[
Song of a Vagabond]
Nan c’est pas vrai… pas déjà.
Ce réveil sonne trop tôt à mon goût, et trop fort aussi. De nos jours, on devrait inventer plus doux comme système. Franchement, l’Homme n’est pas logique dans son développement technologique. On est en 2060 tout de même.
Je me lève. Pas très frais je l’avoue, mais du pied droit. Je me tourne vers mon lit inoccupé et me trouve un peu honteux. De quoi je me plains ? Mon parcours professionnel ainsi que ma situation actuelle me poussent décidément à la paresse.
J’ouvre le réfrigérateur et constate avec lassitude qu’il a une grande capacité inoccupée. Je pourrais même m’y mettre dedans. L’idée saugrenue m’arrête un instant, puis je réalise qu’il faudra quand même remédier à tout cela… plus tard. Je n’ai pas le temps. J’avale trois tartines de brioche recouvertes de confiture et vais me doucher. J’enfile comme d’habitude mon costume et note que je ne suis pas en avance. Il est temps de partir. La maison est en bordel, mais on remédiera à ça plus tard aussi. Je ne prends pas le temps de vivre, c’est comme ça. Mes clés de voiture, ma mallette. Je peux y aller.
J’appuie sur le bouton du porte-clé, et la technologie, la voilà qui débarque et m’en fous plein la vue. J’ai trente-deux ans et suis à la tête de tout un empire pharmaceutique. Cela me donne le privilège de voir apparaître, derrière la porte du garage qui coulisse, ma ZSU 353 qui s’avance automatiquement jusqu’à l’allée menant au seuil de mon chez moi. Le mouvement de la voiture m’arrache un sourire alors que je redécouvre le changement subtil de couleur, de bleu profond à vert profond, de la peinture lorsque varie l’angle de vue.
J’ouvre la portière et m’installe à son bord, pose la mallette sur le siège passager et appose mon pouce sur le scanner digital. Le moteur ronfle, je suis aux anges. Je verrouille ma ceinture de sécurité et me mets en route pour mon trajet quotidien.
Lors de mes rares instants de liberté, il m’est déjà arrivé de délaisser un peu plus encore la gestion de mon fief pour un plaisir solitaire avec cette créature. Paradoxal me direz-vous ? Allez savoir si ce cœur qui pulse au fond du capot ne tressaillit pas à l’idée de mordre passionnément le bitume. Ces escapades sur circuit ont toujours constitué des instants magiques pour elle comme pour moi.
Un rapide coup d’œil m’indique que les pleins viennent d’être faits, comme quoi je ne délaisse pas tout. Je m’arrête à un feu rouge, et me délecte du regard des passants qui s’attardent sur mon bolide. Le pauvre est prisonnier des limitations ici, seul ses courbes, son aérodynamisme, sont en train de séduire. Quel gâchis ! Je vérifie que je suis au point mort sur ma boîte de vitesse, vestige du passé que j’ai tenu à conserver, et appuie sur l’accélérateur par intermittences. La mécanique réagit au quart de tour et offre à l’assistance quelques rugissements de toute beauté. Je ressens de maigres secousses, imagine le double pot d’échappement tousser. Il tousse propre, je m’en suis assuré. Quelques personnes s’indignent de la cacophonie alors que je n’ai pas abusé, tant pis pour eux, de toute façon je suis déjà parti.
Je crois entendre des sirènes de police derrière moi mais mon rétroviseur ne me révèle rien. Mon GPS me signale la présence de deux points à l’allure rapide sur une route perpendiculaire à la mienne, plus en amont, ainsi qu’un… je cligne des yeux… non rien. Je prends à droite, et tant pis pour la rallonge. Un nouveau feu tricolore me contraint à l’arrêt. Je tapote le volant avec patience lorsqu’une explosion de bruit rompt avec le calme de la seconde précédente, me faisant vivement sursauter. Une caisse complètement tunée vient de déboucher sur ma droite, d’un petit quartier qui a étouffé le tumulte. Les pneus crissent, et le cinglé négocie le virage pour prendre la route montante qui me fait face. Je la vois et l’entends s’éloigner. Quelques précieuses secondes plus tard, la police apparaît, et ça m’étonnerait que ces capots-là possèdent des ressources cachées. Ils s’éloignent eux aussi devant moi, ils auront vraisemblablement peu de chances de le coincer comme ça. Je tapote frénétiquement le volant. Passe au vert, passe au vert ! Allez ! Je tourne la tête à droite à gauche, prend une inspiration. Oh et puis merde ! Je passe la première et commet le réparable…
Le sourire revient dès que les décibels montent à un niveau inhabituel, dès que les vibrations deviennent très légèrement perceptibles, dès que l’aiguille au compteur dépasse les cent kilomètres-heure en agglomération, dès que je revois les plaques des voitures en bleu. J’ai envie d’accélérer pour les rejoindre plus rapidement, mais mon approche ne doit pas être agressive. Manquerait plus qu’ils me confondent avec l’autre ! J’arrive doucement à leur hauteur, et aperçoit le fuyard presque au loin. Cette route est exceptionnellement longue et le trafic est pour le moment inexistant. C’est l’opportunité. Je ne quitte pas le bitume des yeux mais appuie sur la commande d’ouverture de la vitre.
Le policier passager, après une seconde d’interdiction devant cette seconde voiture de sport qui débarque de nulle part, fait de même. Le vent artificiel est cinglant. Je m’époumone à le masquer.
Sa voix me paraît si faible, alors qu’il n’est pas à plus de trois mètres de moi et qu’il crie lui aussi. J’essaie de tourner la tête vers lui pour qu’il me comprenne et lise sur mes lèvres.
Il me fait non de la tête, résigné. Vu ce que je m’apprête à faire, au diable la peinture. Je colle la voiture à la leur, percevant un…
… de la part du conducteur, que je devine angoissé. Maintenant on peut parler.
L’agent détourne le regard et fixe la route.
Je tire d’une poche intérieure une carte de visite. L’un des numéros est celui du téléphone interne de ma voiture.
Le passager acquiesce. Les voitures se séparent, ma vitre se relève. Je le vois prendre le poste CB et fixer des yeux la carte que je viens de lui donner. Je reçois un appel et décroche par une commande vocale. J’assure aux services de police que je les reçois cinq sur cinq à travers mes haut-parleurs, puis coupe l’émission. Je ne peux que les entendre. Je sais qu’ils vont tout suivre grâce aux signaux GPS.
Je verrouille le volant, me déleste précipitamment de ma veste, presse une nouvelle commande. Une tige télescopique se déploie du plancher pour se fixer dans le plafond. Elle est le support d’une deuxième ceinture de sécurité, ce qui me crée un harnais. Je pousse ma mallette du siège pour qu’elle se retrouve coincée dans l’habitacle.
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The Kinslayer]
Durant ce temps, j’en ai un peu oublié l’accélérateur. Ma décélération suscite l’incompréhension du policier passager qui a sorti la tête pour me regarder. Mais je suis prêt.
Je fronce soudain les sourcils. Je sens que mon visage affiche presque malgré moi une froideur inattendue. Il me faut un décompte.
J’ai mélangé anglais et français dans les commandes. Le point qui m’intéresse apparaît, puis je désactive l’affichage. Les virages sont amples pour le moment. J’ouvre le canal.
La réponse féminine est affirmative. On dirait la voix de ma femme, qui est aussi overbookée que moi sinon plus. Quoi ? J’aurais pas le droit de prendre des risques sous prétexte que je suis marié ? Je vais me dégonfler et laisser ce taré faire ce qu’il veut ? Je vais laisser passer ma chance de concilier devoir de citoyen et infraction délibérée ?
Comme pour appuyer mes pensées, je repasse une vitesse et réduit les cylindres en esclavage !
Il est là, là-bas au fond. Je le vois par-dessus le rond-point. Le rond-point… pas de visibilité sur les côtés. Ecran. Y en a un qui va s’engager ! Allez ! Je presse encore la pédale et me positionne sur la ligne pointillée. Frein, braquage à gauche, gaz, contre-braquage. J’ai à peine remarqué le gêneur, pour lui ça a dû être l’inverse. Il faut croire que je me démerde pas mal par rapport à mon forcené. Quoique… c’est bien trop facile…
Je rétrograde, ça ne se voit pas ? Et emprunte une rue annexe par la même occasion. Ceci fait, je récupère le temps perdu.
Et effectivement, alors que les routes se rejoignent, le tableau de bord atteste d’un changement de comportement du point cible, mais l’erreur est commise. La distance gagnée m’insuffle un peu plus d’impulsivité.
Le modèle qui me concurrence est une Aysher+ passablement modifiée, ce qui laisse présager quelques difficultés, car les Aysher de base ne sont déjà pas bien tendres face aux citadines…
Un kilomètre ? Cela ne laisse pas beaucoup de temps. Il fallait pourtant le déporter. Je m’aligne avec l’Aysher et commence à ressentir l’effet de l’aspiration quelques secondes. Mon rival se rend compte de la manœuvre et donne un brusque coup de volant vers la gauche. Oui ! Plus qu’écraser, j’accable le champignon pour gagner quelques précieux mètres. Mon aile est au niveau de son coffre, il ne peut plus revenir sur sa position sans risquer de se déstabiliser. La pression peut commencer. Je sens. Je sens que derrière cette silhouette se cache l’agitation, qu’il veut reprendre ce que je viens de lui voler. Trop tard, il a déjà tourné à l’endroit prévu. Il croit avoir réussi, car le virage m’a obligé à ralentir.
Je suis trop concentré pour laisser échapper quelque effusion. Je perçois le vrombissement de son propre moteur, et cela commence à m’exciter. Nous sommes deux lions dans une arène à essayer de s’intimider par rugissements interposés.
Je parviens à nouveau à bénéficier de l’aspiration et tente de conserver mon alignement, mais le fuyard multiplie les queues de poisson. Je m’accroche et le colle comme son ombre. Les pneus gémissent. Je suis en train d’apprendre sa plaque par cœur, tout en saisissant des murmures à l’autre bout du fil. C’est pas le moment d’ouvrir le canal. Je lui colle au cul. Les murmures ont augmenté d’intensité. Je sursaute !
L’autre s’est dégagé méchamment et me laisse volontiers en tête-à-tête avec le véhicule d’un spectateur au feu tricolore. J’ai senti passer la secousse et le trottoir qui va avec, et pulvérise deux chaises en plastique presque par pure vengeance.
Réflexe, j’ai ouvert la communication pour en faire profiter tout le monde. Je suis déjà un autre homme : le pic de frayeur a dû me créer quelques cheveux blancs et m’a overdosé d’adrénaline instantanément. Dois-je mentionner la colère qui me bat les tempes ? Je repasse une vitesse tout juste perdue avec la violence d’un coup de poing.
Je réplique sèchement sans même y penser.
Je n’entends pas les excuses qui suivent. Comment je vais bien pouvoir le maintenir sur la voie du milieu s’il n’y va pas de lui-même ? Ça me préoccupe 0.37 secondes : j’ai autre chose à foutre que de réfléchir ! Ce sera impro à cent soixante à l’heure ! J’ai regardé mon tableau de bord réduit, le coin de mon œil a repéré en prime que le nombre de points avait augmenté…
Je ne me suis pas trompé. De nombreuses voies annexes amènent leur flot d’automobiles et me donnent l’impression de tracer dans un champ de mines. Changeant. Je repère au loin la bretelle d’autoroute mais il y a une sorte d’étranglement bien avant, encadré par deux sorties. C’est l’étape suivante : il doit impérativement le franchir avec moi…
Nous nous insinuons au milieu de ces berlines, de ces coupés, de ces breaks, nous, les extraterrestres de la vie quotidienne. Nous n’avons d’autre choix que de rouler à vitesse réduite, pourtant illégale depuis longtemps. Nos sons couvrent à eux seuls le bruit du reste de la population motorisée. Nous nous faufilons au travers du lent brouillard routier. L’étranglement approche !
Je me retrouve en tête, l’autre à trois mètres en retrait à ma gauche. Ces idiots me gênent ! Ils comprennent pas le danger ? Je fais brailler mon klaxon comme un chauffard – je vous l’accorde, j’en suis devenu un – ce qui me rend répulsif. Un bon cercle de sécurité dérisoire s’est formé autour de moi, et je tiens à le maintenir. Réflexe commun, lui et moi appuyons de concert sur le champignon et les engins hurlants repoussent les autres encore plus efficacement. Nous y sommes !
Je bloque la voie de droite et le surveille tant bien que mal. Mais je distingue ses mains sur le volant, et elles ne laissent aucun doute !
Je pile dans une fumée blanche et braque et lui percute l’arrière et le déstabilise ! Le choc l’a fait partir en dérapage qu’il garde sous contrôle, mais a placé son avant vers la droite ! Je le vois reprendre de la distance en chassant de l’arrière mais nous sommes passés !
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Breaking the Habit]
Je viens de me rayer la gorge bien comme il faut, mais mon manque de retenue est à la hauteur de ce que je viens de faire. J’entends de nouveaux murmures.
Mais quelque chose cloche. Je remarque les indicateurs au-dessus du péage. Ils sont verts pour la plupart…
Sous-entendu : non.
Soulagement.
Il arrive sur le péage. Je suis bien plus en arrière, conséquence de mon coup de frein. Une barrière vole en éclats. Je fais monter les chiffres du compteur et fonce droit sur la brèche.
Un imbécile a décidé de faire de même ! Je freine, je tourne, j’accélère et prend une autre barrière pour cible avant de la massacrer. Il est déjà loin, normal, on vient de franchir la ligne de départ. On peut se débrider. La course commence maintenant.
Cette pensée me met dans une totale félicité, j’attendais ça depuis le début. Je sens qu’un rictus a pris naissance, aurais-je des instincts de bad guy ? Qu’importe ! Il est temps pour la ZSU de se décrasser !
J’écrase à nouveau la pédale et voilà qu’une nouvelle accélération me colle au dossier du siège. Grisant. Nous sommes aux voitures ce que les voitures seraient aux piétons, des véhicules comptant cent vingt kilomètres-heure de plus. Heureusement, la quatre voies est plutôt dégagée. Cette fois, l’étape se résume à une tâche : je dois l’arrêter. C’est l’étape finale, la plus délicate, la plus complexe. Car maintenant que je suis devant le fait accompli, la difficulté que je me suis créée me saute aux yeux : l’autoroute est plutôt sécurisante pour la population, mais désormais lancés à des vitesses irraisonnées, comment vais-je pouvoir le contraindre à l’immobilité sans casse ? Je ne suis pas un tueur, je n’ai pas envie de provoquer un accident ! Une idée me traverse l’esprit mais je connais déjà la réponse…
Je deviens marteau. « Un terrain de jeu ». Serais-je assez hypocrite pour me mentir à moi-même et m’auto-persuader que je n’y ai pas pensé ? Serai-je assez honnête pour avouer que c’est même ce que je voulais ? Un individu sain d’esprit aurait arrêté le délire à l’instant même où il aurait posé les yeux sur son annulaire gauche…
Je suis enfin à nouveau à sa hauteur. Personne en vue. Je donne un coup de volant dans l’intention de le rabattre sur la rambarde de sécurité, mais si les chocs ont été efficaces jusqu’à présent, celui-ci l’est moins, d’une part parce que je n’ai pas visé de point faible, de l’autre parce que nous sommes désormais bien plus stables dans notre course effrénée. Et d’une autre encore car je n’ai pas été assez fou pour du rentre-dedans, le décor sera suffisamment charmant tant que je n’en ferai pas partie.
Carrosserie contre carrosserie, mes efforts pour le pousser contre le garde-fou restent vains, mon coup ne l’ayant pas assez désarçonné. Je comprends alors que je suis loin d’en avoir fini avec lui.
Il va falloir économiser les pneus, j’agis donc en conséquence. Ils sont constitués d’une gomme adaptative sensible à la température, elle-même contrôlée par un système de refroidissement reposant sur un appareillage simple de tubes rigides. L’écoulement du fluide caloporteur résulte de la force centrifuge. Pour le reste, il faudra voir le concepteur. Toujours est-il que je peux ainsi influer sur le compromis longévité-adhérence.
Le temps passe et les kilomètres défilent. ZSU et Aysher collectionnent les rayures symétriques. J’en viens à ne plus savoir quoi faire, j’en suis déjà à ma septième tentative infructueuse et mon adversaire est effectivement loin d’être un sot : il a repéré chacun de mes positionnements, à chaque fois que je me plaçais pour préparer une touche à l’arrière – la plus déstabilisante – et a écarté la menace d’un coup de direction, de frein ou d’accélérateur. Pour parvenir à être si vigilant en de telles circonstances, je lui décerne moi-même son titre d’as du volant. Ce type n’a même pas de copilote, il est obligé de surveiller le trafic comme ma correspondante le fait pour moi. Quelque part, je suis loin d’être à la hauteur, mais passons, j’ai tout de même mes chances. Et puis, pour être un habitué des circuits, ma façon de penser doit être bien plus proche de la sienne que de simples policiers. A ce propos…
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Make a Sound]
Ecran.
« Un terrain de jeu ». Chuis vraiment taré. Aah !
Le salaud est passé à l’offensive, peut-être après avoir décelé un moment d’inattention, et il a eu raison ! Me voilà dans la panade parce que je n’ai pas été foutu de tenir mon volant ! La voiture ne fait que patiner ! J’enchaîne dérapages sur dérapages, braquages et contre-braquages pour retrouver la stabilité d’une ligne droite, mais mon désarroi se prolonge et je sens les sueurs froides couler ! Je sens ma perte de contrôle croissante, je chasse de l’arrière de plus en plus longtemps ! Pareil pour les pneus ! Merde merde ! Aller simple pour le décor ! Quel con !
Mon expérience de pilote refait enfin surface après une dizaine de secondes à zigzaguer dangereusement. J’abandonnais le champignon ! Erreur ! Je réaffirme ma prise et constate enfin une amélioration. J’ai l’impression de rejouer le film à l’envers et me revoilà en course. L’autre s’est bien sûr taillé.
L’Aysher+ n’est même plus en vue, je vais ramer. La vache, ma chemise est trempée, et les manches vont me faire chier pour l’enlever. Tant pis, je vais devoir supporter. Je retrouve ma vitesse d’origine et scrute l’horizon. Les minutes s’écoulent et toujours rien. Je double en trombe des grappes de voitures et de camions et toujours rien. Ça chuchote…
Je lâche l’accélérateur, je sais que ma défaite va être annoncée.
Je me redresse instantanément.
Je sens la phrase monter pour exploser mais je la coupe.
Là, ça pue.
Elle semble décidée à subir mes sautes d’humeur sans broncher. Excepté peut-être quand je les insulte. Quoi qu’il en soit j’avais raison sur toute la ligne. Mon point fut miraculeusement retrouvé grâce à son comportement, et il se trouvait miraculeusement derrière moi… et se rapprochait miraculeusement vite…
De chasseur je passe à chassé, et le moins qu’on puisse dire est que je n’aime pas ça. Cela me met d’humeur massacrante.
Il n’est déjà plus bien loin. Je voudrais bien slalomer entre les voitures pour lui donner du fil à retordre mais nous allons décidément trop vite pour ce petit jeu là. Cette chemise me fait vraiment chier ! Je vais péter un plomb avec cette ventouse dans le dos !
Au moins, en cet instant précis, je sais exactement ce qu’il a en tête pour l’avoir vécu juste avant : mon croupion. Rien ne lui ferait plus plaisir que de le dégommer une fois pour toutes. Mais m’est avis qu’il a en supplément une âme de meurtrier, lui…
J’ai tendance à perdre mon sang-froid et à changer de file inutilement, évitant des voitures inexistantes. Les répercussions sont immédiates, il gagne du terrain et je me sens de plus en plus menacé. Ma copilote me signale un petit groupe d’automobiles un peu plus loin, c’est ma chance, car si je ne m’abuse…
Et elle me répond par l’affirmative.
J’attends d’être à proximité du groupe pour piler. Un panache de vapeur est pulvérisé sur mes pneus afin de rendre rapidement la gomme tendre pour en augmenter le pouvoir adhérant, c’est la sécurité, que j’aurais dû désactiver pour le coup. Mon rival pile comme prévu : il est évident qu’en aucun cas il n’essayera de me dépasser.
Nous pouvons maintenant nous faufiler parmi les autres voitures, et ces obstacles me protègent. Ils roulent à vitesse constante ce qui les rend immobiles à nos yeux. Notre arrivée à tendance à les faire s’écarter de nous mais nous suivons le mouvement, ce qu’ils ne doivent pas comprendre. Le jeu se met en place.
Je me tiens devant la voiture de tête et bascule tantôt sur sa file de gauche, tantôt sur sa file de droite, et vois le fugitif derrière faire de même avec un petit temps de retard. Je m’attendais à des appels de phare de l’automobiliste encadré, mais je crois qu’il a été mis au courant… et maudit le sort d’être mêlé à tout ça. Les minutes passent et ma manœuvre cyclique endort la méfiance du chasseur, il ne se déporte plus et se contente de coller l’arrière de l’obstacle. A-t-il oublié qu’une autre voiture l’encadre lui aussi ? Car si le groupe a tout d’abord été perturbé, il s’est rétabli et ne change pas. Mon fuyard s’est donc inséré entre deux voitures et la lassitude ne le fait plus bouger. Comme d’habitude, j’ai poursuivi mon cycle et me suis placé sur la voie de droite, libre. Je me prépare et pile à nouveau.
Sa mine ? Je l’imagine horrifiée devant sa négligence. Le temps qu’il réagisse, je passe déjà à sa hauteur. Il se libère de l’étau par la gauche et freine à son tour, mais c’est bien trop tard, je suis derrière. Et je savoure mon coup double lorsque nous voyons devant nous le groupe se déporter vers la droite pour prendre la sortie. Je suis sur la droite : il ne peut pas la prendre. Je m’emporte et lui fait un doigt d’honneur mais il garde son calme. Au contraire, il me fait un signe d’au revoir en souriant de toutes ses dents. C’est le signe que j’attendais depuis tout à l’heure.
Mais ma voix s’est tendue et elle l’a sentie.
Je relève la protection d’un interrupteur et bascule celui-ci. Maintenant je peux vous dire ce qu’il se passe. Je peux vous dire que l’habitacle vibre provisoirement de la même manière que si je démarrais la ZSU. Je peux vous dire qu’une partie du capot s’ouvre de la même manière qu’un store pour créer une nouvelle admission d’air. Je peux vous dire qu’une toute nouvelle puissance se développe, tapie au fond de mon coffre. Je peux encore vous dire qu’un régulateur de vitesse me fixe très soigneusement sur la vitesse de deux cent quatre-vingt kilomètres-heure. Je rajoute encore qu’un son perçant s’élèvera ensuite de l’arrière, et me fera croire que j’héberge plus une turbine qu’un véritable moteur, qu’il se synchronisera avec son homologue avant que sa puissance effective ne soit dérivée au reste de la ZSU.
C’est un module dragster qui ne m’a quasiment jamais servi, excepté dans des courses appelées Hybrides, bien évidemment en parfaite ligne droite et très longues : le module ne peut pas fonctionner en dessous du seuil des deux cent cinquante. Mais je ne suis pas dans une Hybride, et j’en trempe un peu plus ma serpillière qui me sert de chemise…
La phrase du héros, c’est vrai que ça sonne bien ! En tout cas, le sosie vocal se met à rire.
J’hausse un sourcil d’amusement.
Elle répond avec le même entrain.
Ma rustrerie a de quoi choquer – j’ai retenu le « fermez-là », même poli –, aussi ajoute-je précipitamment.
L’autre, je le vois faire le malin et partir en flèche. A la fumée qu’il dégage, aucun doute, il vient d’asphyxier sa mécanique au protoxyde d’azote… comme prévu. Il ne sait pas que mon système n’est pas aussi éphémère que le sien…
La dérivation s’effectue, les deux cent quatre-vingt au compteur stabilisés. Putain, ça y est ! Putaiiiiiiiiiiiiin…
La sensation en serait presque indescriptible. Je suis incrusté dans mon siège, mes bras me font souffrir, et je perds totalement la notion de contrôle : je ne fais plus avancer la ZSU, c’est elle qui me tracte avec une force herculéenne, comme si elle était autonome.
Je lui avais dit de se taire ! J’ai une trouille pas possible. La section d’autoroute est légèrement courbée vers la droite, alors que je n’ai jamais tourné avec le module activé. La courbure est même amplifiée par la vitesse démesurée. J’ose donner quelques degrés au volant, et déjà je sens que j’atteins le point critique où les pneus menacent de patiner. Trop tard pour changer l’adhérence. C’est trop risqué. Je ne tourne pas assez pour prendre la courbure, je me vois lentement me déporter vers l’extérieur… si je touche la rambarde, je suis mort ! J’ai déjà franchi deux voies sur quatre. Je rattrape l’autre sans problème, mais je ne peux pas tourner plus ! Putain ça finit quand ?! Plus qu’une voie ! Je la vois la putain de rambarde, je la vois ! J’ose un degré supplémentaire… ça passe, ça passe ! Allez ça passe ! ça passe ! Aaaaaaaaaaah !
Oui ! Oui putain oui !
Je rétablis lentement le volant pour minimiser les risques et récupérer les voies de droite. Je désactive prudemment l’interrupteur et la dérivation inverse se prépare. L’autre doit être médusé, je viens de lui faire brûler inutilement ses réserves. J’ai lâché l’accélérateur pour rester à son niveau. Je vois les panneaux indiquant la prochaine échappatoire. Ce sera encore raté pour cette f…
Le paysage gris tourbillonne et le choc est d’une violence rare alors que je suis projeté vers ma portière. C’est le trou noir.
Lorsque je me réveille, je me demande bien où je me trouve. Un liquide poisseux me recouvre toute l’épaule gauche. J’ai un abominable mal de crâne, je crois que je saigne à la tête. Tout est calme d’un seul coup. Ça tranche complètement avec mes… peut-être… deux heures de frénésie ? J’en sais rien. J’ai mal aux yeux, la lumière du jour suffit à m’éblouir. Après quelques larmes, je distingue les traces de gomme qui retracent ma trajectoire. Elles suivent scrupuleusement la barrière médiane, faut croire que j’ai une chance de cocu…
Je ne sais pas du tout où je me trouve géographiquement, la radio est bousillée. Mes réservoirs sont presque vides, et ça me fait sourire.
J’ai une pensée pour lui, j’ai plus ou moins accompli ma mission puisqu’il doit bientôt être à sec lui aussi. Malgré tout…
Bonne chance mon pote…
… qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire à ma femme ?