Beaucoup me surnomment Dohann le borgne, à cause de ce cache-œil qui barre mon visage. Je n'ai pas toujours été borgne. En réalité, je n'ai jamais été borgne.
Cela est arrivé au cours d'une mission de nuit, quand j'étais mercenaire, quelques années après avoir quitté le Manoir de Ravenholdt. J'avais pour mission d'infiltrer un manoir lourdement gardé pour y assassiner un seigneur humain, que pour une raison quelconque mon commanditaire ne portait pas dans son cœur. Je commettais encore quelques erreurs à l'époque, j'étais bien trop sûr de moi. Aujourd'hui je sais qu'on ne voit pas toujours mieux les yeux ouverts, la preuve en est que tous les gens qui me croisent et me regardent m'appellent, à tort, "Dohann le borgne".
Quinze ans plus tôt.
Je cours, dans une forêt. Plutôt que d'infiltrer les jardins et pénétrer de manière frontale dans la demeure, j'ai choisi la noirceur familière de la forêt pour effectuer mon approche. Les branches sifflent autour de moi et griffent le cuir de mes protège-bras, le vent caresse mon visage masqué. J'essaie d'être le plus rapide et fluide possible dans un souci d'efficacité, mais aussi d'esthétisme et de communion avec les éléments, avec l'environnement. J'atteins mon premier objectif sans avoir croisé un seul garde et pour cause : je suis sur une corniche rocheuse surplombant le manoir d'un peu plus de trente mètres.
Sans même marquer de pause je m'élance depuis le bord de la falaise. Trente mètres de chute libre, j'ai déjà fait pire. La vitesse est grisante et je regrette presque de ne pas avoir trouvé un point plus en hauteur depuis lequel sauter. Mais c'est ici que j'ai noté cette lucarne lors de mes repérages, toujours ouverte et suffisamment loin des zones les plus animées et gardées du manoir. Je ferme un instant les yeux, savourant le plaisir de ne sentir agir sur mon corps nulle autre force que celle de la pesanteur. J'ai les bras le long du corps et c'est mon visage qui fend l'air le premier. J'ouvre les yeux et me concentre sur ma réception. La lucarne est étroite, mais ce n'est pas un problème. En revanche, ce qui peut en être un, c'est qu'elle est fermée. Maudite soit mon assurance, de m'avoir fait sauter sans vérifier ! Je n'ai que quelques mètres pour réagir, mais cela suffit. Je me groupe rapidement pour effectuer une rotation vers l'avant. Durant ce demi-tour improvisé ma tête passe sous moi et je peux alors apercevoir la corniche d'où j'ai plongé. J'ai un sourire en coin en voyant cette corniche ricaner devant le ridicule de la situation. "C'est parti.", me dis-je. Je me dégroupe d'un coup, terminant ma rotation et ce sont mes pieds qui viennent frapper la lucarne les premiers. Dans un fracas bien trop démonstratif mon corps se faufile dans l'étroitesse de la fenêtre. J'ai un bras le long du corps et l'autre bras protégeant mon visage et mon cou d'éventuels débris de verre. Si le passage improvisé de la lucarne a été bruyant et bien peu discret, la prise de contact avec le plancher poussiéreux du grenier est parfaite. Cela fait partie des techniques de voleur et je les maîtrise parfaitement. "De même que le repérage des lieux, imbécile." La suite de la mission se déroule sans accroc, j'élimine en silence les deux gardes attirés par le bruit de mon arrivée fracassante et de crochetages en égorgements j'atteins la chambre de ma cible. C'est alors qu'il surgit et m'engage sans préambule. Il est différent des autres gardes. Il manie une sorte de hallebarde, mais il ne porte pas d'armure lourde et encombrante comme les autres lanciers. Au lieu de cela, il arbore une armure discrète et légère. Son arme d'hast aussi semble avoir été optimisée pour peser le moins lourd possible, elle est d'ailleurs plus courte qu'une hallebarde classique et donc plus maniable en intérieur. Le combattant qui m'attaque est terriblement rapide et possède une allonge considérable, c'est de justesse que j'esquive le coup circulaire qu'il vient de me porter. Dans un premier temps je ne peux qu'esquiver ses attaques. Elles s'enchaînent avec une fluidité qui me prive de toute initiative. La nature furtive de la mission m'a fait choisir deux courtes dagues comme armes et je sais que je vais devoir désarmer mon adversaire ou le déséquilibrer fortement pour pouvoir l'atteindre. Pour l'instant je ne dégaine pas, cela ne servirait à rien. Tout en esquivant tant bien que mal la pluie d'attaque s'abattant sur moi, je me rapproche d'une porte en bois donnant sans doute sur un étroit escalier en colimaçon. Mon opposant est rapide, mais je parviens tant bien que mal à prédire et esquiver ses attaques. J'ouvre brutalement la porte située maintenant juste à ma gauche et sa lance vient se ficher dans le bois massif. J'en profite pour m'enfoncer dans la noirceur de l'escalier. Après une courte de descente j'entre dans une pièce dont je peine à évaluer la taille tant la pénombre est complète. J'entends l'homme à la hallebarde sur mes talons, je n'ai aucune idée de s'il a pu récupérer son arme ou non. Silence. Cet homme qui me combat avec tant de hargne est décidément bien surprenant me dis-je en sentant à peine un souffle dans mon dos, une fraction de seconde avant que le tranchant d'une lame vienne cisailler mon épaulière droite. Sans même me retourner je saisis ma chance et referme ma main gauche sur le manche de la lance tout en dégainant brutalement une dague avec l'autre main. Je porte un coup rapide et aveugle vers l'arrière, en direction de l'endroit où devrait se trouver le cœur de mon ennemi. Je sens ma lame s'enfoncer dans sa chair. L'humain s'écroule, m'abandonnant sa lance que je serre toujours dans mon poing. Je l'ai vaincu, mais la mission est un échec. L'alerte est donnée depuis longtemps et ma cible est probablement en sûreté. Je prends la fuite et quitte sans difficulté l'enceinte du manoir.
Alors que je rejoins mon repaire, un campement provisoire des Lames Dentelées, je tente de comprendre et de tirer des leçons de mon combat de cette nuit. Je comprends que si je suis encore en vie, je le dois à un coup de chance. Si le lancier avait visé juste dans le noir, je serais mort. Je me vante toujours d'avoir une excellente vision nocturne, mais il me reste une faiblesse finalement assez handicapante : il me faut un certain temps pour m'habituer à l'obscurité. Heureusement, c'était le cas pour mon adversaire aussi. Je me couche et m'endors en revivant le combat que j'ai gagné, gagné par chance.
Au matin je rejoins mon compagnon d'entraînement et ami Aotearoa de Sen'whagi, un Troll aussi farceur que doué pour le combat rapproché. Il est surpris et me demande pourquoi je porte un cache-œil. Je lui raconte ma mésaventure de la veille, mais quand j'ai fini il me demande de nouveau le pourquoi de ce cache-œil.
- Et bien je vois plutôt bien la nuit, mais je dois trouver un moyen de supprimer le temps d'adaptation à l'obscurité, n'est-ce pas ? Pour cela je vais garder mon œil droit caché lorsqu'il fait jour et une fois la nuit venue je changerai le cache-œil de côté, de sorte que mon œil droit soit toujours adapté à l'obscurité. J'aurai un œil pour le jour et un pour la nuit.
- Tu te poses twop de questions, l'Elfe ! me répond le Troll en caressant machinalement une de ses longues défenses, l'œil moqueur.
Nous commençons l'entraînement.
Tandis que mon ami troll et moi nous battons à mains nues, je sens tout de suite que quelque chose ne va pas. Mes gestes sont moins précis que d'habitude et je finis par manquer une parade et recevoir un coup qui m'envoie au tapis. C'est alors que je comprends. Nous avons deux yeux pour une raison précise : apprécier les distances. C'est par la triangulation rendue possible par la pluralité de points de vue qu'offre notre paire d'yeux que nous pouvons estimer qu'un objet est proche ou éloigné de nous, lorsque les ombres et les détails de perspective ne nous permettent pas d'en juger. Je deviens fou de rage en me rendant compte que mon idée de cache-œil est complètement stupide, à quoi sert de voir la nuit si c'est pour avoir une perception imprécise des dangers ? Mais je veux en avoir le coeur net et je propose un exercice au troll. Je me place au centre de l'aire de combat et je lui demande de m'attaquer à l'arme de jet, d'où il veut, avec la fréquence qu'il veut. Je me concentre un instant.
- Vas-y.
Aotearoa marque une pause, juste le temps de sourire, puis il disparait soudain dans un nuage de poussière. Je sais qu'il bouge à grande vitesse autour de moi, mais je distingue à peine ses mouvements. C'est sa spécialité, c'est son art. Je n'ai jamais saisi l'essence de cette technique, qu'il appelle mystérieusement la "Danse de l'Ombre". Soudain je perçois le très léger sifflement caractéristique d'une lame fendant l'air, imperceptible pour une oreille mal entraînée. Je me retourne et entreprends de dévier le couteau en le frappant du plat de la paume, comme je l'ai fait des milliers de fois. Mais mon geste est hésitant et je touche à peine l'arme. Elle frôle mon visage tandis qu'une goutte de sueur perle sur mon front. Second sifflement. L'attaque vient encore de derrière et je n'ai pas le temps de me retourner, je me baisse et sens l'arme passer au-dessus de moi, tandis que tout en m'accroupissant je commence à faire volte-face. Mais ce coup-ci Aotearoa a lancé deux couteaux et le second arrive droit sur moi à hauteur de visage. Il savait que je me baisserai pour esquiver le premier et a lancé le second en conséquence. Mon unique œil peine à m'indiquer précisément la position de la menace et cette fois-ci ma parade est complètement ratée. Le couteau me frappe en pleine tempe. Aotearoa a calculé son lancer pour que ce soit le manche qui me frappe et non la lame, mais je sais qu'au combat je serais mort. Le troll ralentit le mouvement, me voyant un genou à terre et touché à la tempe.
- Continue s'il te plait !
J'ai presque hurlé, de rage et de frustration. Mon compagnon reprend sa danse de l'ombre. Je me redresse et attends, essayant de me calmer. Sifflement, face à moi. Mon regard est brouillé par la rage et la sueur. Je ne veux pas esquiver, je veux parer. En combat parfois je n'ai pas le choix et je dois savoir stopper ce genre d'attaque, j'ai toujours su stopper ce genre d'attaque. L'idée s'impose alors. D'elle-même. Je ferme les yeux. Je ne vois pas mais j'écoute, je perçois, je ressens. J'essaie de capter et d'interpréter les vibrations de l'air, je tente d'interroger les ombres, elles qui me sont si familières. Aotearoa suspend sa course folle, me voyant les yeux fermés et n'esquissant pas un geste. L'acier est à trente centimètres de mon visage. Maintenant. Je coupe ma respiration et dans un silence assourdissant lance ma main droite. La paume de celle-ci vient frapper le couteau fermement, parfaitement, juste en son centre de gravité. L'arme est complètement déviée et va s'écraser dans la poussière à quelques mètres de moi. J'ouvre les yeux, Aotearoa et moi nous regardons, nous échangeons un sourire. Mon ami a deviné qu'à partir de maintenant, il s'entraînerait contre un Elfe aux yeux clos.
Dohann