Quand je serais grand, je serais chevalier!
Tel était le rêve de mon fils, Darius Noirépine.
Nous vivions dans un petit village à proximité de la majestueuse Lordaeron, ma femme, mes deux fils, ma fille et moi. Nous n'étions que de simples paysans, des culs-terreux qui passaient leurs journées à patauger dans le crottin et à semer des cultures pour la plus grande gloire de la lignée des rois de Lordaeron. Nous pouvions presque effleurer les murailles blanches de la cité et pourtant, nous le parvenions jamais à l'atteindre. De l'autre côté de ces murs de nacre, les gens n'avaient pas de bouse sur leurs vêtements et n'étaient pas obligés de braconner sur les terres de leur voisin pour manger. Les toits d'ardoise de leurs grandes maisons étincelaient effrontément sous le soleil qui nous brûlait la peau. Ils buvaient le vin tiré du raisin que nous nous tuions à ramasser. Ils se gavaient des oies que nous devions nourrir à la place de nos propres enfants. Ils tartinaient de marmelade les tranches de pains que nous fabriquions dans un moulin qui happait quelquefois l'un d'entre nous entre ses mâchoires de pierre.
Pour tout remerciement contre ces bons et loyaux services, la garde de la ville s'engageait à nous protéger des hordes de brigands qui n'auraient jamais été là s'il n'y avait eu la cité. On avait aussi fait construire quelques auberges dans les villages pour que les paysans que nous étions puissent noyer leurs envies de révolte dans une bière infecte qui n'aurait pas à rougir de l'odeur de la pisse d'âne.
De par notre sang, nous étions condamnés à servir notre vie durant ce puissant royaume. Travailler, procréer pour alimenter les campagnes, tel était notre destin. C'était du moins ce que je croyais, jusqu'à ce qu'arrive mon petit Darius. C'était notre troisième enfant. Son grand frère, Ector, avait six ans et sa soeur, Noelie, en avait quatre. Lorsque ma femme, Sephira, mit au monde cette nouvelle bouche qu'il nous faudrait nourrir, je sus dès le premier regard qu'il serait un grand homme. Je ne m'étais pas trompé.
Sephira était une très jolie femme. Nous n'avions que treize ans lorsque je l'ai rencontrée aux champs. Dès que mon regard s'est posé sur elle, j'en suis tout de suite tombé amoureux. C'était elle, je le savais. Alors je suis allé la voir. Et nous avons rapidement sympathisé. Il n'était pas difficile de tomber amoureux lorsqu'on était paysan. Les plaisirs de l'amour et de la chair étaient l'une des rares joies qui nous étaient autorisées, alors nous en profitions sans retenue.
Sephira et moi nous voyions tous les jours. Nous travaillions aux champs, comme tous nos semblables, discutant pour passer le temps. Quand la fin de journée approchait, nous quittions les cultures pour nous promener un peu. Nous allions nous balader le long de la rivière, contemplant l'eau claire depuis le petit pont. Parfois, nous passions la nuit ensemble, dans la paille de la grange. Nous étions si insouciants. Puis les années passèrent et nous décidèrent de nous marier. Ce fut une cérémonie rapide. Nous n'aimions pas passer trop de temps dans les temples. Tout ce qui importait, c'était la grande fête qui suivait le mariage et la nuit de noce pour les mariés! Nous avions dix-sept ans, je crois, lorsque nous nous unîmes.
Peu après, je quittai mes parents et construisit une petite maison de chaux à la sortie du village. Bizarrement, tandis que je finissais à peine de poser le chaume du toit, un énorme roncier aux longues épines noires décida de prendre pied près des murs de ma chaumière. Il prit peu à peu de l'ampleur et recouvrit rapidement près de la moitié de la maison! Je n'eu pas le courage de l'en déloger et après tout, il ne nous dérangeait pas. Il empêchait même les gens de venir rôder sous nos fenêtres. C'est grâce à ce roncier que j'héritai de mon nouveau nom: Noirépine.
Ce qui ne manquerait pas d'arriver arriva ensuite. Sephira commença à grossir, et un premier enfant arriva. Puis un second. Ector et Noelie. Mon premier fils, ma première fille. A chaque naissance, Sephira s'affaiblissait un peu plus, mais elle était forte et reprenait rapidement du poil de la bête. Je m'obstinais à faire sa part de travail aux champs, afin qu'elle ne s'affaiblisse pas davantage. J'avais tellement peur de la perdre! Mais chaque soir, quand je rentrais, exténué, elle m'accueillait à bras ouvert. Les enfants étaient déjà couchés et je pouvais m'oublier entre ses bras nus. Je crois que cette femme a été la meilleure chose qui m'ait été arrivé durant cette vie de mortel.