Articles de Stropovitch - II - 10
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Chapitre 10


Darotân s'était vite fait remarquer auprès des maîtres paladins. Il avait une mémoire extraordinaire grâce à laquelle il pouvait réciter un livre en ne l'ayant lu qu'une fois. Il était également vif d'esprit, intelligent et fin dans ses analyses. Il s'appliquait consciencieusement à tout ce qu'il faisait et ne se contentait pas d'être meilleur que les autres : il aspirait à l'excellence, à la certitude que l'on ne pourrait jamais, qui que l'on soit, être meilleur que lui. Aussi avait-il tendance malgré son jeune âge - nous avons tous les deux commencé nos entraînements à l'âge de douze ans - à parler avec les maîtres d'égal à égal. Ce qui n'avait pas l'air de les déranger, tant qu'il ne virait pas à l'insolence - la frontière demeurait ténue.

Il n'eut aucun mal à suivre la voie de la Lumière. Il y semblait même prédisposé. La "grâce" d'avoir accès à elle, il n'eut jamais l'impression de l'avoir obtenue. Il l'avait eue à la naissance, aimait-il à dire.

De plus, il semblait destiné à devenir grand et vigoureux. Et il comptait bien confirmer ce pronostic. Dès le début de la seconde année, il donna le plus qu'il put pendant l'entraînement matinal d'Arcân. Il essaya de courir pendant une heure à une vitesse deux fois supérieure à celle de ses camarades ; il se lesta de poids sur diverses parties du corps pendant les exercices ; il répéta les techniques apprises une heure supplémentaire le soir avant de se coucher. Mais il n'adressa jamais ni la parole ni le moindre regard au maître guerrier.

Car Darotân était aussi le draeneï le plus orgueilleux et méprisant de tout l'Exodar. Tout individu passant à sa portée était scruté, évalué, jugé et fiché. Il avait constitué avec la population du vaisseau une espèce de pyramide. Il en était, faut-il le dire, le sommet ; puis en-dessous venaient les maîtres paladins et prêtres, avec Velen et Kalten en figures de proue. Ensuite, c'était tous les prêtres et paladins confirmés du vaisseau, dont il connaissait les noms et fréquentait une partie. En-dessous, ses camarades - apprentis paladins et prêtres bien sûr - eux-mêmes classés du plus au moins méritant - il en fréquentait vraiment seulement deux-trois.
A l'étage inférieur grouillait la méprisable populace de ceux qui ne savaient pas maîtriser la Lumière. A tous ces gens il n'adressait la parole qu'en cas d'extrême nécessité - sa mère y compris. Le reste du temps il les ignorait purement et simplement, ne faisant pas le moindre commentaire sur eux, même négatif - ç'aurait impliqué de remarquer leur existence.
En fait, il sortait de cette indifférence quand on s'approchait du fond, de la lie de la pyramide, de la fange dans laquelle nageaient deux êtres abjects, deux aberrations de toute une race. Arcân et moi.

Des Sans-Lumière, autrement dit des animaux, dont il faut s'étonner comme d'un miracle que nous soyions encore capables de composer des phrases. Il nous haïssait tous les deux de toute la haine dont est capable un jeune enfant passionné - c'est-à-dire d'une haine infinie. Notre existence lui était insoutenable. Il ne pouvait se résoudre à accorder à Arcân le respect que méritait tout maître, il ne le saluait jamais, faisait comme s'il n'était pas là. Son visage grimaçait convulsivement à chaque fois qu'il était obligé d'écouter ou d'observer le maître décrire une technique ou commander un exercice.

Darotân était déjà certain qu'il surpasserait Kalten et le Prophète lui-même dans le domaine de la Lumière. Mais cette certitude ne lui suffisait pas. Il DEVAIT être supérieur à Arcân sur le plan physique et martial. Voilà pourquoi il s'entraînait avec autant d'ardeur pendant et après son cours du matin.

Evidemment, le fait que j'aie commencé un an plus tôt que lui l'entraînement guerrier le contraria excessivement. Comme me l'avait indiqué Kalten, j'avais passé un an avec mes aînés avant de recommencer avec les élèves de mon âge. La séance du matin n'était pour moi qu'un échauffement. Darotân me voyait tous les matins courir et faire les exercices gymnastiques et martiaux avec une aisance quasi-parfaite, et il n'eut d'yeux que pour moi, que pour me copier et me surpasser. Apparemment j'étais digne qu'il me regarde, d'ailleurs - contrairement à Arcân, mes yeux brillaient comme ceux de tout draeneï, c'était mieux que rien. Et il savait que l'entraînement guerrier sérieux m'était réservé l'après-midi, pendant qu'il assistait à ses cours de paladinat. Il en crevait de rage, de ne pouvoir se dupliquer.

Cette situation ne pouvait que mal tourner. Elle tourna tard, miraculeusement. A nos seize ans. Lorsque la belle et extrêmement douée Hama, sur laquelle Darotân avait jeté son dévolu en tant que future épouse digne de lui, m'adressa un jour la parole à la fin d'une séance matinale.

 

~~

 

Shattrath la Cité de Lumière.

Lové au pied du massif montagneux qui séparait la forêt de Terokkar de la plaine de Nagrand à l'ouest et du marécage de Zangar au nord, le Sanctuaire s'annonçait de lui-même de loin, par la colonne de lumière qui jaillissait du dôme central vers les profondeurs du ciel. De même qu'O'ros du fond de son puits dans la carcasse de l'Exodar, A'dal, guide des Sha'tar (les naarus qui régissent et protègent ce lieu saint) et seigneur de la capitale, illuminait, faisait jaillir la Lumière tel le geyser de l'Espoir au milieu d'un monde dévasté.

Dévastée, la ville l'était d'ailleurs en partie.

Organisée en trois cercles concentriques, du plus petit au plus grand, le Dôme siège des Sha'tar, la Terrasse de la Lumière chapeautée par les éminences de l'Aldor et des Clairvoyants, et enfin la ville basse entourée d'une haute et épaisse muraille. C'était cette ville basse qui avait été le champ de bataille de deux guerres, la première contre la Légion, la seconde contre les forces d'Illidan, il y a peu. La vie s'était réorganisée au milieu des débris de bâtiments qui étaient trop gros pour être déblayés tout de suite. Des quantités de réfugiés de tout Draénor y vivaient et y affluaient encore, de toutes les races.

Les griffons déposèrent Stropovitch et Thiwwina sur la Terrasse. Le guerrier fut immédiatement imprégné de l'aura du lieu. C'était du désespoir distillé en foi, de la peur cristallisée en confiance, de l'incertitude tournée en solidarité. La magie des naarus.

"Stropooooooo !" L'appel suraigu et joyeux fit sursauter le draeneï. La gnomette, de l'intérieur du Dôme, lui faisait signe de venir. Tous les passants et les gardes étaient tournés vers eux, affichant surprise voire indignation. Il soupira - lui qui aimait la discrétion, il avait dû en faire le deuil avec Thiwwina.

Il trouva cette dernière en retrait dans une alcôve du dôme, en grande conversation avec un humain de bonne carrure et de maintien noble, affublé d'une armure de plaques grandiloquente, recouverte de dorures ciselées, comme celle que Darotân avait arborée à l'Exodar. "Ze te présente le gaillard en question, fit Thiwwina de sa petite voix flûtée en désignant Stropovitch. Une crème, ze te le recommande, rapide, efficace, sans scrupules. Et muet - pas possible de lui donner un poste de cef, mais rien ne transpirera de lui en cas de capture.
- Salutations l'ami, fit l'humain en souriant en tendant la main au draeneï qui considéra cette dernière avec hésitation. Je me présente, je suis le Grand Maréchal Dustin Greathand, en charge des recrutements pour l'Armée Alliée d'Outreterre."
Stropovitch n'osa refuser de lui serrer la main. Il s'étonna grandement que Thiwwina ait des amis aussi haut gradés. Décidément elle ne lui réserverait jamais que des surprises.
"Vous avez de la chance de m'avoir trouvé si vite, je passais en vitesse dans le dôme pour demander une confirmation d'objectif à A'dal, et notre amie commune m'est tombée dessus - comme à son habitude, fit-il avec un petit rire. J'aurais tendance à me fier à elle pour apprécier des individus mais j'avoue que votre handicap me laisse dubitatif..."
Le guerrier sortit de son sac, parmi les lettres de recommandation de Velen, celle qui était justement destinée au sieur Greathand. Quand le Grand Maréchal reconnut la signature, il ouvrit de grands yeux. Il lut attentivement, puis releva la tête vers le draeneï - l'air grave. "Mon ami, voilà qui ôte tout doute. Une recommandation du Prophète en personne se passe de commentaires et surpasse toute hiérarchie. Ceci dit, au risque de vous paraître brutal, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, j'allais filer à la caserne... Si vous êtes disponible tout de suite, je vous y emmène sans tarder."
Stropovitch resta pétrifié deux secondes, sidéré par la vitesse avec laquelle tout se décidait. Puis il eut un sourire triste et griffonna une note à l'attention de la gnomette, où il la remerciait pour tout et lui souhaitait bonne chance pour la conservation de son titre de championne d'arène.
Thiwwina rit haut et fort - embarrassant les deux hommes.
"Qui te parle de se quitter Stropo ? L'arène, ze te l'ai dit, ça m'a passée, ze suis la meilleure et valà, ze le sais, tout le monde le sait y a plus à discuter. Ze m'engaze avec toi, vieux ! On va faire un duo du tonnerre youhououou !!!" et elle les gratifia d'un sourire magnifique.
Ils fondirent.

 

~~

 

La caserne était située sous Shattrath. On y accédait par une grande plate-forme ascenseur au milieu d'une des ruines de la Ville Basse, proche de la sortie est de la ville.

"Ces souterrains sont reliés à divers endroits du Sanctuaire. Ils seront également un refuge idéal pour les civils en cas d'attaque d'Illidan", précisa le Grand Maréchal.

Dans les couloirs un fracas permanent d'armes et d'armures résonnait. Celui des exercices mais aussi des simples déplacements - les armures lourdes des patrouilleurs. Stropovitch considéra avec étonnement les contingents d'hommes croisés dans les larges couloirs, ou qu'il apercevait dans les vastes salles que le groupe dépassait. Greathand remarqua l'expression du draeneï.

"Oui, cette partie du complexe est celle des guerriers et paladins. Tout homme ou femme ici a obligation de porter en permanence une armure lourde complète. L'endurance est une des qualités premières exigées."

Il baissa la voix, qui devint à peine audible. "Il y a une très légère... ségrégation ici... enfin très légère... ça dépendra de l'importance que vous y accorderez. Tous les officiers en charge du secteur sont issus de l'Ordre ou de la Main - paladins, en bref."

Il les fit entrer dans un bureau grouillant de scribes et de soldats. Un messager en sueur l'y accueillit. "Ah, mon Maréchal, dit-il, essoufflé, vous êtes attendu de toute urgence au QG stratégique, pour l'opération de ce soir.
- Je sais bien mon ami, va leur dire que j'arrive.
- Oui mon Maréchal."
Le messager se rua dans les couloirs.
Greathand maugréa. "Bon, on va accélérer." Suivi par les deux autres, il s'avança dans la foule - qui s'écarta, par égard à son rang. Il ordonna au scribe de sortir deux registres d'enrôlement dans les unités d'élite, et lui commanda, pour le premier, de prendre sous la dictée les informations à y inscrire de la bouche de Thiwwina - âge, provenance, parents, études et carrière, relations diverses. "Signes particuliers ?
- Oh ça ! Qu'ai-ze de particulier ? Bah ze suis la meilleure combattante que l'univers ait zamais connue, et la plus mignonne aussi, mais ça vous l'aurez remarquée" - réponse assortie de son plus beau sourire provocateur. Le scribe rougit mais indiqua "aucun".
Pendant ce temps Stropovitch remplissait lui-même le sien. Quand il arriva au nom de sa ville de naissance et celui de ses parents, il s'assombrit et hésita. Ce registre "faisait comme si" le draeneï avait encore un passé, et qu'il était résumable en quelques mots placés l'un sous l'autre. Non mais de quoi je me mêle ? Ce ne sont pas les affaires de l'armée. Il écrivit "inconnu" partout. Signe particulier : Muet. Et qui n'aime pas les questions.

Un autre scribe, le sourcil froncé, se fit un devoir de protester. "Ces deux personnes ne sont pas passées par la visite médicale, ni par les casernes d'entraînement, ni par le test d'aptitudes. De plus la demoiselle ne relève pas de ce secteur.
- Vous faites bien de me le rappeler, répondit Greathand. Validez-moi ces registres et accompagnez-la jusqu'à son secteur, vous serez bien brave.
- Mais...
- C'est un ordre.
- Oui mon Maréchal".
Un nouveau messager entra en trombe. "Mon Maréchal, un émissaire de Lune-d'Argent souhaiterait vous voir le plus tôt possible. Je l'ai laissé dans vos quartiers. Et je vous rappelle que le Lieutenant-capitaine Strongleg a sollicité une entrevue hier, il attend toujours.
- Mon Maréchal ! s'exclama un secrétaire en entrant également, un homme du QG logistique est venu chercher la liste des ressources demandées par le secteur pour le prochain mois, liste que vous n'avez pas fini d'établir. Et il y a un elfe de sang dans votre bureau, ajouta-t-il avec un air de dégoût.
- Oui, c'est l'émissaire dont je parlais, répondit le premier messager.
- Mon Maréchal, le QG stratégique vous fait savoir son impatience exacerbée", en rajouta un autre.

Greathand se tourna vers Thiwwina et Stropovitch. "Bon eh bien je vous laisse, et bonne chance."
Il repartit calmement, escorté par les messagers et le scribe tatillon, et par Thiwwina guillerette, qui suivait le scribe. Les voix résonnèrent longtemps dans le couloir.
"Mon Maréchal, sauf votre respect, ça risque d'être considéré comme une erreur militaire de faire enrôler de force dans une unité d'élite un guerrier muet sans passé... passible d'une enquête...
- Que fais-je pour l'homme du QG logistique mon Maréchal ? Je lui dis de repasser quand ? Et je suis censé faire quoi avec l'elfe ? Lui servir le thé ? Lui faire la conversation ? Misère...
- Je me permets mon Maréchal de vous suggérer de préparer une excuse irrécusable pour expliquer votre retard au QG stratégique, le déclenchement de l'opération est imminent...
- Strongleg est nain, mon Maréchal, et tel que je le connais, si je ne lui donne pas de réponse il viendra vous attendre lui-même dans votre bureau pour votre entrevue, et de sale humeur qui plus est.
- Oh non ! mais alors il va se retrouver en présence de l'elfe ! Et je vais faire quoi pour gérer ça moi ? Je suis trop jeune pour mourir pitié mon Maréchal."

 

~~

 

Stropovitch mit une bonne heure à trouver son dortoir. Les couloirs s'enchevêtraient sans fin, et il n'osait tendre des papiers aux gens croisés pour leur demander son chemin.

Le dortoir était vaste, une cinquantaine de lits - superposés, chacun jouxté d'une armoire. Stropovitch repéra vers le fond une armoire vide et s'attribua un lit adjacent.

Il y fut seul pendant une heure. Il en profita pour rédiger quelques pages de journal.

Enfin son nouveau régiment envahit le lieu - une quarantaine d'hommes. La journée était finie. Ils étaient déjà au courant qu'il y avait un nouveau, muet, et pistonné avec ça - les nouvelles vont vite. Mais ils étaient sympathiques, pour la plupart, ils vinrent lui serrer la main et se présenter, voire lâchèrent quelques phrases de bienvenue et d'encouragement. Mais ils étaient fatigués et se préparèrent rapidement pour se coucher. Le Maréchal en charge des régiments d'élite vint également deux minutes après.

Darotân.

"Comme on se retrouve !" s'exclama-t-il, au grand étonnement des présents. Le guerrier se leva. Darotân vint se mettre face à lui, les mains dans le dos. "Tu t'es bien débrouillé, pour te retrouver là, je ne sais pas ce que tu as fait au Vieux mais c'est sûrement à lui qu'on doit ça." Le Vieux ? Oserait-il appeler ainsi le Prophète ? Stropovitch commençait déjà à trembler de rage.
"Enfin bref, tant que tu n'as pas prouvé ton incompétence, je ne peux rien faire contre cette regrettable erreur. Il faudra que je suggère au prochain congrès d'officiers de revoir à la baisse l'influence des lettres de recommandation. Ceci dit, dans ton cas, ce sera vite réglé". Il sourit. "Il n'y a aucune chance qu'un guerrier miteux qui n'a jamais connu que de misérables bandits de grand chemin ressorte vivant des combats menés par l'unité d'élite."
Il fit une pause, le temps de bien laisser le public assimiler ses paroles.
"Stropovitch, tu ne connais rien des dangers de l'Outreterre. Tu n'as aucune idée de la puissance de nos ennemis. Le premier naga de Vashj, astromancien de Kael'Thas, démon de la Légion ou gangr'orc d'Illidan t'enverra rejoindre tes parents." Il sortit le registre. "Quel était leur nom déjà... ah oui, "inconnu". Tu es assez intelligent pour comprendre qu'ils n'étaient pas dignes qu'on se souvienne d'eux. Troublant."
Soudain quelque chose oppressa l'esprit de Darotân, comme un germe d'angoisse. Il leva les yeux du registre et rencontra ceux de Stropovitch.
Ils étaient rouge sang. Et son regard était terrible. Un regard de haine noire.
L'air semblait onduler autour du guerrier. L'assemblée s'éberlua. Des mains se posèrent sur des poignées d'épée. Des graviers à ses pieds vibrèrent, dans un cliquetis macabre.
Darotân eut peur. Mais il ne devait pas le laisser paraître. Pas devant ses hommes. "Tu as le droit de te mettre en colère, dit-il d'une voix soudain plate, mais pas de regarder un supérieur ainsi, soldat Stropovitch. Si tu veux écourter ta carrière militaire immédiatement, c'est le bon moyen."
Le guerrier ne broncha pas. Au contraire, des veines noires apparurent à ses tempes. La dalle sur laquelle il se dressait siffla en se fendillant. Le registre que tenait Darotân se gondola. L'atmosphère de la pièce devint étouffante. Des gouttes de sueur perlèrent aux fronts.

"Mettez-moi ça aux fers", commanda faiblement Darotân.

Personne ne bougea.

Le paladin sentit ses jambes et ses mains trembler. Il fit un effort surhumain pour se maîtriser. "Tu as de la chance que je n'aie pas d'arme, Stropovitch, sinon je me serais occupé moi-même de t'apprendre l'humilité face à ton supérieur. Et heureusement pour toi, je ne suis pas ton supérieur direct. Tu feras la connaissance de ton chef de régiment demain. Je l'aurai évidemment bien disposé à ton égard d'ici là. Nous deux, nous ne nous reverrons pas beaucoup ; vu l'admirable carrière accomplie indiquée dans ton registre - nulle - et ton expérience générale de la guerre - nulle également -, je dirais même que la prochaine fois qu'on se verra, ce sera pour tes funérailles militaires." Il fit un nouvel effort terrible pour détourner son regard de celui de Stropovitch, et pour se diriger vers la porte. Il ne put réprimer une grimace. Il devait marcher lentement pour que son pas reste assuré. Son esprit se brouillait tant la haine que le regard du guerrier faisait peser sur lui était immense.

Il parvint enfin à la sortie, le visage ruisselant de sueur. Il s'épongea en disant faiblement : "Il fait chaud ici... Je ferai inspecter l'aération..." Et il referma la porte.

Il manqua de s'effondrer au sol dans le couloir. Il continua de son pas extrêmement lent vers ses quartiers. Il ne s'expliquait pas ce qui s'était passé. "Que m'arrive-t-il, pensait-il, opprimer ainsi l'âme de son adversaire, seuls des démons en sont capables, et encore, j'ai toujours montré une force d'âme invincible face à eux. Je n'avais jamais ressenti ça. Cela me rappelle ces rumeurs qui circulaient sur lui dans le temps... Mais elles semblaient infondées, il y avait juste cet... intérêt que lui portaient tous les maîtres et le Prophète, ils lui avaient donné un précepteur, lui parlaient gentiment, prenaient de ses nouvelles. Au final, aurait-il réellement un pouvoir secret ? Serait-il capable de me..."
Non. Non, Darotân ne pouvait pas trouver d'adversaire à sa mesure. Darotân était l'invaincu. S'il n'y avait des hordes d'ennemis à traverser d'abord, si tout ne pouvait s'arranger qu'en duels, Darotân aurait déjà défié seul tous les seigneurs ennemis. Il ne pouvait admettre avoir un rival. C'était un fait, Stropovitch avait une force d'âme. Si lui, Darotân, s'était laissé affaiblir, c'était qu'il n'était pas préparé, voilà tout, il s'était laissé prendre au dépourvu. En traître, en embuscade. N'empêche qu'il était parti la queue entre les jambes.
"J'aurai ma revanche, Stropovitch, se jura-t-il, plein de rage. Je l'aurai."
Pour le coup, il retrouva l'entier contrôle de son corps et c'est de son pas habituel - noble, conquérant - qu'il arriva dans ses quartiers.

Dans le dortoir de Stropovitch, le guerrier était resté quelques minutes encore debout, à suivre du regard Darotân à travers les murs comme s'il le voyait encore. Puis l'incandescence de ses yeux faiblit, et il se rassit, comme saisi de remords. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait de nouveau manifesté les symptômes ; mais il s'en voulait de ne pas réussir à se maîtriser en présence de Darotân.
L'assemblée restait silencieuse. Un des soldats détendit cependant l'atmosphère en apostrophant le draeneï. "Hey, tu sais, on se donne des surnoms ici. Je crois que j'ai déjà trouvé le tien : le Barge." Et il rit. Beaucoup avec lui rirent ou sourirent. Même Stropovitch eut un sourire, un peu triste cependant.
"Va pour le Barge, acquiesca un autre. J'ai hâte de te voir à l'oeuvre, vieux, fit-il au guerrier.
- Ouais, moi aussi, ajouta un autre.
- Tout pareil.
- Idem, et si tu le permets, j'assurerai tes arrières, dit un humain. Je m'appelle Joannes Bluemill, alias le Branleur. Je suis paladin spécialisé dans le soutien. On m'a donné ce surnom parce que je reste en arrière dans les combats".
Il lui tendit la main. Il avait un visage de garçon de bonne famille élevé au grain, blond, les yeux bleu clair, et le regard exprimant bonté, fermeté, force d'âme - le soutien incarné.
Stropovitch hocha la tête et se força à serrer la main tendue. Il faudrait qu'il s'y fasse, finalement, à cette coutume.

Ils achevèrent de s'alléger de leurs armures et sortirent se laver dans la rivière souterraine attenante aux dortoirs, dans une salle aménagée. Stropovitch les imita.

 

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Publié le 09/07/2008 - Pas de modifications
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