Articles de Airain - Chapitre 1
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La Chope de Bière avait un nom qui allait à merveille au Lieu qui y correspondait. C’était un établissement dont la qualité médiocre avait fait la renommée, qui abritait dans sa Grande Salle enfumée une quantité impressionnante de voleurs, de brigands, de meurtriers et autres hors-la-loi dont les crimes étaient trop diversifiés pour qu’ils puissent être classés dans quelque catégorie.
Le Patron, un dénommée Reth, était un Être grand et fort, musclé et puissant, comme il fallait s’y attendre, tenace, rancunier, parlant fort, sa taille épaisse ceinte d’un tablier qui avait naguère était blanc. Une rumeur urbaine prétendait qu’il était le –ô combien- légendaire Tueur aux Mains rouges, qui assassinait n’importe qui, du petit bourgeois au grand Empereur, si tant soit peu qu’on acceptait d’y mettre le prix. C’était sans doute la raison de son autorité –impressionnante, si l’on tient compte de l’immoralité totale de ses clients, et de leur état éthylique souvent avancé- sur le ramassis de criminels qui pullulaient dans son Auberge.
Ce soir-là, il y avait foule, le mauvais temps ayant chassé tous les rôdeurs des rues, pour les amener dans les Tavernes, où ils pourraient apprécier chaleur et boisson, en attendant que l’averse passe. L’ambiance était agitée, l’air lourd, la salle bondée. Aussi, l’Aubergiste ne fut-il pas spécialement content de voir la porte s’ouvrir de nouveau –et il le fut encore moins lorsqu’il s’aperçut qu’il ne connaissait pas le nouveau venu.
Ce dernier était trempé, et frigorifié –semblait-il. Il jeta un regard déconfis à l’agitation générale, mais le froid et la pluie sapèrent toute détermination d’aller chercher un endroit plus calme un peu plus loin. Abaissant le capuchon de sa cape noire –qui de toute façon ne servait plus à rien, étant complètement détrempée-, dévoilant par la même des cheveux noirs et des yeux tout aussi sombres, il s’avança entre les tables, évitant bancs, chaises et ivrognes du mieux qu’il le pouvait, se frayant un passage jusqu’au comptoir duquel l’observer le propriétaire de l’établissement d’un regard peu amène. Celui-ci nota le bon état de ses vêtements. Ils n’étaient ni troués ni tâchés, mais manifestement pas neufs. De plus, ils s’accordaient assez bien au décor, de par leur simplicité : une tunique grise, par-dessus un pantalon de cuir noir et des bottes fatigués brunes. Il portait, en outre, un large ceinturon auquel était accroché le fourreau d’une épée courte.
-         Bonsoir, Aubergiste ! lança le jeune homme.
Il tenait fermement serré dans sa main son sac de cuir, qu’il portait en bandoulière. Il n’était apparemment pas né de la dernière pluie –bien que pourtant assez jeune- et se méfiait des personnes qui l’entouraient.
Reth poussa un long soupir, posa lourdement ses mains sur le comptoir et avança sa tête d’un air menaçant.
-         Qu’est-ce que tu veux ?
Le ton était sec, agressif.                                
Le voyageur eut un sourire crispé.
-         Je voudrais savoir combien coûte un repas chaud et une chambre, répondit-il d’une voix fatiguée, le regard triste.
-         Ça te coûtera six pièces de cuivre pour le repas, et trois d’argent pour la chambre –pour une nuit. Tu peux rajouter encore deux pièces de cuivre si tu veux du vin.
Le brun parut réfléchir un instant, sans doute comptait-il mentalement son argent.
-         Je prends la chambre et le repas, mais pourrais-je avoir de la bière plutôt que du vin.
-         Ça fera trois pièces de cuivre.
-         Ça ira quand même.
-         Trouve-toi une place, je t’apporte ça quand c’est près.
Le jeune homme hocha la tête, soulagé à la perspective du repas qui l’attendait, avant de parcourir la pièce du regard. Il n’y avait aucune table libre. Il y en avait bien une où il restait de la place, mais les clients qui se pressaient autour avaient l’air rien moins que sympathique, et le voyageur jugea –à raison- qu’il valait mieux ne pas les déranger.
Mais, il ne tenait pas spécialement à manger debout, ses jambes étant fatiguées par la route, et ses pieds douloureux d’avoir trop marché. Il lança un coup d’œil au tenancier qui ne lui prêtait plus la moindre attention, maintenant qu’il avait l’assurance qu’il n’était pas un voleur des grands chemins venu ici pour détrousser les clients et boire jusqu’à ne plus distinguer son pieds de celui de la table à laquelle il était assis. Aucune aide, aucun soutien ne viendrait de lui.
Maintenant, la lassitude l’envahissait. Il aurait tant voulu pouvoir s’asseoir, tranquillement, auprès d’un bon feu… Tout à coup, il avisa les tabourets qui se trouvaient devant le comptoir. Tous étaient occupés, mais sur l’un d’eux se trouvait un homme manifestement saoul, qui tanguait dangereusement. Il n’aurait peut-être même pas besoin de son aide pour libérer la place…
Seulement, comme tous les jeunes, le voyageur était impatient, aussi n’attendit-il pas paisiblement que l’ivrogne dégringole de son siège. Il se glissa à son côté, et prenant bien garde à ce que personne –et en particulier le Tavernier- ne fasse attention à lui, le poussa doucement. Le client s’effondra lourdement sur le sol, endormi. Fort heureusement, il ne ronflait pas –n’ajoutant aucun bruit désagréable à la pollution sonore, qui n’avait pas besoin de ça pour être insupportable.
Puis, il prit place, le plus naturellement et innocemment possible, en évitant avec soin de regarder l’homme qu’il avait fait tomber à terre. Il ôta sa cape, et hésita un moment. Finalement, il la déposa entre ses pieds, qu’il serra afin de l’emprisonner dans un étau protecteur. Il tenait à cette cape –surtout par ce mauvais temps. Il avait placé son sac sur ses genoux, de façon à le garder dans son angle de vue.
Et il attendit, tranquillement, les yeux dans le vague, les bras croisés sur le comptoir, songeant à quelques chansons grivoises qu’il avait apprises lors de précédents séjours dans pareils lieux.
Quelques minutes plus tard, l’Aubergiste déposa une assiette fumante et une chope de bière brune devant lui, sans un mot. Ce ne fut qu’à ce moment-là que Reth, alors qu’il jetait un regard menaçant à son client, repéra sa broche. Un bijou très simple, sans valeur, un banal morceau de fer. Il représentait une Lyre, l’Instrument des Ménestrels, leur signe de reconnaissance.
-         Tu es un Ménestrel, grogna-t-il alors que le voyageur cherchait discrètement le prix de son repas dans son sac. Ecoute, les gars sont énervés aujourd’hui, je pense que ça va finir en bagarre générale. Si tu réussis à les divertir, je t’offre le repas. Si tu peux éviter la bagarre, je te loge gratuitement ce soir.
            Mais j’en doute…
            S’il ne prononça pas ces quatre mots, il les pensa très forts.
-         Je…, commença le brun, avant de réaliser qu’en aucun cas on lui avait laissé le choix d’exercer son métier ou non.
            Les récompenses ne viendraient qu’en cas de réussite. Il poussa un soupir dépité. Il était si fatigué, il aurait juste voulu manger, puis aller se coucher, dormir jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel… Et voilà qu’il allait devoir animer la soirée d’une bande de voleurs saouls. Pourquoi n’avait-il pas ôté sa broche ?
            Elle lui assurait pourtant une relative sécurité : les bandits s’en prenaient rarement aux Ménestrels, ceux-ci n’ayant souvent que peu d’argent. Et puis, si la population les considérait avec méfiance et mépris, ils étaient pourtant acceptés et appréciés pour leur spectacle. En effet, la plupart d’entre eux, et la majorité des Bardes, également, savait user d’un peu de Magie, juste suffisamment pour créer des illusions et allumer un feu.
-         Très bien, capitula le Ménestrel, d’une voix lasse, je termine de manger et je m’y attelle.
            Reth hocha la tête, satisfait.
-         C’est quoi ton nom, mon gars ?
-         On m’appelle Airain.
-         Tu es Ménestrel, à ton âge… Tu as déjà écrit quelque chose qui a été accepté par un de tes collègues ? C’est précoce.
            Le prénommé Airain fut surpris. Ainsi, son interlocuteur connaissait le fonctionnement de leur Caste. Être Barde ne nécessitait aucun autre Talent que celui de bien conter et de divertir. Mais, pour devenir Ménestrel, il fallait écrire un Poème, un Récit, un Livre –tout du moins un Texte- qui soit reconnu par un autre Ménestrel. Il y avait alors une Cérémonie d’investiture durant laquelle on donnait son nouveau nom au récompensé, qui gagnait le droit de publier toute Création, sans censure aucune. Cela dit, aucune censure ne signifiait pas aucun risque. Plus d’un Poète s’était vu emprisonné ou exécuté à cause d’un écrit insultant ou péjoratif à l’encontre d’une personne trop influente.
-         J’ai eu une bonne inspiration, avoua le jeune homme. Il faut dire que l’Histoire d’Arkadia regorge d’anecdotes très amusantes.
-         Ah, ça y est, ça me revient… Je me disais bien que ton nom m’était familier. C’est toi qui as écrit le livre : De l’Origine et l’Histoire d’Arkadia. Insultant, il paraît… Les Arkadiens doivent te courir après.
-         Les envahisseurs, reprit le Ménestrel. Je n’ai pas encore eu de problème. Je crois qu’ils ont plus fort à faire ailleurs.
-         Je l’espère pour toi. La justice Arkadienne est loin d’être clémente, envers un Eldrak. Surtout quand il s’agit d’un lettré. Ton Texte a fait fureur, parmi la haute. Il paraît que beaucoup de gens l’ont lu. Mais, c’est loin de plaire à tout le monde.
-         Vous savez comment sont les Nobles, vous critiquez un Seigneur d’un autre pays, ils prennent ça à leur compte.
-         C’est parce qu’ils sont tous pareils. Je n’ai jamais lu ton livre, et je n’en ai jamais entendu un extrait. Peut-être pourras-tu nous en déclamer un morceau, ce soir.
-         Je ne suis pas sûr que vos clients s’y intéressent beaucoup.
-         Détrompe-toi, il n’y a rien qu’ils n’aiment plus que de se moquer de ces crétins arrogants.
-         Je crois que j’ai un passage qui leur conviendra à merveille.
-         Peut-être ne dépenseras-tu pas d’argent ce soir, Ménestrel.
-         Peut-être… Ou peut-être pas, nous verrons bien. Et puis, si mon histoire les endort, je pourrais toujours les amuser avec des illusions.
-         Et tu manipules même la Magie…Impressionnant. Quel genre de spectacle vas-tu leur montrer ?
-         Je me souviens d’avoir vu un Noble arkadien se ridiculiser d’une manière spectaculaire… Je pense pouvoir réussir à reconstituer la scène d’une façon assez convaincante.
-         Pris pour ne jamais faire de spectacles devant une assistance arkadienne, je ne donne pas chère de ta peau.
-         Elle ne vaut pas grand-chose, de toute façon.
Publié le 24/06/2008 - Pas de modifications
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