeux et ajouta : "Oublie ma question. Ze sais pas pourquoi z'y ai pensé d'un coup là... cerce pas à comprendre".