Stropovitch
Race: Draenei
Classe: Guerrier
Niveau: 70
Serveur: Vol'Jin
Jeu: World of Warcraft
Etat: Actif
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~~

 

Chapitre 9

 



L'après-midi j'étais seul avec Arcân.
J'appris les bases de l'escrime avec son arme fétiche, l'épée longue. Le premier jour il m'attendit à l'entrée du Hall pour le plaisir de me balancer sans crier gare une épée d'entraînement - que je reçus en pleine figure - et de rire sadiquement en me voyant tomber à la renverse. Il était recouvert d'une armure de plaques complète.
Les gardes. Les jambes flexibles, le genou légèrement plié. "Etre raide c'est être déséquilibré au premier choc. Les jambes doivent toujours être prêtes à compenser les pressions, de quelque côté qu'elles viennent". Le torse soit face à l'adversaire, soit de profil.
Donner un coup. "Si tu bouges ta lame en restant immobile, ton coup n'aura aucune force, à moins de risquer le déséquilibre ou la création d'ouvertures. Si tu frappes en faisant un pas en avant, ton coup profitera non seulement de la force de tes bras et du poids de ta lame, mais aussi du poids de ton corps. Et plus vite tu exécuteras le coup, plus tu multiplieras la puissance ajoutée par ton poids et celui de ta lame. En bref tu devras à la fois être très fort, très lourd et très rapide". Démonstration immédiate sur un mannequin grossier. Il donna d'abord un coup oblique simple en restant immobile - il entailla profondément l'épaule de bois. "Hé hé, c'est parce que c'est moi, toi tu l'égratignerais". Puis il recula d'un pas, adopta la garde de base, puis porta le même coup oblique, mais foudroyant, parfaitement synchronisé avec un pas en avant martelé sur le sol. Le mannequin fut projeté sur vingt mètres, complètement pulvérisé. "C'est pour te montrer ça que j'avais sorti l'armure. En résumé le mannequin la première fois s'est pris les vingt kilos de l'arme, point barre. La seconde fois il s'est pris dans la face mes deux cents kilos plus les quatre-vingt de l'armure plus les vingt de l'épée - en tout trois cents, sans compter la force que mes bras ont pu déployer librement et la vitesse du coup, qui ont doublé ce poids. Quand je frappe, un adversaire lambda a intérêt à esquiver. Même s'il pare, il sera projeté, déséquilibré voire désarmé". Il planta ses yeux dans les miens. "Si je vais t'enseigner l'escrime c'est pour que tu deviennes bien plus qu'un adversaire lambda. Tu vas apprendre toutes les contre-attaques et feintes à déployer contre des adversaires de ma trempe. Mais tu vas devoir faire beaucoup de sport. Un après-midi sur deux, escrime, et l'autre, musculation et gymnastique. Le jour où tu pareras un de mes coups sans tomber ou mettre un genou à terre, alors tu seras assez fort".
Je n'ai jamais réussi. Arcân était un monstre.


~~~~~~~~

Stropovitch fut immergé dans une atmosphère chaude et sèche.
Il entendit le fracas d'une bataille toute proche. Il ouvrit les yeux et sortit ses épées du fourreau.
Il était de l'autre côté. A ses pieds, des marches. Un perron monumental. La bataille se déroulait en contrebas, entre des combattants d'Azeroth et des... choses.
Des infernaux. Des démons.
Stropovitch, fasciné, regarda se mouvoir des créatures dont il n'avait jamais vu que des hologrammes dans la banque de données de l'Exodar. Trois mètres de haut, une tête en forme de crâne humain, le tronc et les membres constitués d'espèces de rocs, le tout animé de l'intérieur par une fournaise jaune qui en émane par les orifices du crâne et les articulations du corps : un monstre qu'on ne croit réel qu'après l'avoir vu.
L'assaut fut repoussé. Les forces de l'Alliance présentes étaient étonnamment peu nombreuses, et la vague d'infernaux l'avait été encore moins - quelques dizaines. Manifestement les vraies batailles d'Outreterre se passaient ailleurs. Des guerriers et paladins de diverses races s'assirent sur les marches; fourbus mais le regard animé d'une sainte détermination.
Ils croient en la justice.
Des personnes passèrent ramasser les morts, soigner les blessés, et distribuer quelque nourriture. De l'autre côté, en arrière-plan, une petite armée de démons qui ne semblait pas pressée d'en finir. Son objectif se limitait manifestement à ne pas laisser les Alliés prendre leurs aises sur les alentours de la Porte - et sans doute sur la Péninsule en général.
"Un avant-goût du reste !" dit Thiwwina avec enthousiasme. Le draeneï sursauta - il l'avait oubliée. "Des démons y en a plein partout et avec des tronches très diverses ! Y en a un peu en Azeroth mais rien ne vaut la faune de l'Outreterre ! En plus y en a c'est tes ancêtres, tu sais les Ered'ruins là - et ze te parle pas des quelques Eredars qui commandent des forces par-ci par-là - z'êtes entre cousins tu seras pas dépaysé".
Elle guetta la réaction du draeneï mais fut amèrement déçue - à peine une vague lueur de mélancolie dans le regard. "Soit t'es complètement blasé soit tu es un maître dans l'art de dissimuler tes sentiments. M'est avis que c'est la seconde mais bon, t'es pas drôle Stropo".
Je sais Thiwwina. Tu l'as déjà dit hier. J'y peux rien.
Il lui sourit. Elle rougit et dit en baissant les yeux au sol, toute gênée : "Rooooh t'es trop zentil Stropo, tu m'en veux même pas de dire des trucs presque horribles. Mais faut comprendre, tu es la première personne que z'arrive pas à énerver".
Je ne m'énerve jamais. D'aussi loin que je me souvienne, depuis ce jour funeste je ne me suis jamais énervé. La peur, la honte, la souffrance, l'impuissance, le désespoir, le doute, je connais. La colère, non. L'angoisse perpétuelle de réveiller la "chose" m'a condamné au calme.
Le guerrier fronça les sourcils.
Mais je l'ai constaté dans le repaire de Van Cleef... la peur de mourir pouvait l'éveiller. Cependant tout cela est terminé. Enfin.
Il se retourna vers la Porte. Et manqua d'en tomber sous le coup de la stupeur. De ce côté-ci elle était titanesque. Dans les vingt mètres de large et trente mètres de haut. Les statues ornant les piliers étaient semblables. Mais c'était une terrifiante et gigantesque tête de dragon - à l'air mystérieux - qui sortait du fronton.
"Il ne faut pas sous-estimer ces bestioles, ajouta soudain inopinément Thiwwina, en désignant les démons déployés au pied de la Porte. Si on tente de forcer le passage avec une énorme armée tu peux compter que des myriades de créatures maléfiques apparaîtront et ce sera la guerre. Or aucun des deux camps ne la veut, la guerre, sauf si l'un force la main à l'autre. Nous, parce qu'on sait pas encore exactement combien ils sont et comment ils sont organisés. Et eux, parce qu'ils finalisent encore les préparatifs de l'invasion - voire d'autres prozets terribles que nous n'imazinons pas. C'est pour ça qu'on s'envole un par un pour Sattrath avec les griffons qui sont en retrait sur la gausse du perron là-bas. L'ennemi peut quasiment rien faire contre ça, même pas estimer vraiment notre nombre, et pis Sattrath c'est de loin la ville la plus grande et la plus sûre pour nous et nos copains de la Horde. C'est de là-bas qu'on fait tout tu verras. Allez zou on va au griffon. Stropo ?" Elle leva les yeux vers lui. Le draeneï, immobile, regardait.
Derrière les deux armées la Péninsule des Flammes infernales, telle qu'on l'appelait désormais, déployait sa terre rouge et aride, dans un relief brisé comme une coquille d'oeuf grossièrement aplatie. Ce spectacle émouvait beaucoup Stropovitch, bien qu'il s'y fût préparé. Cette étendue désolée était son pays natal, il le savait, il était prévenu. Son beau pays, autrefois une vallée riante et verdoyante. Il n'y verrait plus un brin d'herbe - il leva la tête - ni même un coin de ciel bleu, apparemment.
Au-dessus de lui, des planètes toutes proches faisaient comme d'énormes lunes, au milieu d'une mer d'étoiles troublée de nuées étincelantes. Le guerrier porta son regard de droite et de gauche - jadis nord et sud, mais les points cardinaux avaient-ils encore un sens ? Ses yeux s'embuèrent quand il constata que ce ciel n'était pas limité par un quelconque horizon. A bien y regarder, il était inutile de jeter un oeil à l'est, derrière la Porte : elle était à l'extrémité de la Péninsule, à quelques mètres du vide. Il n'y avait plus de mer calme et brumeuse pour border la Péninsule. Ce morceau de planète n'avait plus pour rivage que le Néant ; il y voguait même, tel un navire fantôme attendant que sa charpente pourrisse pour sombrer enfin. Stropovitch fut bouleversé. La terre et les astres et nuées du ciel unissaient leurs couleurs d'ocre rouge, mauve, beige, décor mélancolique d'une pièce héroïque et tragique où les forces d'Azeroth et des créatures maléfiques jouaient le dernier acte d'une terre à l'agonie.
Son coeur gronda. Un sentiment de détresse et d'impuissance l'oppressa, intolérable. Un frisson de rage parcourut tout son corps ; et tandis qu'une larme en coulait, la lueur de ses yeux flamboya une seconde d'une couleur rouge sang.
Thiwwina resta interdite. Il prit une grande inspiration et se dirigea enfin vers les griffons. Alors qu'il noircissait un papier à l'attention du griffonnier, la gnomette lui dit à brûle-pourpoint :
"Au fait quand ze suis arrivée dans la salle du naaru, on venait pas de te purifier d'un truc ? Zenre t'étais en robe blance et tout."
Le draeneï se figea et tourna vers elle un visage interrogateur.
Elle détourna les yeux et ajouta : "Oublie ma question. Ze sais pas pourquoi z'y ai pensé d'un coup là... cerce pas à comprendre".

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Créé le 09/07/2008 à 13:33:33 - Modifié le 09/07/2008 à 13:40:53

Chapitre 10


Darotân s'était vite fait remarquer auprès des maîtres paladins. Il avait une mémoire extraordinaire grâce à laquelle il pouvait réciter un livre en ne l'ayant lu qu'une fois. Il était également vif d'esprit, intelligent et fin dans ses analyses. Il s'appliquait consciencieusement à tout ce qu'il faisait et ne se contentait pas d'être meilleur que les autres : il aspirait à l'excellence, à la certitude que l'on ne pourrait jamais, qui que l'on soit, être meilleur que lui. Aussi avait-il tendance malgré son jeune âge - nous avons tous les deux commencé nos entraînements à l'âge de douze ans - à parler avec les maîtres d'égal à égal. Ce qui n'avait pas l'air de les déranger, tant qu'il ne virait pas à l'insolence - la frontière demeurait ténue.

Il n'eut aucun mal à suivre la voie de la Lumière. Il y semblait même prédisposé. La "grâce" d'avoir accès à elle, il n'eut jamais l'impression de l'avoir obtenue. Il l'avait eue à la naissance, aimait-il à dire.

De plus, il semblait destiné à devenir grand et vigoureux. Et il comptait bien confirmer ce pronostic. Dès le début de la seconde année, il donna le plus qu'il put pendant l'entraînement matinal d'Arcân. Il essaya de courir pendant une heure à une vitesse deux fois supérieure à celle de ses camarades ; il se lesta de poids sur diverses parties du corps pendant les exercices ; il répéta les techniques apprises une heure supplémentaire le soir avant de se coucher. Mais il n'adressa jamais ni la parole ni le moindre regard au maître guerrier.

Car Darotân était aussi le draeneï le plus orgueilleux et méprisant de tout l'Exodar. Tout individu passant à sa portée était scruté, évalué, jugé et fiché. Il avait constitué avec la population du vaisseau une espèce de pyramide. Il en était, faut-il le dire, le sommet ; puis en-dessous venaient les maîtres paladins et prêtres, avec Velen et Kalten en figures de proue. Ensuite, c'était tous les prêtres et paladins confirmés du vaisseau, dont il connaissait les noms et fréquentait une partie. En-dessous, ses camarades - apprentis paladins et prêtres bien sûr - eux-mêmes classés du plus au moins méritant - il en fréquentait vraiment seulement deux-trois.
A l'étage inférieur grouillait la méprisable populace de ceux qui ne savaient pas maîtriser la Lumière. A tous ces gens il n'adressait la parole qu'en cas d'extrême nécessité - sa mère y compris. Le reste du temps il les ignorait purement et simplement, ne faisant pas le moindre commentaire sur eux, même négatif - ç'aurait impliqué de remarquer leur existence.
En fait, il sortait de cette indifférence quand on s'approchait du fond, de la lie de la pyramide, de la fange dans laquelle nageaient deux êtres abjects, deux aberrations de toute une race. Arcân et moi.

Des Sans-Lumière, autrement dit des animaux, dont il faut s'étonner comme d'un miracle que nous soyions encore capables de composer des phrases. Il nous haïssait tous les deux de toute la haine dont est capable un jeune enfant passionné - c'est-à-dire d'une haine infinie. Notre existence lui était insoutenable. Il ne pouvait se résoudre à accorder à Arcân le respect que méritait tout maître, il ne le saluait jamais, faisait comme s'il n'était pas là. Son visage grimaçait convulsivement à chaque fois qu'il était obligé d'écouter ou d'observer le maître décrire une technique ou commander un exercice.

Darotân était déjà certain qu'il surpasserait Kalten et le Prophète lui-même dans le domaine de la Lumière. Mais cette certitude ne lui suffisait pas. Il DEVAIT être supérieur à Arcân sur le plan physique et martial. Voilà pourquoi il s'entraînait avec autant d'ardeur pendant et après son cours du matin.

Evidemment, le fait que j'aie commencé un an plus tôt que lui l'entraînement guerrier le contraria excessivement. Comme me l'avait indiqué Kalten, j'avais passé un an avec mes aînés avant de recommencer avec les élèves de mon âge. La séance du matin n'était pour moi qu'un échauffement. Darotân me voyait tous les matins courir et faire les exercices gymnastiques et martiaux avec une aisance quasi-parfaite, et il n'eut d'yeux que pour moi, que pour me copier et me surpasser. Apparemment j'étais digne qu'il me regarde, d'ailleurs - contrairement à Arcân, mes yeux brillaient comme ceux de tout draeneï, c'était mieux que rien. Et il savait que l'entraînement guerrier sérieux m'était réservé l'après-midi, pendant qu'il assistait à ses cours de paladinat. Il en crevait de rage, de ne pouvoir se dupliquer.

Cette situation ne pouvait que mal tourner. Elle tourna tard, miraculeusement. A nos seize ans. Lorsque la belle et extrêmement douée Hama, sur laquelle Darotân avait jeté son dévolu en tant que future épouse digne de lui, m'adressa un jour la parole à la fin d'une séance matinale.

 

~~

 

Shattrath la Cité de Lumière.

Lové au pied du massif montagneux qui séparait la forêt de Terokkar de la plaine de Nagrand à l'ouest et du marécage de Zangar au nord, le Sanctuaire s'annonçait de lui-même de loin, par la colonne de lumière qui jaillissait du dôme central vers les profondeurs du ciel. De même qu'O'ros du fond de son puits dans la carcasse de l'Exodar, A'dal, guide des Sha'tar (les naarus qui régissent et protègent ce lieu saint) et seigneur de la capitale, illuminait, faisait jaillir la Lumière tel le geyser de l'Espoir au milieu d'un monde dévasté.

Dévastée, la ville l'était d'ailleurs en partie.

Organisée en trois cercles concentriques, du plus petit au plus grand, le Dôme siège des Sha'tar, la Terrasse de la Lumière chapeautée par les éminences de l'Aldor et des Clairvoyants, et enfin la ville basse entourée d'une haute et épaisse muraille. C'était cette ville basse qui avait été le champ de bataille de deux guerres, la première contre la Légion, la seconde contre les forces d'Illidan, il y a peu. La vie s'était réorganisée au milieu des débris de bâtiments qui étaient trop gros pour être déblayés tout de suite. Des quantités de réfugiés de tout Draénor y vivaient et y affluaient encore, de toutes les races.

Les griffons déposèrent Stropovitch et Thiwwina sur la Terrasse. Le guerrier fut immédiatement imprégné de l'aura du lieu. C'était du désespoir distillé en foi, de la peur cristallisée en confiance, de l'incertitude tournée en solidarité. La magie des naarus.

"Stropooooooo !" L'appel suraigu et joyeux fit sursauter le draeneï. La gnomette, de l'intérieur du Dôme, lui faisait signe de venir. Tous les passants et les gardes étaient tournés vers eux, affichant surprise voire indignation. Il soupira - lui qui aimait la discrétion, il avait dû en faire le deuil avec Thiwwina.

Il trouva cette dernière en retrait dans une alcôve du dôme, en grande conversation avec un humain de bonne carrure et de maintien noble, affublé d'une armure de plaques grandiloquente, recouverte de dorures ciselées, comme celle que Darotân avait arborée à l'Exodar. "Ze te présente le gaillard en question, fit Thiwwina de sa petite voix flûtée en désignant Stropovitch. Une crème, ze te le recommande, rapide, efficace, sans scrupules. Et muet - pas possible de lui donner un poste de cef, mais rien ne transpirera de lui en cas de capture.
- Salutations l'ami, fit l'humain en souriant en tendant la main au draeneï qui considéra cette dernière avec hésitation. Je me présente, je suis le Grand Maréchal Dustin Greathand, en charge des recrutements pour l'Armée Alliée d'Outreterre."
Stropovitch n'osa refuser de lui serrer la main. Il s'étonna grandement que Thiwwina ait des amis aussi haut gradés. Décidément elle ne lui réserverait jamais que des surprises.
"Vous avez de la chance de m'avoir trouvé si vite, je passais en vitesse dans le dôme pour demander une confirmation d'objectif à A'dal, et notre amie commune m'est tombée dessus - comme à son habitude, fit-il avec un petit rire. J'aurais tendance à me fier à elle pour apprécier des individus mais j'avoue que votre handicap me laisse dubitatif..."
Le guerrier sortit de son sac, parmi les lettres de recommandation de Velen, celle qui était justement destinée au sieur Greathand. Quand le Grand Maréchal reconnut la signature, il ouvrit de grands yeux. Il lut attentivement, puis releva la tête vers le draeneï - l'air grave. "Mon ami, voilà qui ôte tout doute. Une recommandation du Prophète en personne se passe de commentaires et surpasse toute hiérarchie. Ceci dit, au risque de vous paraître brutal, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, j'allais filer à la caserne... Si vous êtes disponible tout de suite, je vous y emmène sans tarder."
Stropovitch resta pétrifié deux secondes, sidéré par la vitesse avec laquelle tout se décidait. Puis il eut un sourire triste et griffonna une note à l'attention de la gnomette, où il la remerciait pour tout et lui souhaitait bonne chance pour la conservation de son titre de championne d'arène.
Thiwwina rit haut et fort - embarrassant les deux hommes.
"Qui te parle de se quitter Stropo ? L'arène, ze te l'ai dit, ça m'a passée, ze suis la meilleure et valà, ze le sais, tout le monde le sait y a plus à discuter. Ze m'engaze avec toi, vieux ! On va faire un duo du tonnerre youhououou !!!" et elle les gratifia d'un sourire magnifique.
Ils fondirent.

 

~~

 

La caserne était située sous Shattrath. On y accédait par une grande plate-forme ascenseur au milieu d'une des ruines de la Ville Basse, proche de la sortie est de la ville.

"Ces souterrains sont reliés à divers endroits du Sanctuaire. Ils seront également un refuge idéal pour les civils en cas d'attaque d'Illidan", précisa le Grand Maréchal.

Dans les couloirs un fracas permanent d'armes et d'armures résonnait. Celui des exercices mais aussi des simples déplacements - les armures lourdes des patrouilleurs. Stropovitch considéra avec étonnement les contingents d'hommes croisés dans les larges couloirs, ou qu'il apercevait dans les vastes salles que le groupe dépassait. Greathand remarqua l'expression du draeneï.

"Oui, cette partie du complexe est celle des guerriers et paladins. Tout homme ou femme ici a obligation de porter en permanence une armure lourde complète. L'endurance est une des qualités premières exigées."

Il baissa la voix, qui devint à peine audible. "Il y a une très légère... ségrégation ici... enfin très légère... ça dépendra de l'importance que vous y accorderez. Tous les officiers en charge du secteur sont issus de l'Ordre ou de la Main - paladins, en bref."

Il les fit entrer dans un bureau grouillant de scribes et de soldats. Un messager en sueur l'y accueillit. "Ah, mon Maréchal, dit-il, essoufflé, vous êtes attendu de toute urgence au QG stratégique, pour l'opération de ce soir.
- Je sais bien mon ami, va leur dire que j'arrive.
- Oui mon Maréchal."
Le messager se rua dans les couloirs.
Greathand maugréa. "Bon, on va accélérer." Suivi par les deux autres, il s'avança dans la foule - qui s'écarta, par égard à son rang. Il ordonna au scribe de sortir deux registres d'enrôlement dans les unités d'élite, et lui commanda, pour le premier, de prendre sous la dictée les informations à y inscrire de la bouche de Thiwwina - âge, provenance, parents, études et carrière, relations diverses. "Signes particuliers ?
- Oh ça ! Qu'ai-ze de particulier ? Bah ze suis la meilleure combattante que l'univers ait zamais connue, et la plus mignonne aussi, mais ça vous l'aurez remarquée" - réponse assortie de son plus beau sourire provocateur. Le scribe rougit mais indiqua "aucun".
Pendant ce temps Stropovitch remplissait lui-même le sien. Quand il arriva au nom de sa ville de naissance et celui de ses parents, il s'assombrit et hésita. Ce registre "faisait comme si" le draeneï avait encore un passé, et qu'il était résumable en quelques mots placés l'un sous l'autre. Non mais de quoi je me mêle ? Ce ne sont pas les affaires de l'armée. Il écrivit "inconnu" partout. Signe particulier : Muet. Et qui n'aime pas les questions.

Un autre scribe, le sourcil froncé, se fit un devoir de protester. "Ces deux personnes ne sont pas passées par la visite médicale, ni par les casernes d'entraînement, ni par le test d'aptitudes. De plus la demoiselle ne relève pas de ce secteur.
- Vous faites bien de me le rappeler, répondit Greathand. Validez-moi ces registres et accompagnez-la jusqu'à son secteur, vous serez bien brave.
- Mais...
- C'est un ordre.
- Oui mon Maréchal".
Un nouveau messager entra en trombe. "Mon Maréchal, un émissaire de Lune-d'Argent souhaiterait vous voir le plus tôt possible. Je l'ai laissé dans vos quartiers. Et je vous rappelle que le Lieutenant-capitaine Strongleg a sollicité une entrevue hier, il attend toujours.
- Mon Maréchal ! s'exclama un secrétaire en entrant également, un homme du QG logistique est venu chercher la liste des ressources demandées par le secteur pour le prochain mois, liste que vous n'avez pas fini d'établir. Et il y a un elfe de sang dans votre bureau, ajouta-t-il avec un air de dégoût.
- Oui, c'est l'émissaire dont je parlais, répondit le premier messager.
- Mon Maréchal, le QG stratégique vous fait savoir son impatience exacerbée", en rajouta un autre.

Greathand se tourna vers Thiwwina et Stropovitch. "Bon eh bien je vous laisse, et bonne chance."
Il repartit calmement, escorté par les messagers et le scribe tatillon, et par Thiwwina guillerette, qui suivait le scribe. Les voix résonnèrent longtemps dans le couloir.
"Mon Maréchal, sauf votre respect, ça risque d'être considéré comme une erreur militaire de faire enrôler de force dans une unité d'élite un guerrier muet sans passé... passible d'une enquête...
- Que fais-je pour l'homme du QG logistique mon Maréchal ? Je lui dis de repasser quand ? Et je suis censé faire quoi avec l'elfe ? Lui servir le thé ? Lui faire la conversation ? Misère...
- Je me permets mon Maréchal de vous suggérer de préparer une excuse irrécusable pour expliquer votre retard au QG stratégique, le déclenchement de l'opération est imminent...
- Strongleg est nain, mon Maréchal, et tel que je le connais, si je ne lui donne pas de réponse il viendra vous attendre lui-même dans votre bureau pour votre entrevue, et de sale humeur qui plus est.
- Oh non ! mais alors il va se retrouver en présence de l'elfe ! Et je vais faire quoi pour gérer ça moi ? Je suis trop jeune pour mourir pitié mon Maréchal."

 

~~

 

Stropovitch mit une bonne heure à trouver son dortoir. Les couloirs s'enchevêtraient sans fin, et il n'osait tendre des papiers aux gens croisés pour leur demander son chemin.

Le dortoir était vaste, une cinquantaine de lits - superposés, chacun jouxté d'une armoire. Stropovitch repéra vers le fond une armoire vide et s'attribua un lit adjacent.

Il y fut seul pendant une heure. Il en profita pour rédiger quelques pages de journal.

Enfin son nouveau régiment envahit le lieu - une quarantaine d'hommes. La journée était finie. Ils étaient déjà au courant qu'il y avait un nouveau, muet, et pistonné avec ça - les nouvelles vont vite. Mais ils étaient sympathiques, pour la plupart, ils vinrent lui serrer la main et se présenter, voire lâchèrent quelques phrases de bienvenue et d'encouragement. Mais ils étaient fatigués et se préparèrent rapidement pour se coucher. Le Maréchal en charge des régiments d'élite vint également deux minutes après.

Darotân.

"Comme on se retrouve !" s'exclama-t-il, au grand étonnement des présents. Le guerrier se leva. Darotân vint se mettre face à lui, les mains dans le dos. "Tu t'es bien débrouillé, pour te retrouver là, je ne sais pas ce que tu as fait au Vieux mais c'est sûrement à lui qu'on doit ça." Le Vieux ? Oserait-il appeler ainsi le Prophète ? Stropovitch commençait déjà à trembler de rage.
"Enfin bref, tant que tu n'as pas prouvé ton incompétence, je ne peux rien faire contre cette regrettable erreur. Il faudra que je suggère au prochain congrès d'officiers de revoir à la baisse l'influence des lettres de recommandation. Ceci dit, dans ton cas, ce sera vite réglé". Il sourit. "Il n'y a aucune chance qu'un guerrier miteux qui n'a jamais connu que de misérables bandits de grand chemin ressorte vivant des combats menés par l'unité d'élite."
Il fit une pause, le temps de bien laisser le public assimiler ses paroles.
"Stropovitch, tu ne connais rien des dangers de l'Outreterre. Tu n'as aucune idée de la puissance de nos ennemis. Le premier naga de Vashj, astromancien de Kael'Thas, démon de la Légion ou gangr'orc d'Illidan t'enverra rejoindre tes parents." Il sortit le registre. "Quel était leur nom déjà... ah oui, "inconnu". Tu es assez intelligent pour comprendre qu'ils n'étaient pas dignes qu'on se souvienne d'eux. Troublant."
Soudain quelque chose oppressa l'esprit de Darotân, comme un germe d'angoisse. Il leva les yeux du registre et rencontra ceux de Stropovitch.
Ils étaient rouge sang. Et son regard était terrible. Un regard de haine noire.
L'air semblait onduler autour du guerrier. L'assemblée s'éberlua. Des mains se posèrent sur des poignées d'épée. Des graviers à ses pieds vibrèrent, dans un cliquetis macabre.
Darotân eut peur. Mais il ne devait pas le laisser paraître. Pas devant ses hommes. "Tu as le droit de te mettre en colère, dit-il d'une voix soudain plate, mais pas de regarder un supérieur ainsi, soldat Stropovitch. Si tu veux écourter ta carrière militaire immédiatement, c'est le bon moyen."
Le guerrier ne broncha pas. Au contraire, des veines noires apparurent à ses tempes. La dalle sur laquelle il se dressait siffla en se fendillant. Le registre que tenait Darotân se gondola. L'atmosphère de la pièce devint étouffante. Des gouttes de sueur perlèrent aux fronts.

"Mettez-moi ça aux fers", commanda faiblement Darotân.

Personne ne bougea.

Le paladin sentit ses jambes et ses mains trembler. Il fit un effort surhumain pour se maîtriser. "Tu as de la chance que je n'aie pas d'arme, Stropovitch, sinon je me serais occupé moi-même de t'apprendre l'humilité face à ton supérieur. Et heureusement pour toi, je ne suis pas ton supérieur direct. Tu feras la connaissance de ton chef de régiment demain. Je l'aurai évidemment bien disposé à ton égard d'ici là. Nous deux, nous ne nous reverrons pas beaucoup ; vu l'admirable carrière accomplie indiquée dans ton registre - nulle - et ton expérience générale de la guerre - nulle également -, je dirais même que la prochaine fois qu'on se verra, ce sera pour tes funérailles militaires." Il fit un nouvel effort terrible pour détourner son regard de celui de Stropovitch, et pour se diriger vers la porte. Il ne put réprimer une grimace. Il devait marcher lentement pour que son pas reste assuré. Son esprit se brouillait tant la haine que le regard du guerrier faisait peser sur lui était immense.

Il parvint enfin à la sortie, le visage ruisselant de sueur. Il s'épongea en disant faiblement : "Il fait chaud ici... Je ferai inspecter l'aération..." Et il referma la porte.

Il manqua de s'effondrer au sol dans le couloir. Il continua de son pas extrêmement lent vers ses quartiers. Il ne s'expliquait pas ce qui s'était passé. "Que m'arrive-t-il, pensait-il, opprimer ainsi l'âme de son adversaire, seuls des démons en sont capables, et encore, j'ai toujours montré une force d'âme invincible face à eux. Je n'avais jamais ressenti ça. Cela me rappelle ces rumeurs qui circulaient sur lui dans le temps... Mais elles semblaient infondées, il y avait juste cet... intérêt que lui portaient tous les maîtres et le Prophète, ils lui avaient donné un précepteur, lui parlaient gentiment, prenaient de ses nouvelles. Au final, aurait-il réellement un pouvoir secret ? Serait-il capable de me..."
Non. Non, Darotân ne pouvait pas trouver d'adversaire à sa mesure. Darotân était l'invaincu. S'il n'y avait des hordes d'ennemis à traverser d'abord, si tout ne pouvait s'arranger qu'en duels, Darotân aurait déjà défié seul tous les seigneurs ennemis. Il ne pouvait admettre avoir un rival. C'était un fait, Stropovitch avait une force d'âme. Si lui, Darotân, s'était laissé affaiblir, c'était qu'il n'était pas préparé, voilà tout, il s'était laissé prendre au dépourvu. En traître, en embuscade. N'empêche qu'il était parti la queue entre les jambes.
"J'aurai ma revanche, Stropovitch, se jura-t-il, plein de rage. Je l'aurai."
Pour le coup, il retrouva l'entier contrôle de son corps et c'est de son pas habituel - noble, conquérant - qu'il arriva dans ses quartiers.

Dans le dortoir de Stropovitch, le guerrier était resté quelques minutes encore debout, à suivre du regard Darotân à travers les murs comme s'il le voyait encore. Puis l'incandescence de ses yeux faiblit, et il se rassit, comme saisi de remords. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait de nouveau manifesté les symptômes ; mais il s'en voulait de ne pas réussir à se maîtriser en présence de Darotân.
L'assemblée restait silencieuse. Un des soldats détendit cependant l'atmosphère en apostrophant le draeneï. "Hey, tu sais, on se donne des surnoms ici. Je crois que j'ai déjà trouvé le tien : le Barge." Et il rit. Beaucoup avec lui rirent ou sourirent. Même Stropovitch eut un sourire, un peu triste cependant.
"Va pour le Barge, acquiesca un autre. J'ai hâte de te voir à l'oeuvre, vieux, fit-il au guerrier.
- Ouais, moi aussi, ajouta un autre.
- Tout pareil.
- Idem, et si tu le permets, j'assurerai tes arrières, dit un humain. Je m'appelle Joannes Bluemill, alias le Branleur. Je suis paladin spécialisé dans le soutien. On m'a donné ce surnom parce que je reste en arrière dans les combats".
Il lui tendit la main. Il avait un visage de garçon de bonne famille élevé au grain, blond, les yeux bleu clair, et le regard exprimant bonté, fermeté, force d'âme - le soutien incarné.
Stropovitch hocha la tête et se força à serrer la main tendue. Il faudrait qu'il s'y fasse, finalement, à cette coutume.

Ils achevèrent de s'alléger de leurs armures et sortirent se laver dans la rivière souterraine attenante aux dortoirs, dans une salle aménagée. Stropovitch les imita.

 

~~

 

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Créé le 09/07/2008 à 13:46:58 - Pas de modification

Chapitre 11

 



Darotân ne fréquentait vraiment que trois de ses camarades, qui étaient, bien entendu, loin d'être aussi excellents que lui, mais qui se démarquaient nettement du lot. Il y avait d'abord Runuur, un solide gaillard à l'air sombre, orphelin comme moi. Il ne parlait que rarement, et peu. Il avait toujours l'air de méditer sur des sujets graves. Il suivait toujours Darotân comme distraitement, en l'écoutant sans répondre. Darotân semblait l'estimer un peu. Ensuite, il y avait Nuraam, un type vif, nerveux, qui faisait preuve à l'égard de Darotân d'une admiration et d'un dévouement sans bornes. Il buvait ses paroles et ne savait qu'acquiescer. D'ailleurs il se tenait toujours étrangement penché quand il marchait à côté de lui, comme pour se diminuer, comme s'il était tenu en laisse.

Et puis il y avait Hama.

Quand elle avait fait son entrée dans la classe la première année, tous, élèves comme enseignants, s'étaient émerveillés de sa petite figure d'ange, de l'éclat immaculé de ses yeux, de la perfection de ses traits. Sauf Darotân, qui ne commence à regarder une personne que lorsqu'elle s'est illustrée. Or Hama était un petit bijou de finesse et d'intelligence. Donc l'orgueilleux finit par poser les yeux sur elle. Et décidé quelque temps plus tard, alors qu'il n'était qu'un enfant, qu'elle serait sa femme.
Il n'en cacha rien bien sûr. Les enseignants et les parents s'étonnèrent de la précocité de la résolution, mais s'en attendrirent aussi. La jeune Hama, elle, n'était pas encore éveillée aux sentiments amoureux. Tout ce qu'elle vit, ce fut ses parents et l'ensemble des adultes s'émerveiller de ce qu'ils feraient le plus beau couple du vaisseau. Car évidemment, Darotân était déjà connu de tous, et était communément reconnu comme un héros en éclosion, une future légende, un champion promis de la Lumière. Comme elle voyait que cela enchantait tout le monde, la petite Hama joua la fiancée avec plaisir. De toute façon, la compagnie de Darotân n'était pas désagréable. Sa conversation était d'un niveau remarquablement élevé pour son âge. Ils débattaient souvent ensemble de ce qu'ils lisaient dans les livres.

Mais Hama grandit. Je la vis - tous la virent - s'épanouir comme une fleur tropicale. Ses jambes s'allongèrent, très légèrement arquées, les cuisses finement dessinées par les exercices matinaux. Sa peau se teinta d'un bleu marine de velours - donnant une irrésistible envie de la toucher, de la caresser. Son dos se cambra délicieusement, mettant insolemment en valeur ses seins, qui se gorgèrent généreusement au fil des mois. Ses traits demeurèrent divins, d'un ovale parfait, et ses yeux conservèrent leur éclat d'une pureté remarquable - ses grands yeux, qui lui donnaient un air ingénu absolument craquant.
Elle ne se rendit pas compte du changement d'atmosphère qu'une telle explosion de beauté engendra. Avant, tous les autres garçons étaient déjà jaloux, certes, mais comme sont jaloux des enfants. Ils pouffaient même souvent en voyant Darotân se pavaner avec sa promise. Mais en ce début de cinquième année, c'était différent. Le futur époux sentait l'air vrombir d'hormones et de frustrations autour de leur couple. Il devint nerveux, anxieux. Il surveilla les moindres faits et gestes de chacun - ainsi que ceux d'Hama. De son côté, elle ne perçut pas cette lutte silencieuse de mâles en rut.

C'est donc tout à fait innocemment qu'elle vint m'adresser la parole ce matin-là, à l'issue de l'exercice.

Et avant qu'elle ne prononce le premier mot, je vis, derrière elle, l'air de Darotân.

Il était comme en état de choc. Il ne pouvait pas croire que c'était moi qu'il voyait en présence d'Hama. Il pouvait craindre n'importe qui, sauf moi, le muet, le Sans-Lumière. Jusqu'à ce moment précis dans l'horizon de ses rivaux je n'existais pas, il ne m'avait même pas accordé le statut de futur mâle reproducteur. J'étais une "chose" informe et dégoûtante, c'est tout.
Sauf qu'Hama m'avait vu, elle. Et qu'il était peut-être temps qu'elle se rende compte de certaines choses.
"Comme d'habitude, pas une seule goutte de sueur, hein", fit-elle en me détaillant. L'entraînement matinal ne me fatiguait guère en effet, il m'échauffait tout juste. Mes vêtements étaient tout juste moites. Ses yeux s'attardèrent un peu sur ma chemise puis elle dit : "Kalten est en repos en ce moment, en convalescence suite à une maladie vite guérie mais qui l'a vidé de ses forces". Je levai un sourcil. "Je me demandais si je pouvais en profiter pour assister à ton cours cet après-midi... par curiosité". Je levai le second et lui fis un signe de tête vers Arcân, pour lui conseiller d'aller demander la permission directement au maître. "Mais il me fait peur..." avoua-t-elle avec un air craintif et une petite voix - craquante. Je sus me contenir, alors que je ne l'avais jamais eue aussi près de moi. Je lui fis un sourire rassurant et fis un geste du bras pour l'encourager à me suivre. Elle hésita et m'emboîta le pas.
Arcân rangeait quelques affaires. Il observa avec étonnement Hama bredouiller laborieusement sa demande, les yeux rivés au sol. Quand elle eut enfin réussi il baissa brusquement la tête vers elle - ce qui la fit sursauter et bondir en arrière. Il se tourna vers moi et me demanda avec un air faussement étonné : "Tiens c'est drôle, apparemment je fais peur". Puis il se redressa et fit retentir un rire éclatant dans le Hall. "Ah la la, dit-il, hilare, évidemment que tu peux venir voir". Il ajouta sérieusement : "Moi je ne fais pas dans les petits papiers et les petits mystères de bibliothèque. Mon enseignement, il est fait pour être vu. Regarde ce gaillard là, s'exclama-t-il en me gratifiant d'une bourrade qui manqua de me faire tomber, regarde ces muscles là, c'est moi qui les ai forgés, c'est la moitié de mon enseignement, ça se voit bien non ?" Hama acquiesca timidement, détournant son regard de moi en rougissant quelque peu. Je ne savais plus où me mettre. "Quant à la seconde moitié, rien de plus simple !" Il ouvrit une malle non débarrassée de la veille et vida son contenu sur le sol : un mannequin pulvérisé. "Voilà ! En un coup ! C'est ça mes secrets, secrets de polichinelle hein ? Quand les gens voudront voir mon enseignement, ils auront qu'à regarder la carrure de mon élève et les cadavres déchiquetés qu'il sèmera sur son chemin ! Une belle bête, mon Stropo, hein ?" Il criait. "Je suis pas un maître, moi, je suis un éleveur de bêtes, c'est pas du fin, c'est pas du pinailleur du dimanche, c'est pas du philosophe ou du moraliste, ah ça non ma p'tite dame, c'est de la bonne grosse brutasse élevée au grain, rapide, efficace, silencieuse..." Il aperçut Darotân qui fumait de rage à l'entrée du Hall. Il conclut sa phrase d'un air goguenard en fixant le paladin : "...en bref un vrai mec quoi". Et il reprit le rangement de ses affaires en sifflotant.

Hama en profita pour déguerpir et revenir, hilare, vers Darotân. Lequel l'accueillit froidement et lui dit d'un ton sec - si claquant que je l'entendis : "Tu n'iras pas.
- Pourquoi ?
- Parce que tu n'iras pas !" cria-t-il.
Arcân fronça les sourcils et se redressa de toute sa stature en lançant un regard sans équivoque à Darotân : s'il haussait le ton une seconde fois sur Hama, il lui apprendrait la galanterie.
Le paladin frémit de rage. "Viens", lâcha-t-il. Il empoigna le bras d'Hama et l'emmena avec lui.

L'après-midi, elle ne vint pas.

A partir du lendemain, ce fut la guerre.

 

~~

 

L'unité d'élite était en fait constituée d'environ deux cents hommes, une vraie petite armée. Mais les différents secteurs ne se réunissaient que pour les opérations ; le reste du temps, les différents corps de disciplines s'entraînaient et dormaient chacun de son côté.

Stropovitch fit en effet le lendemain la connaissance de son chef de régiment, le Lieutenant-capitaine Mourghold Strongleg lui-même. C'était un nain à longue barbe grise tressée, au maintien aristocratique, à l'oeil sévère. Il se contenta d'abord de saluer le draeneï et de lui souhaiter la bienvenue de sa voix rauque. Puis il fronça le sourcil et s'approcha de lui. Il inspecta son armure. "Du cuir revêtu de maille, hein. Ecoute le bleu, j'comprends qu'tu sois à l'aise là-d'dans mais t'as intérêt à me chercher illico presto une tenue réglementaire - une vraie armure ! Tu veux qu'j'te dise pourquoi ?" Il le fixa d'un air grave. "Au premier coup qu'tu t'prendras d'un gangr'orc, tu comprendras. Sois déjà content que j'te laisse garder tes épées. Allez file".

Trouver une armure à sa taille ne prit que quelques minutes. Même pour un draeneï son gabarit était plutôt hors normes. Mais ils avaient en réserve de quoi le vêtir. Chemise et pantalon de coton pour le confort, armure de cuir à enfiler par-dessus, laquelle accueillait sur elle une cotte de mailles d'adamantite. Et encore par-dessus, à attacher par une batterie de sangles, c'était de la plaque simple, très épaisse, d'un blanc crème à reflets verdâtres - un de ces métaux étranges de la Draénor corrompue d'aujourd'hui. Il ramena le tout dans le dortoir. Il eut un peu de mal à tout enfiler, n'ayant plus l'habitude de ce genre d'équipement - l'époque d'Arcân était loin.

Le matin, il s'agissait juste d'exercices visant à maintenir les hommes en condition. Joannes accueillit Stropovitch et lui montra en quoi consistait chacun. Il était bien sympathique. Le guerrier en profita pour retrouver les sensations de son entraînement avec Arcân. Il ne serait jamais aussi rapide que sans plaque, mais il avait une force physique suffisante pour ne pas en être handicapé. Joannes l'observa de temps en temps, avec un air approbateur - Stropovitch en déduisit qu'il ne déméritait pas.

A la fin de la matinée Strongleg apparut, armé de pied en cap, avec masse une main et bouclier plus grand que lui. Il fit signe au régiment de libérer le centre de la salle. Il cherchait quelqu'un du regard. "Soldat Stropovitch, maintenant qu't'es bien échauffé, viens m'montrer c'que tu sais faire". Le draeneï s'avança. "Montre-moi comment tu t'y prendrais pour me tuer, là. Et fais pas semblant, c't'un vrai combat". Le guerrier n'avait pas l'intention de faire le dégonflé. Taper sur son maître ou sur son chef, ça revenait au même. Arcân lui avait appris à se battre contre lui sans se retenir.

Il dégaina ses épées et avança d'un bon pas au centre de la salle. Tout en marchant il analysa l'adversaire. Le nain devait lui arriver à la taille. Il était en armure complète, casque inclus. Avec un bouclier énorme et épais. Une boule de métal. Une carapace impénétrable.

Rien de plus facile.

Le draeneï ne s'arrêta pas et rengaina sa lame droite. Le nain en fut presque surpris ; il tenta de lui balancer un grand coup de masse dans les jambes - comme prévu. Stropovitch para de la lame qui lui restait dans la main gauche, et de l'autre asséna un terrible coup de poing sur l'avant-bras du nain - qui en lâcha son arme - et enchaîna avec un coup d'épaule direct, qui rencontra le bouclier - parfait. Mais le draeneï y avait mis tout son poids et sa force : le nain recula de deux mètres et en tomba sur les fesses. Le guerrier aussitôt passa sa lame en main droite et saisit de la gauche le bouclier par le bord supérieur, et le tira sauvagement de côté - le nain ne le lâcha pas, mais en tirant ainsi Stropovitch eut accès à la cuirasse, qu'il gratifia d'un coup de sabot droit magistral - le nain recula encore de deux mètres, et cette fois le bouclier resta dans la main du draeneï, qui le balança. Il est temps de conclure. Avant que le lieutenant puisse se relever, il se rua sur lui, lui choppa le bras droit, le tira à lui et appliqua la pointe de sa lame sur un endroit du corps qu'il est impossible de recouvrir de plaque si l'on veut encore bouger le bras - l'aisselle. Son épée était bien dans l'axe du coeur. Il suffisait d'un coup sec pour trancher net la maille et plonger dans la poitrine du nain.

L'assemblée était admirative.

Stropovitch rengaina et alla tranquillement ramasser la masse et le bouclier, qu'il rapporta au chef. Ce dernier se releva, encore un peu sous le choc, le souffle court. Il reprit ses esprits, et commenta : "Bien bien, t'hésites pas, tu sais quoi faire, t'es pas un rigolo, t'es rapide, y a de l'idée et un souci d'efficacité dans ta façon d'te battre, mais ton meilleur atout reste cette force physique infernale, y a pas à chier, rarement vu ça. Tu es digne de faire partie de mon régiment". Il ajouta avec un sourire : "Mais c'était un test hein, va pas croire que tu m'exploserais aussi facilement si je te montrais ce qu'un paladin sait faire". Stropovitch hocha la tête avec respect - je m'en doute bien. "C'est juste que ça s'rait pas très utile pour cet après-midi puisque nous allons raser un camp de gangr'orcs et que ces bestioles-là, la Lumière ça connaît pas. Y en a qui s'prennent pour des démonistes, et à part ça y a qu'des brutes ; mais bon parfois, des brutes en plaque. Allez rompez. Soyez prêts à 13 heures." Il sortit.

Aussitôt la porte refermée des applaudissements et des "Bravo !" fusèrent. Les doutes étaient levés. Ils avaient tous compris que Stropovitch n'était pas là par hasard. Beaucoup vinrent lui serrer la main. On lui bourra amicalement l'épaule. On lui offrit à boire. On commenta le combat, l'originalité, la rapidité et la force du Barge. On manifesta de l'impatience de combattre à ses côtés.

Stropovitch s'était intégré.

Ils mangèrent en se préparant mentalement au massacre de l'après-midi.

 

~~

 

Les deux cents hommes du corps d'élite se réunirent à l'extérieur de Shattrath, en début d'après-midi. Toutes les disciplines y étaient représentées. Stropovitch retrouva avec plaisir Thiwwina, qui l'accueillit en criant de joie. "Tu m'as manquéééééééééééé !!!"

Les camarades du draeneï la considérèrent avec surprise. "Alors c'est elle ?", entendait-on chuchoter. La rumeur disait que la championne d'arène en titre s'était enrolée.

Thiwwina fit signe au guerrier de se baisser. Il s'exécuta. Elle lui dit tout bas : "De ce que z'ai entendu c'est zuste des ruines qu'on va vider avec que des gangr'orcs de bas étaze dedans, on pourrait tous se les faire rien que nous deux". Stropovitch la regarda en levant un sourcil d'un demi-millimètre. "En fait mon plan c'est zustement qu'on se les fasse à deux".

Il s'éberlua. "Ben vi on s'éclipse discrètement, on rase tout et on accueille les troupes à leur arrivée. T'en es ?" Elle le regardait en jubilant de son plan, des étincelles dans les yeux.

Le draeneï prit un air amusé et griffonna une page de cahier, qu'il lui tendit. "Au fond tu penses même pouvoir tout raser toute seule, mais tu te cherches un complice, c'est ça ?" Elle releva le nez du papier et lui sourit de toutes ses dents. "Z'avoue. Tu m'en veux ?" Il lui fit signe que non, hilare.

Les deux cents autres soldats les observaient avec grande perplexité.

Strongleg arriva en s'annonçant de lui-même par sa voix détonante. "Bon la bande de ramollis, aujourd'hui on commence toute une campagne cont'les gangr'orcs et vous en êtes le fer de lance". Certains soldats ouvrirent de grands yeux. "En effet ! Vous savez tous qu'un orc devient un gangr'orc sous l'influence de sang d'démon. Et pas d'n'importe quel démon. Il s'agissait de Mannoroth. L'aut' là, Grom Hellmachin, l'a buté, fin de l'histoire. Mais en fait non. On a mis un moment à s'en rendre compte, parce qu'on sait pas combien il en restait sur Draénor, des gangr'orcs, mais maintenant c'est sûr, leur nombre grandit. C'était déjà pas terrible que, libérés de la domination du démon Magtheridon, ils s'retrouvent sous la coupe d'son vainqueur - Illidan - mais si en plus ce dernier a trouvé un aut'démon à saigner, là on va pas rester les bras croisés. Aujourd'hui l'objectif est d'raser des ruines pleines d'orcs du clan Bonechewer - enfin si ça a encore un sens de rappeler leur clan. Ils y récupèrent des débris d'machines de guerre. On va pas faire dans le furtif, hein, c'est pas loin. On y va, on encercle, on tue tout et on repart. Pour ceux qui connaissent pas encore ces bestioles, ça vous permettra d'faire connaissance. Allez zou".

Ils marchèrent deux petites heures. Strongleg fit signe à un moment de s'arrêter. Il divisa la troupe en quatre groupes où les représentants des différentes disciplines étaient bien répartis. Il rappela le mot d'ordre : ne laisser aucun orc s'enfuir. Puis il demanda à des éclaireurs de faire contourner les ruines par trois des groupes pour les placer à l'est, à l'ouest et au sud du camp. Le groupe de Stropovitch patienta, le temps que les éclaireurs confirment que tout le monde était en position.

Le draeneï, en retrait, en profita pour regarder les membres de son groupe. L'un d'eux surtout. Un elfe de la nuit qui avait l'équipement et l'allure d'un assassin, un de ces êtres spécialisés dans les opérations furtives - il n'était pas dans son élément et ça se voyait à son expression. Mais ce qui intéressait surtout Stropovitch, c'était son pansement au flanc, sanglé de bandages. Exactement là où il avait blessé son fameux voleur, à Rempart-du-Néant.
L'elfe sentit le regard du guerrier et tourna la tête. Leurs regards se croisèrent une demi-seconde, puis l'assassin détourna les yeux.
Stropovitch sourit. C'est lui.

Des fusées s'élevèrent dans le ciel pour confirmer les positions. Strongleg en alluma une autre pour donner le signal de l'attaque.

Stropovitch courut. Ce n'était pas pour le "plan" de Thiwwina, ce fut un élan soudain, une exaltation. Il dépassa tous ses camarades et pénétra en trombe dans la clairière.
Des orcs à la peau et aux yeux rouge vif. De longues pointes le long de la colonne vertébrale et sur le dos de la main. Juste devant, là, une dizaine d'entre eux démontait un engin de siège. Ils étaient torse nu. Juste bons à se faire hacher.
Le guerrier fondit sur eux, et fit entrer une épée en oblique dans le crâne du premier.
Elle n'alla pas bien loin. Le cuir était si épais que la lame avait perdu toute sa force à le trancher et était restée encastrée dans la boîte cranienne.
Stropovitch fit un bond en arrière, abandonnant son arme, pour éviter le coup de poing qu'allait lui décocher l'orc en retour. Les dix bêtes grognèrent. Leurs yeux s'allumèrent. Une sentinelle arrivait à la rescousse en criant l'alerte.

En effet, c'est plus coriace que prévu.

Mais au moment où les orcs allaient se ruer sur lui, leurs pieds furent gelés au sol. Thiwwina venait de se téléporter à côté de Stropovitch. "Faut se réveiller mon grand, dit-elle de sa voix fluette en transformant en tortue la sentinelle. T'as quand même pas l'intention de me laisser la place de star de la zournée ?" Elle lui décocha un grand sourire étincelant, tandis que, sans avoir l'air d'y regarder, elle enveloppait les dix orcs d'une chape de froid. Frigorifiés, ils n'arrivaient même plus à mettre un pied devant l'autre. "Zoupla c'est parti !!! Et de dix brossettes d'orc, dix !" A un rythme dément, elle se mit à faire apparaître dans ses mains des javelots de glace qu'elle balançait avant même qu'ils soient complètement formés. Transpercés de part en part, un moment hébétés, les orcs s'abattirent tous d'un bloc avec de faibles gémissements.

"Trop facile", conclut-elle en infligeant le même sort à la sentinelle.

Stropovitch, blessé dans son orgueil, alla retirer son arme du crâne gelé de l'orc. Des clameurs retentissaient dans les ruines. Les orcs s'armaient, préparaient une défense. Dans son dos, le guerrier entendit le reste du groupe pénétrer dans la clairière.

Soudain, des centaines de gangr'orcs sortirent des ruines et se ruèrent dans leur direction en hurlant. Toute la forêt en retentit.

Stropovitch entendit Strongleg crier : "Bon, ça c'était pas prévu, le nombre, et qu'ils nous fassent le coup de la charge. Tenez bon jusqu'à ce que les autres groupes rejoignent la mêlée."

 

~~

 

Le choc fut terrible. Les orcs tranchèrent dans le tas, mordirent, hurlèrent. En retour, des masses écrasèrent les crânes, des sorts carbonisèrent, gelèrent, empoisonnèrent, foudroyèrent, corrompirent.

Le cuir est épais, mes coups doivent être appropriés. Stropovitch ne frappa plus du tranchant ; il pointait sa lame et la faisait entrer d'un coup sec dans la chair. C'est ainsi qu'il entama sa danse macabre. Avec une rapidité en théorie impossible à atteindre vêtu de plaque.

Celui-là me porte un coup oblique, épée courte, main droite - basique. Je pare, pointe, ma lame plonge dans le coeur, les os du thorax craquent. C'est de la viande solide comme du roc. Mon poignet fatiguera vite. Un grand coup horizontal de hache à deux mains - je me jette à genoux, me renverse en arrière - le tranchant me frôle le nez - aussitôt qu'il passe, je me redresse - dans la fin du mouvement, il a le bras droit le long de la poitrine - pas grave, gorge offerte - gorge ouverte. J'entends le reste de mon groupe moissonner derrière. Je roule de côté pour éviter un autre coup. Je me retrouve dans leurs jambes. Je tranche quelques tendons. Cris de souffrance aigüe. Me redresse. Un orc lève les bras pour abattre sur moi une grande épée. J'arrête son geste en bloquant ses poignets au-dessus de sa tête du tranchant de ma lame gauche ; de la pointe de la droite lui crève les deux yeux ; il ouvre la bouche pour crier ; lui enfonce la lame dans la bouche, traverse le palais, un moulinet dans le cerveau, mort. Deux derrière lui, qui frappent en même temps. Me jette au sol la tête en avant, roulade entre les deux. Leurs lames se sont abattues. Une demi-seconde de répit avant qu'ils ne les relèvent. Je pointe et enfonce ma lame droite dans le dos de l'un, à l'endroit du coeur - l'autre se tourne et frappe à nouveau - j'abandonne mon arme - la retirer d'une viande pareille prend bien deux secondes, pas le temps - pare de la lame gauche, lui balance mon poing dans la figure, ça lui pète le nez. Le temps qu'il s'en remette, je retire ma lame, un bond en arrière pour éviter le coup d'un nouveau participant, lui tranche l'intérieur du coude au passage - la chair y est plus tendre - il râle, baissé, le sang coule en quantité - je lui balance un bon coup de sabot dans la tête - je reviens sur le précédent, me jette à genoux pour esquiver son coup horizontal, lui enfonce en les croisant mes deux lames en plein dans le bide - les écarte - m'entends crier sous l'effort - l'éventre complètement. Du sang épais et bouillonnant gicle sur moi et se répand en flots à terre. Derrière moi, les soldats de Strongleg décime les lignes ennemies. Je conserve mon avance. Je traverse. En égorge, en étripe, tranche, transperce, empale. Mes poignets fatiguent. Là je pare une grande lame de mes épées croisées, en accueillant le tranchant au croisement de mes armes ; l'orc appuie de toute sa force pour me mettre à genoux ; il me sous-estime ; je tiens bon, peux même lever une jambe et lui balancer un coup de sabot sur le genou gauche. Bien administré, ça pète l'articulation. Il s'effondre en beuglant, une jambe pliée à l'envers. Enfin je suis passé. Je vois le chef derrière, qui gueule, qui hurle des sons inarticulés. Il me voit. Il empoigne une gigantesque hache, l'abat sur moi de toute sa rage. Je ne pourrai jamais parer ça à une main ; je croise encore mes lames pour parer avec les deux ; mais je n'ai vraiment plus de poignets ; il réussit, lui, à me faire mettre genou à terre ; mes bras tremblent ; le tranchant de la hache se rapproche de mon visage.
Mais soudain l'orc crie et s'effondre mollement. L'elfe... comment a-t-il réussi à traverser les lignes, lui ? Et à se glisser dans le dos du chef ?
Il vient m'aider à me relever. Il a un air grave. Il me dit : "Je m'appelle Farôn. C'est un honneur pour moi de faire ta connaissance".


Ce genre d'énergumène ne prend jamais la parole qu'en des circonstances importantes. Stropovitch hocha la tête avec respect et s'inclina du mieux qu'il put, malgré qu'il soit fourbu. Derrière lui le silence se fit quelques secondes, suivi de clameurs. Ils avaient gagné - et devant le draeneï les trois autres groupes arrivaient à peine.

 

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Créé le 09/07/2008 à 13:59:11 - Pas de modification

Chapitre 12



Darotân fit une grosse erreur - chose qu'il ne reconnaîtra jamais - en empêchant Hama de me voir cet après-midi-là. Ce fut le début de la dégradation de leur relation. À partir de ce jour, Hama eut une tendance grandissante à passer de longs moments pensive. Aussi bien pendant les cours qu’en-dehors, elle avait l'esprit ailleurs. Avec le recul, je pense qu'elle commençait à se rendre compte que sa relation avec Darotân n'était qu'une habitude prise. Que les sentiments qu'on leur prêtait n'avaient en fait jamais existé. Que leur projet de mariage, et leur avenir en général, que Darotân lui peignait d'un pinceau idyllique sur fond de paradis terrestre - personne ne mettait en doute que le vaisseau atteindrait une nouvelle patrie un jour, puisque les naarus le leur avaient promis -, tout cela elle ne l'avait jamais voulu que par procuration, pour faire plaisir - des rêves d'emprunt. Je ne peux dire si elle se formulait cela ainsi. Après tout, elle avait tellement tout intériorisé, c'était à ce point devenu son univers et son horizon, que ses longues rêveries se passaient sans doute de mots, et reflétaient seulement un long et difficile, plus ou moins conscient, travail intérieur.

Darotân les premières fois l'apostropha d'un ton goguenard, pour la sortir de telles méditations. Mais elle s'en réveillait en posant soudain sur lui un regard étrange, comme s'il lui était devenu tout d'un coup inconnu - ou pire, elle se fendait lentement d'un sourire forcé. Alors il sentit le danger. Il n'osait imaginer de quoi il retournait, mais il se mit à trembler de nervosité à chaque fois qu'elle partait, rageant de son impuissance. Darotân ne pouvait supporter l'idée de ne pas avoir toute la personne d'Hama sous son contrôle. Quand elle revenait il lui demandait à quoi elle pensait. Elle prenait un air ennuyé, en répondant "Je ne sais pas" ou "Rien, laisse-moi tranquille".

De plus, elle me porta un intérêt grandissant. Grâce à Darotân, en fait. Je le voyais souvent lui parler avec véhémence, en me désignant du regard. Depuis qu'elle avait voulu assister à mon cours, il cherchait à lui démontrer que j'étais LA personne la plus vile, misérable et inintéressante du vaisseau, pire, que m'adresser la parole était une honte, une infamie, une souillure. J'étais un Sans-Lumière muet, une aberration, un parasite inutile juste bon à manger leur pain, j'étais la part statistique irréductible de déchet, qu'il fallait au mieux éradiquer, au pire cacher aux yeux des draeneïs normaux, et dont on devait uniquement à la faiblesse de Velen de devoir supporter la vue.
Ainsi Hama prit pleinement conscience du fait que j'étais une exception, un être unique et mystérieux. Elle put se rendre compte à quel point Darotân en fait ignorait tout de moi, et qu'il en était ainsi de tous ses camarades. Elle posait parfois des questions à l'un ou à l'autre, mais personne ne pouvait y apporter de réponses.
Un soir Ondraïev m'accueillit avec un air goguenard pour le dîner. Je levai un sourcil. Il lissa sa barbichette et me dit : "Il y a la petite Hama qui est passée y a pas une heure". Je me figeai. Il rit de mon expression. "Hé hé ça t'intéresse hein ? Je ne peux pas t'en vouloir". Il faisait durer. Je m'énervai. Il vit mon regard et s'esclaffa. "Oh mais c'est qu'il mordrait ! C'est bon rien de méchant elle m'a juste posé des questions". Et il me servit en sifflottant. Il faisait exprès de distiller les informations. Je ne sus pas me maîtriser. Je marchai vers lui et le soulevai par le col. Cette fois il eut peur. Je ne devais pas avoir l'air engageant. "Elle m'a demandé si t'étais muet de naissance". Je le lâchai. "Je lui ai dit que non, mais que je ne savais pas comment tu l'étais devenu. Après elle m'a demandé pourquoi tu avais un précepteur particulier - en se répandant en précautions et excuses en disant que ce n'était pas contre moi etc. Je lui ai répondu que ça ne la regardait pas. Elle m'a dit qu'elle supposait que la raison de tes entrevues régulières avec Velen ne la regardait pas non plus. J'ai confirmé. Elle a hésité à partir. Elle me regardait avec ses yeux de biche, là, pfiou, je lui aurais bien raconté des trucs juste pour la garder un peu, mais bon, tu sais, j'ai des ordres. Elle a commencé à baragouiner une dernière question, je crois sur la rumeur de la corruption mais elle s'est interrompue au milieu, courbette au revoir merci tout ça et pschiit disparue. Elle avait sûrement compris qu'elle n'obtiendrait rien - et puis y a l'autre qui allait pas tarder à se demander où elle était hin hin hin".
Je mangeai, l'air sombre. Soudain on toqua à la porte. Je me levai d'un bond - Ondraïev ouvrit. Darotân. Il demanda à mon précepteur, d'un ton sec - l'air vibrait : "Où est-elle ?"
Ondraïev resta figé quelques secondes. Je compris en un éclair : elle était allée continuer son enquête ailleurs. Quant à Darotân, c'était sa jalousie qui l'avait conduit ici.
"De qui parles-tu ? répondit Ondraïev, faussement innocent.
- De Hama.
- Je ne l'ai pas vue désolé.
- On l'a vue frapper à cette porte."
Silence. La tension était telle que l'eau ondulait dans les verres.
"Oui maintenant que tu le dis elle est passée, mais je ne l'ai pas reconnue, je ne la connais pas vraiment...
- Elle voulait quoi ?
- Rien du tout, elle s'est trompée de porte.
- Toi tu vas pas me prendre pour une buse longtemps". Darotân entra dans la pièce en empoignant Ondraïev par les épaules et en le plaquant contre le mur du couloir. "Je lui demanderai moi-même pourquoi elle est venue mais toi, tu me racontes encore un bobard et je m'occupe de ton cas. Alors tu vas gentiment me dire où elle est partie en sortant de chez vous". Je me dirigeai vers eux. Darotân se tourna vers moi et me foudroya du regard. "Toi, tu t'avises de me toucher, t'es mort". Je soutins son regard et m'approchai lentement, sur mes gardes.
Là Ondraïev se redressa en repoussant doucement Darotân, le ton joyeux. "Allons allons les enfants cessons les enfantillages. Que tu me croies ou pas, je m'en fiche, mon jeune ami, et tes menaces ne me font pas frémir. Alors réfrène ta fougue et va quérir ton amie du côté de Kalten, j'ai cru comprendre qu'elle avait des questions à lui poser. Puisse-t-elle t'apaiser !"
Darotân partit sans un mot, très vite.
Ondraïev remit une seconde fois son col en place en maugréant sur les valeurs de respect qui se perdent tout ça. Puis il me regarda sérieusement et me dit : "Je l'ai envoyé à l'autre bout du vaisseau, le temps que tu puisses rejoindre Hama à l'hôpital. C'est vers là qu'elle allait. Va la prévenir que Darotân est dans une humeur actuellement dangereuse pour elle. Fais-lui part de la version de l'histoire que j'ai donnée, pour qu'elle raconte la même, et conseille-lui d'inventer des excuses béton pour ses déplacements ; ça lui sauvera sa soirée, qui s'annonce pas terrible pour l'instant. Et dis-lui d'arrêter de s'intéresser à ton cas, ça ne donnera rien à part des embrouilles. Ah oui, et conseille-lui aussi de ma part de laisser tomber l'autre excité là. Ce sera peut-être un champion, mais les plus grands héros sont solitaires. Pour la simple et bonne raison qu'ils sont toujours positivement insupportables. Allez file".

Je courus à l’hôpital, en griffonnant à la va-vite un "Je cherche Hama" sur une page de carnet. Une fois sur place, je la tendis à tout le personnel que je croisais. Ils ne savaient pas qui c’était, ou ne l’avaient pas vue. Puis enfin une garde-malade m’indiqua qu’elle avait demandé une entrevue avec Londan. Bien évidemment. Le médecin qui s’était occupé de moi après mon "accident".
Je courus à son bureau, en me faufilant du mieux que je pouvais entre les malades et le personnel médical qui envahissaient les couloirs. Je toquai et entrai sans attendre de réponse.
Hama et Londan écarquillèrent les yeux en me voyant. Elle, elle eut même peur, ayant l’habitude de la tyrannie de Darotân, elle commençait déjà à m’implorer des yeux en bredouillant des excuses. Je la rassurai d’un geste, repris mon souffle et refermai calmement la porte. Je m’assis en faisant des signes de main à Londan, pour lui demander pardon de l’intrusion et lui dire que c’était important. Il hocha la tête et choisit de ressortir, nous laissant.
Hama s’inquiétait. "Que se passe-t-il ?" me demanda-t-elle. Je la regardai avec compassion. Ses grands yeux étaient si purs… J’aurais tant aimé lui parler, lui prendre les mains... Mais j’étais muet et mes mains remplissaient à grande vitesse des feuilles de carnet que je lui tendais à mesure.
"Darotân te cherche partout. Il sait que tu es venue chez moi. Il est extrêmement énervé. Ondraïev m’a demandé de te trouver. Il a dit à Darotân que tu t’étais trompée de porte. Il lui a dit aussi que tu étais allée voir Kalten. Essaie de trouver des excuses pour ces déplacements, et donne la même version de l’histoire. Arrête de te renseigner sur mon compte". Je n’eus pas l’audace de lui transmettre le dernier conseil de mon précepteur. Je conclus juste par : "Hama, nous nous inquiétons pour toi".

Elle se prit la tête dans les mains un moment. Quand elle la releva, elle avait les larmes aux yeux. "C’est très gentil de vouloir m’aider. De jouer son jeu comme si c’était normal. J’imagine que c’est par respect, pour ne pas avoir l’air de juger. Je me trompe ?" Sa voix était faible, claire, douce. Je n’osai rien répondre. Mais elle lut dans mon regard. "Evidemment, vous ne dîtes rien, mais n’en pensez pas moins. Et j’ai l’air de quoi, moi, hein ? Je suis quoi à vos yeux ? Une faible, une lâche ?" Je ne savais plus où me mettre. Le ton de sa voix monta. "C’est bien beau de respecter, de ne pas s’immiscer. Après tout, ce n’est rien de grave ! Ce n’est pas comme s’il me frappait, ou me séquestrait ! Et puis ce n’est pas le seul à être comme ça ! C’est juste de la jalousie tyrannique, ça arrive, et puis c’est un garçon estimé, traité avec déférence. On lui passera bien ce petit travers. Après tout, si je reste dans ses filets c’est que je le veux bien ! Si ça me gênait tant que ça, je pourrais y mettre un terme quand je veux ! Donc non seulement je ne suis pas à plaindre, mais je suis même à envier ! Un génie pareil, fierté de sa race ! Etre à ses côtés en digne épouse et assurer sa descendance, ça ne se compte pas, le nombre de jeunes femmes qui en rêveraient !"
Je notai que ses longs moments pensifs avaient finalement abouti. Hama avait le coeur lourd. Elle se délivrait sur moi du poids des pensées qui l’obsédaient. Des larmes perlèrent de nouveau à ses yeux – et étincelèrent en reflétant la lumière de son regard, telles des gouttes de cristal. Ce fut elle qui me prit les mains.
"Mais la réalité est que je suis faible, Stropovitch. Je me sens emprisonnée par les certitudes qu’ont tous les gens autour de moi. Le mariage se prépare déjà. Et depuis longtemps tout le monde parle et agit comme s’il était déjà conclu. Essaie de comprendre... Pour vous, j’imagine, il est aisé de cesser de fréquenter quelqu’un... C'est l'affaire de quelques mots, c'est l'affaire d'un instant. Mais moi, je sens une immense exigence peser sur moi. On me traite comme l’équivalent féminin de Darotân. On nous regarde comme deux symboles de perfection, comme deux bannières de tout un peuple. Comme le couple qui descendra en premier du vaisseau sur notre nouvelle terre, pionnier, bénissant le sol en une promesse de fécondité et de prospérité. Oui, Stropovitch, j’ai entendu de tels propos. Essaie de comprendre. Econduire Darotân aujourd’hui, ce ne serait pas seulement mettre fin à une relation. Ce serait comme se révolter contre la volonté de tout un peuple, briser le symbole, briser l’espoir".
Je comprenais. J’avais moi aussi lu dans le regard des gens lorsqu’ils posaient les yeux sur le couple. Mais la façon dont elle en parlait était si pénétrante, je trouvais ses paroles tellement magnifiques, sa voix à ce point émouvante... Elle m’avait enchanté, lié, et elle m’emplissait de sa tristesse, de son désespoir, ses sentiments s’écoulaient depuis ses mains et ses yeux directement dans mon coeur. Irrésistiblement, je sentis mes propres yeux s’embuer. Elle eut un air surpris et ému. « Tu comprends vraiment ? » demanda-t-elle doucement. Je hochai lentement la tête. Elle eut un très léger sourire triste. Entourée de personnes aux convictions et aux visages fermés – Darotân le premier –, de gens qui partaient du principe qu’elle était heureuse à partir du moment où elle était belle – alors que la beauté conduit bien plus sûrement à la solitude, une vraie et profonde solitude qui ne se dissipe même pas avec les relations -, elle voyait quelqu’un compatir pour la première fois. Ce léger sourire triste reflétait un éclair de vif, et intense, bonheur – si léger sourire, mais qui restera pour moi le plus beau que je vis et verrai jamais.
"C’est pourquoi je voulais connaître ton histoire, Stropovitch. Toi dont le regard a toujours reflété solitude et souffrance, ce que personne n’a jamais vu ou voulu voir". Je comprenais encore. Dans la magie du moment, je lisais dans ses yeux les mots avant qu’elle les prononce. "Car je l’ai bien compris quelque chose de terrible s’est passé, qui t’a rendu muet et qui d’une façon ou d’une autre représente toujours un danger pour toi, puisque tu es surveillé de près. Personne ne veut rien me dire mais dans leurs yeux je vois une inquiétude sincère, voire de la peur ; c’est désagréable pour eux d’aborder ce sujet. Et malgré le fait que tu aies souffert, que tu sois handicapé, et qu’une menace pèse toujours sur toi, malgré le fait qu’on t’ait longtemps fui et repoussé, et que maintenant tu affrontes l’indifférence générale voire le mépris, malgré tout cela, non seulement tu persévères, mais tu restes digne. Toi et moi chacun à notre façon nous sommes seuls ; sauf que moi je m’écrase, et toi tu restes debout. J’aimerais que tu me racontes ton histoire, mais surtout, j’aimerais savoir ce que tu te dis tous les matins qui te donne le courage de continuer, qui te donne l’espoir que tu deviendras quelqu’un malgré toutes les personnes autour de toi qui tous les jours prédisent le contraire".
J’aurais tant aimé lui parler ses yeux dans les miens ses mains dans les miennes. Mais j’étais muet. Je dus m’arracher. M’arracher à ses mains et à son regard. Nous en éprouvâmes tous les deux de la peine. Je ramenai lentement les yeux et la main vers mon carnet, et écrivit.
"Un démoniste m'a immolé sur Draénor, peu de temps avant le départ. Depuis ce jour un mal est en moi dont la nature est inconnue, une corruption par le feu censée être impossible. Pendant trois mois je suis resté inconscient, toutes mes brûlures se sont inexplicablement dissipées, et j'ai manifesté pendant mes mauvais rêves divers symptômes de corruption, un souffle ardent, une force extraordinaire, ma peau devenait rouge, ce genre de choses - je pense que l'on ne m'a pas tout dit. On me surveille car très probablement un jour ce feu corrupteur s'étendra à mon être et me transformera en démon. Velen comptait sur la Lumière pour me délivrer, mais les pouvoirs du Prophète n'y ont rien fait et je me suis moi-même avéré incapable d'obtenir la grâce d'être investi par elle. Désormais je dois vivre avec mon angoisse, mais en la réprimant sans cesse, de peur qu'elle ne fasse s'étendre le mal. C'est pour cela que je me lève tous les matins pour aller au cours d'Arcân. J'y vais pour occuper mon corps et mon esprit, mais aussi les fortifier. J'y vais pour survivre. Le regard des autres m'importe peu. Ce sont les regards d'Arcân et de Velen qui comptent pour moi. Ils croient en moi. Ils tiennent à moi. Ils sont tout ce que j'ai".
En lisant les premières lignes elle frémit. Elle s'attendait à quelque chose de terrible, mais rien n'est plus terrible dans l'esprit d'un draeneï que la menace de se transformer en démon. Mais sur les dernières lignes elle s'apaisa, et eut même de nouveau son magnifique sourire triste. Elle reprit doucement mes mains - m'inondant de bonheur. "Si Velen croit en toi, alors j'ai confiance. Tu as raison de n'accorder d'importance qu'à son jugement. Crois-tu qu'il me pardonnerait si je me désengageais de cette union ?" Je hochai la tête. Je tentai de lui faire lire dans mes yeux ce que je savais de Velen. Le Prophète n'est qu'amour et compassion, lui disaient mes mains. Il est au-dessus de tout ça ; ce mariage n'est sans doute rien pour lui ; il veut que chacun de ses enfants soit heureux ; il les aime quoi qu'ils fassent ; il n'impose rien à personne ; il ne verra dans la conduite d'Hama nulle faute à pardonner ; au contraire il serait triste pour elle, s'il sentait à son mariage qu'elle était malheureuse - car il voit dans les coeurs.
A-t-elle entendu ce que lui disait mon âme ? En tout cas elle ajouta : "Merci, Stropovitch. Je vais t'imiter. Je ne permettrai qu'à Velen de me juger. Les autres pourront penser ce qu'ils voudront. Mais j'ai peur d'affronter Darotân. Il... il a déjà eu des gestes... parfois je sens qu'il se retient de me faire mal". Elle serra mes mains très fort, elle m'implora. "Viens avec moi. Il ne faut pas que je sois seule au moment où je lui dirai ce que j'ai sur le coeur. Aide-moi.
- Ce ne sera pas nécessaire".
Hama sursauta et cria de peur.

Darotân était là, debout dans l'encadrure de la porte. Les bras croisés. Avec une expression de souverain mépris. Je me levai. Elle s'agrippa à mon bras, terrorisée.
"Regarde-toi, Hama. Tu... "touches" ce... cette... enfin ça, là. Tu te répands lamentablement devant lui. En faisant cela tu as définitivement perdu toute dignité, tout honneur. Toute valeur, Hama. Et pour moi, tout intérêt. Tu es de son espèce, si tu n'as pas la nausée à son contact. Moi j'ai du mal à me retenir de vomir, là, je peine, je te jure. On ne dira pas que je me suis trompé sur toi, hein, je ne me trompe pas, moi. Disons que tu as fait l'erreur de poser les yeux sur lui un nombre répété de fois. Cela t'a gâchée, en quelque sorte. Quand on s'habitue à vivre près de déchets, quand on se met à les tolérer, ça déteint, c'est normal. C'est dommage, Hama. Très dommage. Je suis contrarié. Mais le mal est fait, n'est-ce pas. Il n'y a plus rien à faire, et je n'aime pas perdre mon temps. Je me désintéresse de ton cas. Je te répudie, Hama. Et c'est une décision irrévocable - comme l'est chacune de mes décisions, d'ailleurs".
Elle pleurait contre moi toutes les larmes de son corps. Elle pleurait de honte. Il la culpabilisait, l'humiliait, faisait peser sur elle toute l'opprobre, tout le mépris qu'elle redoutait d'affronter depuis toujours. Il leva les yeux vers moi - des yeux faussement calmes - et parla - d'une voix qu'il se forçait à rendre posée.
"Toi, comme d'habitude, tu ne réagis pas, hein. Je t'ai traîné dans la boue des milliers de fois, traité de tous les noms, devant tout le monde. Je te provoque, encore et toujours. Hama ne te laisse pas indifférent, j'imagine. Pourquoi tolères-tu toutes mes paroles, Stropovitch ? Pourquoi ne défends-tu jamais ton honneur ? Il n'y a qu'une seule raison à cela. Tu sais que j'ai raison. Tu ne protestes jamais parce qu'il n'y a rien à contredire. Tu ne défends pas ton honneur parce que tu n'en as pas. Un Sans-Lumière n'a pas de dignité. Il n'a rien à affirmer. Alors puisque tu sais que j'ai raison, explique-moi. Explique-moi pourquoi tu es encore là. Tu es peut-être trop bête pour en être venu à cette conclusion toi-même, mais je te signale que quand on est ce que je dis que tu es, il n'y a qu'une chose à faire, Stropovitch. Mettre fin à ses jours".
Je restai immobile et soutins son regard. Comme d'habitude. Et comme d'habitude je le sentais s'énerver. Il se mettait toujours hors de lui de n'avoir jamais de réaction de ma part. Ce fut Hama qui répondit. En sanglotant, les mains toujours agrippées à mon bras, elle cria : "Il n'en a rien à faire de ton avis !" Darotân écarquilla les yeux en la regardant parler. "S'il ne réagit jamais c'est qu'il s'en FOUT de ce que tu penses, et de ce que les autres pensent. Tu comprends, ça ? Tu l'INDIFFERES, Darotân. Tout le vaisseau te tourne autour, fait ton éloge, boit tes paroles. Sauf un homme : lui. Tu comprends ou pas ? Pour lui, te répondre ou se battre avec toi, ce serait t'ACCORDER DE L'IMPORTANCE. Or, pour Stropovitch, tu n'es rien, Darotân". Il voulut vérifier dans mes yeux ce qu'elle disait. Je continuai à le fixer, impassible. "Et tu sais quoi ? Il a raison, et j'ai décidé de l'imiter". Elle se leva, le visage mouillé de larmes, avança vers lui et lui cria dans la figure : "Alors là tu vois je te le dis franchement : j'en ai RIEN A FOUTRE de ce que tu penses de moi, Darotân. Et je suis HEUREUSE que tu me répudies. Alors casse-toi et oublie-moi". Son regard était terrible et sans équivoque.
Alors Darotân se redressa et tourna la tête vers moi. "Stropovitch, je ne te pardonnerai pas de me l'avoir gâchée. Là il y a plein de gens qui vont débarquer à cause des cris, j'entends de l'agitement. Mais je te préviens, je vais te tuer. C'est une promesse. Tu es nuisible, tu me l'as démontré. Considère-toi d'ores et déjà comme mort, Stropovitch. Et Arcân aussi, par la même occasion. Et on ne retrouvera pas vos corps.
- DEGAAAAGE !" hurla Hama.
Cette fois, tout le personnel déboulait en s'exclamant. Darotân s'éclipsa aussi discrètement qu'il put. Hama se retourna vers moi et me dit, en s'essuyant le visage : "Excuse-moi, je file chez moi. On se voit demain. Merci". Le léger sourire triste. Elle fendit la foule, sans répondre aux questions des gens.
La menace de Darotân était sérieuse, je le savais. Mais qu'importe. Je profitai de l'instant, complètement indifférent au raffut général. J'avais goûté à la félicité, à un moment unique avec elle. Je nageais en pleine béatitude.
Londan s'avança vers moi, l'air inquiet. Je le rassurai en exécutant nonchalamment quelques signes de main. Et je repartis lentement, encore ivre d'amour.

~~

Le lendemain de l'attaque des ruines, Stropovitch mangeait tranquillement sa gamelle assis sur une caisse dans un recoin de la Ville Basse. Il rêvait en regardant distraitement les passants, foule diverse et bariolée.
Soudain il sourit et se tourna vers le tas de sable adjacent. Farôn, le voleur, venait d'y apparaître. Il le salua d'un hochement de tête.
"Moi non plus je n'aime pas manger dans la caserne. Autant profiter du soleil quand on en a l'occasion".
Le draeneï acquiesca.
"Il est étrange que tu ne me manifestes aucune rancune pour ce qui s'est passé à Rempart-du-Néant". Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Il but la sauce à même la gamelle, la reposa et considéra l'elfe.
Sa peau était d'un violet très clair. Il avait une longue chevelure blanche, laissée libre, qui semblait ne le gêner aucunement dans ses mouvements. Son visage mince était anguleux, taillé à coups de serpe. Il avait les yeux si peu ouverts qu'ils semblaient fermés - mais Stropovitch sentait qu'il voyait tout, et même davantage que la plupart des gens. Il était vêtu de soie noire et ample et de mocassins noirs - élégance et discrétion. On devinait sous la soie un corps svelte et musculeux.
Le draeneï dégaina son carnet. Mais l'elfe répondit lui-même à sa question. "Pendant notre affrontement tu n'as manifesté nulle haine. Quand je t'ai rendu ta bourse tu as cessé le combat. Habituellement les gens hurlent et me pourchassent sans relâche quand je les détrousse, et n'ont d'autre sentiment que l'envie de me voir au bout d'une corde. Toi tu as remarqué en moi le combattant, non le criminel. Dans ton regard j'ai vu estime et respect".
Il tourna la tête vers Stropovitch et ouvrit les yeux.
"Sache que c'est réciproque, guerrier".
Le draeneï hocha la tête. Les paupières de l'elfe se rabaissèrent.
Un elfe accordant de la considération à quelqu'un qui n'était pas des siens, voilà un événement rare qu'il ne fallait pas mépriser.
"Tu m'en vois honoré, écrivit-il en réponse. Je n'ai pas eu le temps de me présenter en retour hier : j'ai pour nom Stropovitch - mais tu le savais sûrement déjà.
- Oui, je le savais - mais je te sais gré d'y avoir pensé", répondit l'elfe sans avoir, en apparence, regardé le carnet.
Le guerrier leva un sourcil d'un demi-millimètre. Il commença à écrire, mais Farôn poursuivit.
"Je sais ce que tu vas me demander". Stropovitch fixa Farôn. "Tu trouves que je corresponds peu au cadre, n'est-ce pas, que mon genre d'individu devrait plutôt se trouver dans des groupes d'intervention spéciaux, des unités d'infiltration et d'espionnage". Le draeneï écoutait, impassible. "Eh bien je fais en effet partie de ce genre d'unités". Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. "J'ai infiltré l'unité d'élite hier en tant qu'espion, pour enquêter sur toi".
Il y eut un silence - qui en disait long. Evidemment, Farôn ne devait absolument pas révéler cela. Il serait destitué et même très probablement exécuté si ses supérieurs apprenaient la trahison. Il venait en quelques mots d'établir un rapport de confiance absolue entre Stropovitch et lui.
"Le Maréchal Darotân a déclaré en haut lieu t'avoir vu manifester des signes de transformation en démon. J'ai ordre de guetter une nouvelle apparition de ces signes et de t'éliminer séance tenante".
Quand ? Avant-hier ? Impossible. O'ros m'a dit que j'étais purifié de tout mal. Un naaru ne peut se tromper. Darotân a juste imaginé des choses. Je l'ai mal regardé et il a ressorti la vieille rumeur entendue enfant. Oui, c'est sûrement cela. Mais s'il n'a rien vu de réellement suspect, comment compte-t-il me faire éliminer ?
Stropovitch leva soudain la tête, saisi d'un soupçon terrible. Encore une fois l'elfe reprit la parole au moment où il posait la mine sur le papier.
"Oui, tu as bien deviné. Darotân est venu me voir personnellement après, avec une grosse somme d'argent. En me demandant de t'assassiner sous une semaine même si tu ne manifestais aucun signe. Et en m'assurant de son soutien".
L'enflure.
"Donc nous sommes tous les deux dans une situation délicate. Puisque Darotân, en guise de "soutien", me fera sans aucun doute assassiner à mon tour une fois ton meurtre conclu. Pour clore l'affaire".
Evidemment.
"Or tout cela me sied à merveille. Car la raison de ma présence dans l'armée est précisément la vengeance. Contre Darotân".
Stropovitch leva les deux sourcils.
"Le Maréchal dirige souvent les opérations de grande ampleur menées par l'unité d'élite. Or c'est un incapable. Dès qu'apparaît le moindre imprévu, il ne sait plus quoi faire, et commet d'énormes erreurs. Qui ont déjà coûté la vie à de nombreux soldats. Dont mon frère, il y a trois mois".
Un des deux sourcils se rabaissa.
"Le problème est qu'il parvient toujours dans ses rapports à maquiller les erreurs et à expliquer le nombre de morts en exagérant l'ampleur qu'avaient ces imprévus".
Léger silence.
"Tu l'as compris, le seul moyen pour nous deux de sortir de la situation actuelle est de nous allier pour assassiner Darotân. Ainsi ma vengeance sera accomplie ; quant à toi, je pourrai continuer à te "surveiller" sans exigence de résultats, jusqu'à ce qu'on me retire l'enquête. Nous agirons lors de la prochaine grosse opération, qui aura lieu dans deux ou trois jours à Zeth'Gor. Quand j'aurai plus de détails, nous mettrons au point le meurtre".
Tout était dit. Stropovitch n'eut que le temps de cligner des yeux - l'elfe avait disparu, en ne laissant sur le tas de sable aucune empreinte, aucun signe visible qu'il y était assis.

~~

Début d'après-midi. Tous les corps de disciplines de l'unité d'élite furent réunis.
Sur une grande table basse installée au milieu de la salle s'élevait la forteresse de Kil'Sorrow - en miniature. Strongleg venait de la décrire sobrement. Elle occupait toute une colline au sud-est de la plaine de Nagrand. A son sommet, la hutte du chef - dont l'identité était inconnue -, grande, pas très solide - terre cuite - mais entourée et parcourue de sentinelles et de patrouilles. Le tout cerclé d'une première palissade de bois. On en descend dans le camp à proprement parler. Evidemment ce niveau de la forteresse est aplati, nivelé. Les huttes s'y comptent par dizaines, les ennemeis par centaines. Ont été localisés et miniaturisés également les écuries, l'armurerie, les bâtiments consacrés aux pratiques occultes, ainsi que la grande tour de garde au nord. Pour clore le tout, une seconde et dernière palisssade.
"Alors les mous du bulbe, poursuivit le nain, com'vous l'voyez, niveau défenses, c'est zéro pointé. D'accord, le relief va nous contraindre à passer par devant, et donc à nous faire repérer par la tour de garde. Mais ce n'est que du bois et de la terre cuite. Les ennemis y sont à peine plus nombreux que dans les ruines hier. Alors les gens, c'est-y pas du tout-cuit ?"
L'assemblée approuva bruyamment, enthousiaste. Mais c'était une feinte - le sourire de Strongleg disparut soudain et il cria :
"Eh bien non les rigolos c'est loin, très loin d'être du tout-cuit. La forteresse de Kil'Sorrow est une des bases en Outreterre du Conseil des Ombres. Rien moins !"
Cette fois les visages s'assombrirent. Le Conseil des Ombres... Des orcs (bien qu'ils aient plus tard recruté d'autres races) séides de Gul'dan, versés dans les arts démoniaques, voués corps et âme à la Légion Ardente, corrupteurs de la quasi-totalité des clans orcs à l'aube de la Première Guerre, initiateurs du génocide des Draeneïs, envahisseurs d'Azeroth - où leur influence et le nombre de leurs vassaux demeurent immenses et difficiles à estimer.
"Je constate que vous voyez tous de quoi je parle. Demain matin, à l'aube, nous allons affronter par centaines des brutes de base... mais aussi et surtout des démonistes".
Stropovitch fut saisi d'une angoisse. Sa poitrine se serra, sa respiration devint difficile. Joannes et Thiwwina le regardèrent avec inquiétude.
"Les démonistes sont capables de distiller dans les âmes l'horreur et la panique. Ils corrompent les chairs pour qu'elles se désagrègent d'elles-mêmes. Ils plongent les groupes dans des pluies de flammes et sèment des graines de l'enfer dans les coeurs qui font exploser les soldats sur leurs camarades. Ils invoquent des batteries de démons capables de diverses tortures mentales et physiques. Ce qui vous attend demain c'est l'horreur, la souffrance et le désespoir".
Stropovitch tomba sur un genou. Il suffoquait. Joannes se pencha en murmurant : "Que se passe-t-il, ça ne va pas ?" Réalisant qu'il n'aurait pas de réponse, il ferma les yeux et pria pour instaurer paix et confiance dans le coeur du draeneï. Ce dernier sentit la Lumière l'emplir, ainsi qu'une irrésistible, impérieuse douceur.
"Le Branleur ! Laissez le Barge tranquille !" cria Strongleg, l'oeil sévère.
"C'est à chacun de vous, tout seul comme un grand, de se préparer mentalement pour demain. Je sais que vous vaincrez, mais à deux conditions : que vous ne sous-estimiez pas l'ennemi - je pense que ce point est acquis - et surtout, que vous fassiez preuve d'une volonté et d'une force d'âme à toute épreuve".
Stropovitch se redressa avec effort. "T'en fais pas Stropo, lui glissa la gnomette. Ils auront à peine le temps de réazir qu'on aura tout dégommé. Ils auront du mal à faire leurs petits tours quand z'aurai tout conzelé".
Je les découperai. Membre par membre. Je les désosserai. Ils paieront pour celui qui m'a immolé. Je leur arracherai les yeux. Je ne les tuerai pas rapidement. Je les laisserai se tordre de douleur à terre en me suppliant de les achever.
"Bon, reprit Strongleg. Sans attendre davantage je vous présente mon cousin, membre de l'unité spéciale d'intervention, Barthum "Gunny" Bearstrength.
Un nain sortit de l'assemblée. Il avait le poil d'un roux flamboyant. Les cheveux encore épargnés par sa calvitie étaient réunis en une queue de cheval. Sa barbe luxuriante était domptée en deux longues et épaisses tresses. Il avait l'oeil fou - et il était armé de pied en cap.
Pas une seule lame. Dans le dos, croisés, un grand fusil de tireur d'élite, lunette intégrée, et un tromblon, dévastateur en corps-à-corps. En bandoulière, trois cartouchières, une pour les munitions du fusil, une pour celles du tromblon, et une dernière remplie de de gadgets divers, télécommande universelle, poulettisateur, défibrillateur, détonateurs, fusées. Au cou, des lunettes-jumelles réglables. A la taille, deux ceintures croisées lestées de grenades. La veste et le pantalon bardés de poches bourrées d'objets plus ou moins utiles, dont son indispensable brosse à barbe et cinq flasques de rhum - on ne sait jamais.
Il nous expliqua le déroulement des opérations de sa voix grasse et de façon très expressive ("Et alors là, KABOOM ! har har harrr"), avec des roulements d'yeux et des éclats déments dans le regard.
L'assemblée en demeura plus ou moins perplexe. Seule Thiwwina trouva l'enthousiasme du nain communicatif, et ne cessa de rire et de glousser d'impatience. Elle répéta même un "KABOOM !" avec entrain, de sa petite voix flûtée. Gunny lui lança un regard attendri. C'est le coup de foudre je vois. Ils se sont bien trouvés.
Une fois l'explication terminée, Strongleg reprit la parole.
"Bon voilà alors, il vous reste très exactement vingt minutes pour vous préparer et vous regrouper à la sortie est de la ville. Nous marcherons jusqu'aux abords de Kil'Sorrow. Attaque à l'aube, comme vous le savez déjà. Au cas où il faille le préciser, vous ne dormirez pas cette nuit. Rompez !"

~~

Quand Stropovitch ressortit de son dortoir avec ses affaires, il se retrouva au milieu d'une grande cohue. Ce n'était pas seulement l'unité d'élite, c'était toute l'armée qui se regroupait. Il fut happé par la vague d'hommes, qui le transporta dans les couloirs, l'ascenseur, la ville basse, la porte est.

Il fut ébloui.

Des milliers d'hommes attendaient au pied des remparts, leurs armures flamboyant sous le soleil. Des officiers hurlaient pour ordonner le tout. Le draeneï rejoignit son unité, où Joannes l'accueillit, débordant d'enthousiasme. "C'est un grand jour", lâcha-t-il avec exaltation. L'ambiance générale était électrique. La somme de tous les murmures formait une énorme rumeur qui gonflait telle une vague au-dessus de la mer d'hommes, emplissant les bois d'un écho surnaturel.

Soudain Joannes poussa un cri de joie et désigna au guerrier le haut de la grande muraille. Les milliers de combattants levèrent la tête. Greathand se dressait, revêtu de son armure étincelante, la poitrine bardée de galons.

"Fière Alliance ! cria-t-il - et toute l'armée en réponse poussa un cri martial. Votre dernière nuit paisible, vous venez de la passer. Votre dernier repas correct, vous venez de le dévorer. Et n'espérez plus vous asseoir avant que ce ne soit au banquet des morts. Car aujourd'hui mes braves, commence la Guerre de Libération de l'Outreterre !" Il hurla ces derniers mots, et tous hurlèrent en réponse, faisant vibrer le sol. "Nos ennemis, nous en avons la certitude, n'y sont pas préparés. En une semaine, nous allons tout raser, tout épurer. Les fleuves charrieront du sang. Le Néant distordu résonnera des plaintes des damnés. Leurs corps formeront l'humus d'un nouveau printemps pour cette terre.

Les Naarus et les généraux de l'Alliance et de la Horde ont tout planifié.

Dans chaque région, nous avons discrètement renforcé et armé les forces locales - camps et bastions - pour qu'elles nettoient leurs zones elles-mêmes de tous les ennemis mineurs représentant des menaces à faible rayon d'action.

Les unités d'élite et autres groupes spéciaux d'intervention vont raser dans le même mouvement tous les points chauds, les bases secondaires de nos principaux ennemis.

Quant aux armées régulières, elles ont hérité de la tâche suprême : dévaster les bases principales ennemies et éliminer leurs chefs. A tous ceux qui veulent nous écraser de leur masse et de leur pouvoir de destruction, nous opposerons nous-mêmes la masse et la destruction ! Ceux qui veulent envahir Azeroth, nous les envahirons ! Ceux qui veulent dissoudre nos mondes dans le Néant, nous les y renverrons !

Au moment même où je vous parle, l'armée de la Horde se réunit à la porte nord de la ville. Car dans dix minutes exactement, elle va envahir le marécage de Zangar et investir le Réservoir de Glissecroc. Saluons leur courage, car le nombre d'informations dont nous disposons sur ce lieu approche du rien. Il est à craindre qu'ils aient à affronter la multi-millénaire Dame Vashj elle-même. S'ils ressortent de ces abîmes vivants, leur priorité sera le Donjon de la Tempête. Où, de même, personne ne sait exactement ce qui les y attend".

Les soldats frémirent, en proie à des sentiments partagés. D'une part ils trouvaient la Horde inconsciente, folle. D'autre part ils les enviaient de se réserver une si belle part du gâteau. Les rumeurs disaient que c'était effectivement Dame Vashj la maîtresse du Réservoir, et que son but était de contrôler toute l'eau potable d'Outreterre, voire peut-être de créer pour Illidan un nouveau Puits d'Eternité. Quant au Donjon de la Tempête, chef-d'oeuvre de l'architecture draeneï, on disait que c'était Kael'Thas qui l'occupait, et qu'il s'était allié lui et son armée à Illidan - les elfes de sang en avaient sûrement fait une affaire personnelle.

"Une semaine, c'est ce dont nous disposons nous-mêmes de notre côté pour notre part de travail. Notre premier objectif est Auchindoun, la base principale du Conseil des Ombres".

Il était vrai qu'il y avait fort à faire à Auchindoun. Le Conseil s'était approprié cet ancien lieu de culte draeneï après leur génocide et leur exil. Il y avait apparemment réveillé une grande et ancienne puissance - réveil qui réduisit le lieu à un tas de ruines et le périmètre à un désert. Il fallait donc non seulement décimer le Conseil et les dirigeants qui s'y trouveraient et neutraliser l'entité éveillée, mais aussi exterminer les arakkoas dissidents et leur roi Ikiss, qui croyaient que l'explosion était un signe du retour de leur dieu Terokk et qui s'y étaient installés ; décimer les rangs des éthériens de Shaffar qui y cherchaient de la magie à pomper ; enfin, éliminer les créatures démoniaques de la Légion qui empêchaient les esprits des draeneïs morts de reposer en paix.

"La Citadelle des Flammes Infernales, nous la laisserons aux forces de Thrallmar et du Bastion de l'Honneur. La forteresse étant abandonnée, ce ne sont pas les gangr'orcs qui y traînent encore qui nécessiteront un détour de l'armée entière. Nous mettrons donc le cap directement sur Ombrelune. La région est tellement infestée d'armées de démons et de gangr'orcs que les Marteaux-Hardis, malgré toute leur bravoure, auront une marge de manoeuvre très limitée en attendant notre arrivée. Nous sécuriserons les abords du Temple Noir ainsi que les deux Terrasses extérieures. Si la Horde a rempli ses objectifs à ce moment, nos démonistes téléporteront leurs forces via portails dimensionnels. Mais après ce qu'ils auront fait, leur nombre sera réduit et les survivants seront éreintés - l'Alliance formera le corps principal de l'armée qui attaquera le Temple Noir.

Je ne vous le cache pas, cette guerre-éclair est notre seule chance de réussite, et elle demeure bien mince. Les pertes seront immenses. Pour ceux d'entre vous qui se sentiraient peu concernés par ce bout de monde déchiré, sachez que le sort d'Azeroth va se jouer également dans la bataille. Je vous rappelle que tout échec entraînera la destruction des deux mondes. Quelle que soit votre terre natale, elle sera envahie et consumée. Si elle l'est déjà, faites-le pour les générations à venir.
Mes braves ! Le sort de deux mondes est donc dans vos mains. Rappelez-vous les héros chantés dans les épopées : considérez-les comme vos frères ! Car c'est bien la gloire éternelle qui vous attend !"

Un concert de vociférations enthousiastes accueillit ces dernières paroles. Tous ceux qui avaient des boucliers les frappèrent de leurs masses et épées. Ce vacarme exalté dura longtemps. Stropovitch, étant muet, ne put y participer, mais étrangement, il ne parvint pas à sortir de sa relative indifférence. L'habitude du mercenaire. L'issue et la cause des guerres l'intéressaient assez peu, comme s'il était extérieur à tout. C'était d'autant plus étonnant qu'il n'y était pas extérieur, justement, il s'agissait de sa terre natale, dont le spectacle l'avait tant ému au sortir du portail. Mais spontanément, il était presque contrarié que des Azerothiens s'en mêlent. Il était conscient qu'il était stupide de penser ainsi, mais ç'avait été sa réaction première. Et puis, sans qu'il parvienne à s'expliquer en quoi elle consistait, il sentait planer sur tout cela une confuse absurdité.

L'unité d'élite accompagna l'armée vers le sud, puis leurs chemins se séparèrent dans le Désert des Ossements. Les milliers d'hommes s'engouffrèrent dans les entrailles d'Auchindoun. Les premiers échos de la bataille résonnèrent aux oreilles du guerrier.
Ils échauffèrent leurs lames sur quelques camps d'arakkoa en bordure du désert. Ils en croisèrent même des esprits - décidément même après avoir péri les hommes-oiseaux s'acharnaient dans leur stupidité. La bêtise est plus forte que la mort, faut-il croire.

Thiwwina passa tout le trajet avec Gunny, qui lui montra et lui expliqua le fonctionnement de tous ses bidules. Stropovitch eut donc pour compagnon de route Joannes, qui, le brave garçon, lui raconta sa vie. Le guerrier se demandait bien l'intérêt de faire des confidences à un muet, mais de toute évidence - il le lut dans ses yeux - le paladin s'était persuadé en écoutant Greathand qu'il ne survivrait pas à cette guerre, et il faisait du draeneï son ultime confident, en quelque sorte. Somme toute, sa vie était celle d'un gentil garçon de bonne famille. De naissance noble, il avait rejoint tout jeune un monastère pour y apprendre la théologie, la morale et accessoirement le combat - de plus en plus intensivement au fil des années. Mais au grand dam de ses parents il avait un peu trop intériorisé les idéaux de la Lumière et s'était enrôlé dans l'Ordre. Il avait été de toutes les batailles, jusqu'au désastre de Lordaeron. Depuis lors, il était demeuré l'un des derniers paladins à n'avoir jamais eu le moindre doute vis-à-vis de son enseignement et à faire comme s'il ne s'était jamais rien passé de grave, alors même qu'il avait tout vécu. La Lumière ne recule que pour mieux vaincre, telle était sa devise. C'était vraiment un bon garçon. Il avait toujours attendri ses supérieurs et ses camarades par son innocence, sa foi, son indéfectible optimisme. Un grand enfant de quarante ans, que ni les souffrances ni les pires épreuves n'avaient ébranlé.

Ils franchirent la frontière au milieu de la nuit - nuit toute relative bien sûr. Elle demeurait bien suffisamment éclairée pour repérer la forteresse de Kil'Sorrow. Quand ils furent arrivés en vue de celle-ci, le jour n'allait pas tarder. Gunny rappela les objectifs. Plusieurs personnes avaient reçu des missions spéciales complémentaires, dont Joannes - à cause de son surnom. "Y en a un qui s'appelle le Branleur j'ai entendu, on va l'faire bosser har har harrrr. Vous vous y connaissez en explosifs ? Non ? Ben vous allez apprendre !" Farôn également eut pour mission - non des moindres - d'infiltrer la hutte du chef et de l'assassiner. Rien moins ! Alors qu'on n'en connaissait pas même l'identité. Gunny s'attribua une mission à lui-même, aussi. "Affaire de professionnel hin hin" - en roulant des yeux.

Il alla l'exécuter directement, d'ailleurs, en demandant à l'unité d'approcher jusqu'à parvenir à deux cents mètres de la forteresse puis d'attendre le signal de l'attaque. "Quand ça fait boom, foncez !" - l'ordre avait le mérite d'être plutôt clair.

Ils se déplacèrent le plus discrètement qu'ils purent, et en bordure de la route. Tous revêtirent de grandes capes sombres pour éviter que les armures ne reflètent les étoiles et lunes. Les gangr'orcs n'avaient pas l'ouïe très aiguisée, disait-on.

Gunny, lui, avait couru en démontrant son art - se déplacer avec tout son barda sans émettre le moindre son. Il dégomma silencieusement les sentinelles somnolentes avec son fusil de tireur d'élite à vision nocturne. Puis il plaça des charges d'explosifs ("De la poudre raffinée issue du fleuron de l'artillerie gobeline, oui mam'zelle !") au pied de la grande porte de bois et recula en ricanant - il n'avait pas l'air de se rendre compte que les ricanements étaient incompatibles avec la furtivité -, le détonateur à la main.

Puis boom.

~~

 

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Créé le 09/07/2008 à 15:27:17 - Pas de modification

Chapitre 13



Le lendemain des événements de l'hôpital, je me levai très tôt avec la peur au ventre. La menace de Darotân avait parcouru telle une musique lancinante des rêves incohérents, sans substance.

"Et on ne retrouvera pas vos corps", avait-il ajouté. Pour être sûr qu'il n'y aurait pas de résurrection tentée. Son but était donc de nous tuer à un moment et un endroit où il n'y aurait aucun témoin, et de dissimuler nos cadavres dans un lieu où personne ne les chercherait.

Sans oublier l'odeur de la décomposition.

Le problème était ardu. Darotân allait certainement prendre quelques jours de réflexion pour peaufiner les détails.

En attendant, j'avais le temps de prévenir Arcân.

Je me préparai rapidement et sortis avant même qu'Ondraïev ne s'éveille.

Sur le chemin du Hall des Ressources je griffonnai mon avertissement pour mon maître. Je ne perdais pas une seconde alors que j'avais au moins une heure d'avance - mais le sentiment d'urgence ne me quittait pas.

C'est Hama que je trouvai adossée à la porte de la réserve d'armes d'entraînement. Quand elle sourit, je dus détourner les yeux, incapable de supporter un tel rayonnement de beauté. Elle se redressa et s'approcha de moi, puis hésita sur la façon de me saluer. Je la vis tentée ainsi entre rire et larmes, tentée aussi bien par le salut respectueux que par l'étreinte émue. Mais comme de mon côté je restais bêtement immobile et raide, elle s'agita un peu, eut un petit sourire inquiet et me demanda platement comment j'allais - ce à quoi elle répondit immédiatement : "Question stupide, désolée", avec un air triste.

"Je suis dans tous mes états depuis hier, confessa-t-elle. Je n'arrivais pas à dormir alors je suis venue t'attendre ici. En fait, vis-à-vis de sa menace, on fait quoi ? Je veux dire, doit-on prévenir nos maîtres ? Voire Velen ?"

J'y avais pensé, mais quelque chose me déplaisait dans ce procédé. Je fronçai les sourcils.

"Je veux dire, qu'ils nous croient ou pas sur le moment, ce n'est pas important. L'essentiel est que Darotân sache qu'on leur en a parlé. Car si Arcân ou toi disparaissez, il saura qu'ils penseront immédiatement à lui. Donc il sera bloqué, il ne pourra rien faire".

Je hochai la tête. Effectivement, c'était bien pensé. Mais cela me contrariait de reconnaître qu'elle avait raison. Au fond, je désirais que cela reste entre Darotân, Arcân et moi. Je désirais vraiment que ce paladin se ramène un jour devant mon maître ou moi. Et se fasse exploser.

C'était stupide de ma part, je le savais. C'était une réaction primaire. Et puis Hama, rassurée par mon hochement de tête, m'avait de nouveau souri. Voilà qui valait bien une petite concession.

"Ah, vous êtes déjà là ?"

Nous nous figeâmes.

Darotân, l'air de rien, arrivait à petites foulées en sifflotant, avec ses poids pour la gymnastique.

"Je viens toujours une petite heure en avance pour me mettre en condition et travailler un peu plus", fit-il légèrement, sur le ton de la conversation, tout en exécutant quelques flexions.

J'avais envie de lui carrer mon poing dans la mâchoire, et je me retins à grand'peine. Hama le fixait, interdite.

"Ah au fait, ajouta-t-il avec l'air d'avoir oublié un petit détail anodin, j'espère que tu n'as pas pris la menace d'hier au sérieux, Stropovitch - il enchaîna sur des pompes, ses paroles désagréablement coupées par des expirations rythmées. Ce serait parfaitement absurde et indigne de ma part d'aller ainsi à l'encontre de tous les principes de la Lumière et de notre peuple. Je l'ai dit hier, si Hama ne s'intéresse pas à ma personne, si elle est aveugle au point de ne pas voir l'abîme qui nous sépare, c'est qu'au fond, elle ne me mérite pas. Elle n'est rien pour moi. Je vous souhaite plein de bonheur".

Et il repartit à petites foulées faire le tour du Hall.

Je jubilai intérieurement. J'écrivis à Hama : "Ce n'est pas la peine de prévenir les maîtres. Je vais en glisser un mot à Ondraïev et Arcân quand même, au cas où. Il a compris tout seul qu'il ne pouvait rien faire sans se compromettre. Or ce à quoi il tiendra toujours le plus, c'est à sa réputation et à sa place de futur champion de notre race".

Hama lut mais n'en fut visiblement qu'à demi rassurée.

Et pour cause ! Si de mon côté j'avais peine à contenir ma joie, c'était parce que j'avais bien compris que Darotân n'avait pas abandonné. Son discours d'hier était clair. Pour lui, je souillais de ma présence les êtres qui m'entouraient. La "corruption" d'Hama, il me l'imputait comme un crime caractérisé. Darotân avait pris acte, jugé et rendu la sentence. Et il l'exécuterait. Il voulait juste gagner du temps - et je m'arrangeais pour lui en donner.

"Je veux bien ne prévenir personne si tu penses que ça ira", chuchota Hama. J'adoptai un air qui se voulait rassurant et confiant. "Ce qui me met hors de moi, c'est qu'il fasse comme si je l'avais "échangé" avec toi. Alors que nous deux avons eu seulement hier notre premier moment ensemble. Je ne sais pas comment lui expliquer que je me suis laborieusement délivrée de lui moi-même, de mon plein gré, et que tu n'as fait que m'aider à franchir le dernier pas.
- La vraie question est de savoir si ça vaut vraiment la peine d'essayer de lui expliquer, lui écrivis-je.
- Oui, acquiesca-t-elle. Il doit songer à une espèce de complot tissé en douce depuis des mois ou je ne sais quoi... C'est la seule façon qu'il a trouvée d'accepter la chose. Mais je trouve ça malsain. Je préfère la vérité.
- Il vaut mieux le laisser se conforter dans une idée qu'il supporte. Si nous tentons de lui imposer une vérité qu'il n'accepte pas, il deviendra dangereux, répondit le carnet.
- Tu veux dire plus dangereux qu'il n'est déjà ?" rétorqua-t-elle avec humeur.

Darotân dans sa course repassa devant nous au petit trot, l'air de ne rien voir.

"Il m'énerve, chuchota-t-elle en grinçant des dents, il m'énerve ! Bon je méclipse, je reviens tout-à-l'heure, je vais en profiter pour manger un bout chez moi".

Elle s'éloigna d'un pas exaspéré. Je ne pus détourner les yeux du mouvement de ses hanches et de ses cuisses fuselées. C'était sûrement les discours réguliers d'Arcân sur ses nombreuses conquêtes - récits toujours très détaillés - qui avaient fini par m'échauffer le sang et aiguiser mon regard. Et puis comme disait mon maître : "Savoir observer les bonnes choses, c'est commencer d'apprendre à les déguster".

Un instant après qu'elle fut sortie c'est Arcân qui entra, d'ailleurs. Avec un seau et un balai. La personne préposée au nettoyage du Hall avait eu une indisposition.

Je m'écroulai de rire en le voyant. Il s'approcha de moi, posa le seau et me tendit le balai : "Tiens, vu qu't'es en avance, voilà de quoi t'occuper, hop". Je me levai, soudain moins joyeux, et me prit une beigne par la même occasion. "Et ça, c'est pour t'apprendre à te foutre de ma gueule", conclut-il.

Je passerai sur le plaisir immense que j'ai eu à laver le sol avec un gnon sur la figure devant Darotân puis les autres qui arrivaient progressivement.

A la fin de la séance, je tendis à Arcân la liasse de feuilles que j'avais préparée pour lui. Il lut attentivement pendant que le flot d'élèves s'écoulait dehors.

En lisant les dernières phrases il éclata d'un grand rire.

"Eh bien ! s'exclama-t-il, ce serait bien dommage de le contrarier, ce brave Darotân ! On dit rien à personne et on attend ! Et s'il se pointe un jour pour m'buter, fit-il en se frappant le poing droit dans l'autre main, je lui décalque la tronche dans le mur on y moulera sa statue plus tard".

Ce qui était génial avec mon maître, c'est qu'on réfléchissait pareil.

~~

La première chose que vit Thiwwina en pénétrant dans l'enceinte fut un groupe d'une trentaine de gardes gangr'orcs courir vers la porte, mal réveillés, certains encore appliqués à boucler leur ceinture. "Oulala ça commence fort", lâcha-t-elle - avant de prononcer quelques mots d'incantation.
Une nuée bleutée se forma en avant des orcs. Lorsque la troupe passa dessous, une pluie de glace mi-magique mi-matérielle s'abattit drue sur eux. Leurs jambes devinrent lourdes. Une pellicule d'eau se forma sur leur peau et gela instantanément. Leurs corps s'engourdirent. Le regard bête et douloureux, ils s'arrêtèrent, incapables de réagir.
"C'est qu'ils me mettraient la larme à l'oeil", pensa-t-elle ironiquement avec un sourire carnassier. Ses petits doigts de fée s'agitèrent - elle courut vers eux en bondissant et balançant des volées de javelots de glace qui transpercèrent les chairs - les orcs ne lâchèrent que de faibles plaintes. Arrivée au contact, elle s'assura de leur mort en leur incantant à bout portant un cône de givre. Plus rien ne bougea ni n'émit le moindre son - ils étaient littéralement statufiés et fondraient doucement sous le soleil de l'après-midi.

~

Gunny ne perdit pas de temps. Sitôt la porte passée, il bifurqua à droite et courut vers la grande tour de garde. Arrivé à trente mètres, il vit en sortir plusieurs orcs à l'oeil rouge. Ils écopèrent d'une grenade étourdissante suivie d'un chapelet de diverses bombes de tout calibre, que Gunny avec art avait dégoupillées en chaîne d'un seul mouvement alors qu'elles étaient encore en bandoulière, et avaient balancées de même toutes ensemble en détachant la lanière de cuir et en faisant un mouvement de coup de fouet en direction des orcs.
Le nain ricana, hilare, en entendant les explosions assourdissantes suivies d'une pluie de membres et de viscères.
Puis il bondit sur le côté et balança un fumigène à l'intérieur. Des bruits de toux en sortirent - ainsi qu'une nouvelle symphonie en boom majeur.
"Har har harrrr", fit Gunny en s'engouffrant dans la tour. Il dut faire attention à ne pas se laisser déséquilibrer par les quartiers de viande rouge, les mares de sang, les crânes où se voyaient encore quelques morceaux de visages ébahis.
Il roula des yeux satisfaits en voyant les grandes lézardes que ses bombes avaient laissées dans la pierre. "C'est du carton leur truc !" marmonna-t-il, guilleret, dans sa barbe rousse.

~

Stropovitch et son groupe s'engouffrèrent et repérèrent les tentes et baraquements qui constituaient leur objectif - toute la partie est du camp. Une vingtaine d'orcs s'étaient réunis et se ruaient sur eux. La plupart n'avaient pu se vêtir que de la moitié de leur armure. Le temps que les guerriers et paladins arrivent au contact, la vague d'ennemis était déjà criblée de flèches et prise dans divers sorts de pluies de feu, affaiblissements, attaques mentales, chaînes d'éclairs, en bref, Stropovitch n'eut plus qu'à égorger ceux qui bougeaient encore.
Le massacre commençait bien.
Mais de fait ces orcs n'avaient fait que se sacrifier pour laisser le temps aux arrières de s'organiser. Le long des baraquements est, achevait de se dresser une barricade faite de tentes abattues, de tronçons de bois et de mobilier rustique. Des soldats armés de lances et d'arcs s'étaient alignés derrière. Le dispositif était mis en place dans le but précis de protéger une nuée de démonistes du Conseil pendant qu'ils décimeraient l'unité d'élite de leurs sorts redoutables.
Stropovitch eut un frisson. Arcân ne l'avait jamais préparé à ce type de bataille.
Ses poings se serrèrent sur les gardes de ses épées.
Il courut comme un fou, sans attendre d'ordre.

~

La partie supérieure de la forteresse était surélevée par rapport à l'inférieure. Tout était nivelé dans cette dernière exceptée la pente qui menait, donc, au sommet, laquelle pente était contenue entre deux murs de pierre.
Dans la confusion générale, aucun orc n'avait repéré Farôn traverser la cour et gravir le mur ouest. De toute façon, aucun oeil même expérimenté n'aurait pu le voir. L'elfe maîtrisait l'art de l'invisibilité non magique. On pouvait y déceler un art de vivre, voire davantage. Farôn avait pour ainsi dire une existence partielle. Il s'éclipsait de la réalité, et n'y revenait que quand il le désirait, devant les personnes qu'il jugeait dignes de le voir. Un maître assassin n'est fondamentalement plus de ce monde. Il est dans son univers propre. Un univers épuré, serein, où règne la paix de l'âme et la maîtrise totale de soi. Un univers en marge...
...sauf pour ces saletés de clebs.
Farôn, contrarié, avait passé la tête au-dessus du mur à mi-pente. Devant la porte étaient postés deux démonistes, dix soldats mais aussi deux maîtres-chiens avec leurs sales bêtes dotées de leur sale flair. Ils avaient déjà la truffe agitée et l'air soupçonneux, d'ailleurs. Un pas de plus et ils aboieraient, les yeux rivés sur sa position.
L'enceinte autour de la porte n'était pas escaladable. La pente était large et nue. Le terrain était découvert. En un mot, la partie était ardue.
Farôn se baissa, dégaina lentement et avec mille précautions son arbalète et - incompréhensiblement - se retourna d'un bond, alors qu'il avait les mains sur l'arme et que ses pieds reposaient uniquement sur des aspérités de la roche. Continuant à se moquer éperdument des contraintes physiques de sa position, il arma tranquillement, dos au mur, son arbalète, puis se retourna d'un nouveau bond souple et silencieux.
Les chiens étaient protégés par des plastrons et des masques de cuir lourd clouté.
Et le cuir, ça suffit rarement contre un carreau d'arbalète bien placé.
Tout en visant, il réfléchit calmement à comment il allait gérer ensuite les quatorze orcs et le chien restant. Rien que de très stimulant, comme problème, à première vue.

~

Joannes geignit. Porter une armure de plaques, passe encore. Un bouclier de trois tonnes, pourquoi pas, question d'habitude. Une masse aussi lourde qu'inutile, on n'est plus à ça près. Mais en plus de tout cela, une énorme caisse d'explosifs à transporter, en devant se battre en même temps, "et en ne devant SURTOUT PAS trop secouer l'bazar" - dixit Gunny -, là c'était trop.
Pendant que le reste du corps d'élite investissait la forteresse, il essayait des arrangements. Bouclier dans le dos, caisse sur l'épaule soutenue par un bras : trop fatigant, faudrait alterner d'épaule en cours de route, perte de temps et d'énergie. Caisse portée devant soi à deux bras : empêchait totalement le maniement des armes. Caisse dans le dos sur le bouclier, maintenue par des bandoulières : bloquait le bouclier, puis fallait les trouver et les attacher, les bandoulières.
Ceci dit s'il tenait le bouclier en main gauche, ça restait la meilleure solution.
Mais à force de réfléchir à des questions de transport il avait oublié les explications - au demeurant très succinctes - de Gunny concernant l'utilisation des explosifs une fois arrivé à destination. Et il s'en rendit compte avec épouvante.
Il aperçut du coin de l'oeil le nain courir vers la tour de garde. Il saisit à bout de bras la caisse et courut derrière lui en s'égosillant pour l'appeler - mais le poids de la caisse lui coupa rapidement le souffle - et les jambes.
Il commença à désespérer.
Mais soudain, son visage fut baigné de félicité céleste : Gunny avait laissé derrière lui, à terre, deux bandoulières tout à l'heure encore lestées de grenades.
Un tel heureux hasard ne pouvait être pure coïncidence : rassuré en son for intérieur par les encouragements et l'aide que lui prodiguait la Lumière pour sa mission, Joannes entreprit de nouer ces fameuses lanières de cuir aux anses de cette maudite caisse.

~

Thiwwina vit elle aussi une barricade se dresser, mais à l'ouest - la situation se présentait mal. Ceci dit même si les orcs se défendaient de façon symétrique en ne laissant que la place centrale aux Alliés, la composition de leurs forces n'était pas, elle, symétrique. A l'est, là où Stropovitch, loin devant son groupe, avait déjà sauté par-dessus la barrière - exploit inexplicable vu qu'il était revêtu de plaques - et commencé son carnage, il y avait quasiment tous les démonistes de la forteresse, avec, tout au fond contre la muraille est, le bâtiment dédié aux pratiques occultes. A l'ouest, symétriquement, c'était l'armurerie - qui d'ailleurs allait normalement, si Joannes réussissait sa mission spéciale, bientôt sauter.

Autre avantage, la barricade se dressait entre le surplomb du chef au nord et les écuries au sud. Si Thiwwina et son groupe traversaient les écuries, ils se retrouvaient de l'autre côté de la barrière.

Aussitôt pensé, aussitôt exécuté - Thiwwina ne passait jamais plus de deux secondes à réfléchir. Elle courut vers les écuries sous une pluie de flèches et bondit gracieusement par une petite fenêtre. Son groupe batailla pour atteindre la porte - Gunny lui en avait confié le commandement, et elle n'avait donné qu'une seule consigne : "Suivez-moi et admirez".

Elle n'avait pas posé le pied à terre à l'intérieur qu'une armée de molosses lui sautait dessus.

Quelques secondes plus tard, son groupe avait atteint la porte des écuries, non sans avoir dû combattre une nuée d'orcs qui voulait les en empêcher. Ils s'apprêtaient à la défoncer, des flèches pleuvant dru sur eux, quand Thiwwina leur ouvrit tranquillement. Elle les introduisit d'une courbette et prit des airs de guide touristique - ils s'engouffrèrent et refermèrent.

"Tout de suite sur votre gausse, vous pouvez admirer l'oeuvre Zaillissement du soi, représentant un sien-loup en plein bond. Ze vous laisse noter le réalisme étonnant de la posture et de la mâssoire ouverte sur des crocs menaçants. A côté la célèbre scène de groupe Pique-nique cynique, où trois molosses claquent en même temps leurs mâssoires sur du vide, symbolisant l'inanité inhérente à toute action. Sur votre droite, un autre sef-d'oeuvre de sculpture glacée, Promesse d'infini, où un maître-sien, le regard déterminé fixé vers l'horizon, pointe un doigt qui ne désigne rien. La question est : désignait-il quelque sose, ou ne fait-il que le vouloir désespérément ?"

~

Gunny entreprit de placer d'énormes charges à l'intérieur de la tour. Mais soudain, son corps fut parcouru d'un frémissement surnaturel. Le gémissement de son âme retentit douloureusement dans ses entrailles. De la magie démoniaque.

Le nain se retourna et leva la tête, de la sueur froide perlant déjà à son front. Un escalier courait le long des murs de la tour. Dix mètres au-dessus de lui, il aperçut un orc au moment où il reculait pour se mettre hors de vue.

Encore plus haut, deux autres têtes apparurent brièvement, incantant en deux mots des sorts d'affliction sur lui.

Gunny bondit se terrer sous l'escalier à son tour. Il lui fallait trouver un plan rapidement. Mais déjà les sorts agissaient. Son âme était torturée. L'angoisse lui étreignait le coeur et le faisait suffoquer. Il tomba à genoux et sentit le froid de la mort lui faire trembler les mains convulsivement.

Des pas résonnèrent dans l'escalier. Le nain décela d'après le bruit trois créatures, dont une minuscule et une lourde.

"Mosh'kal !" s'écria joyeusement une petite voix grinçante. Gunny sursauta. Un diablotin perché au-dessus de sa cachette lui souriait de toutes ses dents.

Les deux autres passèrent au-dessus de lui et apparurent en bas. Ils le repérèrent immédiatement.

Une succube dénudée passa la langue sur ses lèvres et claqua son fouet.

Un gangregarde massif s'approcha lentement de lui à pas lourds, brandissant une gigantesque hache à deux mains.

Il tremblait de façon impressionnante. De grosses gouttes de sueur sillonnaient son visage pâle comme la mort. Sa vie défila devant ses yeux. Dans son délire, il revit ses parents, la fabrique familiale de bière, ses dizaines de cousins et leurs virées nocturnes, ses frères d'armes de toutes les guerres, ses voyages pour la Ligue des Explorateurs, sa fiancée morte sous l'emprise du Fléau à cinq mois de grossesse. Son premier et dernier amour.

Muhra. La bonté et la douceur incarnées. Celle à qui il avait promis sur son lit de mort.

Qu'il ne mourrait pas avant d'avoir fait sauter tous les démons de toutes les planètes, qu'il ne mourrait pas avant de les avoir tous renvoyés en charpie dans le Néant distordu.

Il se releva. Les tremblements s'affaiblirent. Le regard s'affermit.

Son nom est Barthum Bearstrength, décoré par Magni Bronzebeard en personne pour avoir sauvé avec ses explosifs une unité de cent combattants à Lordaeron, expert mondial réputé en ingénierie et inventeur reconnu, vainqueur de toutes les compétitions de tir de tout Azeroth depuis cinq ans, membre du groupe spécial d'intervention de l'armée alliée de libération de l'Outreterre, promu lieutenant-commandant pour sa participation décisive à l'établissement des forces alliées de l'autre côté de la Porte.

Et là où je passe il ne doit rester que ruines fumantes.

Le gangregarde leva sa hache. Gunny lui lança un regard de défi en se fendant d'un rictus goguenard.

~

Aucun mortel, quelle que soit sa race, ne pouvait sauter au-dessus de cette barricade vêtu de plaque. Mais Stropovitch ne se contrôlait déjà plus. Il avait maîtrisé sa peur de la magie démoniaque en en faisant de la rage. Et plus il s'approchait de l'ennemi, plus l'angoisse augmentait, exponentiellement. Et plus il enrageait.

Le bond était magistral. Il s'envola littéralement au-dessus de la barrière, une expression terrible sur le visage. Les orcs de l'autre côté eurent le pressentiment qu'ils allaient mourir.

Le draeneï leur apporta une confirmation immédiate.

En un éclair cinq archers étaient morts. Le guerrier émit un cri démentiel qui effraya même les démonistes proches. Pendant quelques instants, aucun orc ne l'attaqua. Ils le regardaient, pétrifiés de peur, réduire en charpie tout ce qui lui tombait sous la main.

Le reste du groupe profita de la percée effectuée de l'autre côté pour brûler à grand renfort de magie le morceau de barricade que Stropovitch avait franchi.

Pendant ce temps, le draeneï faisait voler les membres. Ses lames se mouvaient trop vite pour que leur trajectoire soit visible. Ce que les orcs voyaient, c'était un colosse se déplacer à une vitesse ahurissante le long de leurs rangées, et leurs camarades tomber en chaîne comme des files de quilles, diversement étripés et égorgés, ou se tordant de douleur au sol, avec des yeux crevés, des tendons sectionnés, ou des plaies béantes dans le torse et les cuisses.

Des cris fusèrent chez les orcs pour contre-attaquer. Ils commençaient à se ressaisir. Un groupe d'une dizaine de démonistes cibla le météore vivant pendant que les autres accueillaient l'unité d'élite qui avait percé la barricade.

Stropovitch sentit une boule de feu lui picoter le dos à travers l'armure. Il se retourna et avisa divers démons mineurs qui se dirigeaient vers lui. Il courut à leur rencontre. Mais il sentit soudain une gêne. Une gêne générale.

Ses mouvements devenaient pénibles et lents. Sa vue se brouillait légèrement.

Hache parée, lames croisées plongées dans la poitrine du gangregarde. Diablotin tranché en deux d'un coup. Fouet arrêté de la lame droite - il s'enroule -, succube éviscérée de la gauche. Là-bas, leurs maîtres...

Derrière, le fracas assourdissant de la bataille engagée avec l'unité d'élite.

Sa respiration devenait difficile. La magie démoniaque l'oppressait. Les démonistes coururent pour rester à distance du guerrier pendant que leur corruption agissait.

Inutile.

Il trouva la force de les rattraper. Ses lames sectionnèrent la nuque d'un fuyard. Les autres se retournèrent en grognant diversement. Ils se mirent à incanter leurs sorts les plus puissants pour l'achever.

Ben voyons.

Il planta ses lames dans deux bouches en même temps. Les orcs gémirent et s'effondrèrent mollement, pendant que Stropovitch martelait de coups de poing la figure d'un autre. Un quatrième se prit un coup de sabot si puissant dans le ventre qu'il tomba à terre, le souffle coupé, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.

Mais les sorts des autres arrivèrent à destination.

C'est mon âme que je sens crier en moi. Comme ce jour près de Telredor. Mon corps m'échappe, mes jambes flageolent, je suis faible et impuissant. Ma volonté fléchit, l'angoisse étreint mon coeur pour l'empêcher de battre.

Un gémissement sortit du corps de Stropovitch. La vie en lui était corrompue et travaillait à sa propre perte. Quoi qu'il fasse désormais, même s'il tuait ses adversaires, il allait mourir.

Les orcs encore debout se mirent à sucer la vie qui lui restait, attendant qu'il tombe. Le guerrier hurla. La sensation était horrible, insoutenable.

Derrière lui l'unité d'élite, encerclée de solides gangr'orcs armés et carapaçonnés, était prise sous des pluies de feu et des dizaines de petites graines de l'enfer qui faisaient imploser les corps.

L'air était chargé de mort et de désespoir.

La lueur des yeux de Stropovitch devint rouge.

~

Farôn tira. Le carreau d'arbalète atteignit le chien en plein coeur, qui couina à peine sous le choc. Aussitôt l'elfe se retourna d'un bond, se baissa et mit en place un autre carreau, en faisant toujours montre de son équilibre surnaturel.

On ne l'avait pas vu. Le groupe de gardes émit cris et grognements. Le second chien fut envoyé en avant pour trouver sa trace.

Bond, repérage, tir. Second chien éliminé.

Farôn sauta souplement sur la pente, un couteau de lancer dans chaque main. Les orcs se jetèrent sur lui. Puis s'ébahirent. L'elfe avait complètement disparu. Et contre la porte, les deux démonistes s'effondrèrent, avec chacun un couteau enfoncé dans l'oeil jusqu'à la cervelle.

Les guerriers commencèrent à paniquer. Ils scrutèrent fébrilement le sol dans l'espoir vain d'y trouver des traces de pas. Ils épiaient, les nerfs à fleur de peau.

L'un d'eux gémit soudain et tomba, le cou à demi ouvert par derrière.

Les autres eurent peur.

C'est le moment que choisit Farôn pour apparaître. Il tourna silencieusement et rapidement autour de chacun d'eux. Paniqués et surpris, ils firent des mouvements de bras stupides comme pour se débarrasser d'une mouche. Pendant ce temps, des talons, des genoux et des cous prenaient des coups de dague d'une précision radicale.

Il esquiva de justesse une hache qui s'abattait sur lui - laquelle, à la fin de sa trajectoire, acheva un orc gémissant qui tentait de contenir l'hémorragie d'une artère sectionnée au genou droit.

Farôn jeta aux yeux de l'orc combattif une poudre aveuglante. Le guerrier se prit la tête dans les mains en criant, lâchant son arme.

Ils étaient encore bien quatre à être en état de se battre. Avec des armures.

Il entama contre eux une danse qu'ils ne comprirent pas. Ils pensaient le frapper, le toucher, mais il esquivait tout. Et ce, sans qu'ils le voient jamais bouger. Lui en revanche planta un couteau dans un oeil, envoya un coup de pied dans la face d'un autre, puis sembla se téléporter dans son dos et lui planta sèchement ses dagues dans les deux aisselles, jusqu'à la garde, en fouillant de ses lames la large poitrine. L'orc hurla. Et mourut. Mais quand il tomba, l'elfe n'était plus derrière lui.

Il était déjà derrière le troisième. Il lui ôta le casque d'un geste vif, avant de le décapiter proprement en plantant sa dague dans la nuque et en lui imprimant un mouvement circulaire d'une précision chirurgicale.

Le dernier s'enfuit en hurlant. Il se prit quelques secondes plus tard un carreau d'arbalète mortel.

Il restait à achever l'aveugle et les estropiés, ce que l'elfe fit avec une certaine répugnance.

~

Joannes remarqua que l'écurie ne collait pas tout à fait la muraille. Il y avait une largeur suffisante pour qu'un homme y passe. Il avait vu Thiwwina et son groupe pénétrer dans l'écurie, mais il avait préféré ne pas les suivre. Aussi improbable que cela paraisse, on lui avait donné, à lui, un paladin, une mission requérant de la discrétion.

Il contourna donc le bâtiment, non sans que la caisse dans son dos frotte entre le mur de l'écurie et la muraille, menaçant de se bloquer à tout instant.

Mais elle passa, au grand soulagement du paladin. Ceci dit, quand il chercha des yeux la direction de l'armurerie, il se rendit compte que le mur ouest de l'écurie était littéralement assiégé par des dizaines de gangr'orcs qui attendaient que Thiwwina et son groupe sortent.

Ils le virent, hurlèrent et l'attaquèrent.

Il n'avait bien sûr aucune chance contre autant d'ennemis. Il s'enferma aussitôt en lui-même et pria la Lumière. Aussitôt une douce et lumineuse bulle d'invincibilité le recouvrit, qui provoqua l'ahurissement des orcs.

Joannes était absolument insensible. Les sorts des démonistes ne l'atteignaient pas. Les armes glissaient sur lui.

Mais ça ne durerait pas longtemps. Joannes le savait. Il fallait attendre la cavalerie - en l'occurrence la gnomette. Elle ne devrait plus tarder.

En effet aussitôt la bulle enclenchée le mur fut fracassé par une bourrasque de gel et tout le groupe de l'unité d'élite... passa à côté de Joannes sans le voir et partit de l'autre côté entamer le carnage.

La bulle commença de s'affaiblir. Les orcs qui étaient restés grognèrent de satisfaction.

Joannes se résolut. Il posa la caisse à terre. Et commença le combat. Il alterna les moments où il se battait de la masse et du bouclier et ceux où il priait.

Et quand il priait, il était absolument concentré. Pendant qu'il croulait sous les coups et les sorts, ses blessures se refermaient aussitôt infligées, les sorts d'affliction disparaissaient ou se dissipaient. Tel était la puissance de la Lumière. Et il n'existait pas d'âme plus pure que celle de Joannes, plus susceptible de la maîtriser totalement. Il ne se laissait déconcentrer ni par la douleur physique, ni par les souffrances mentales.

Mais même le Branleur, lui qui avait survécu à toutes les guerres, ne pouvait tenir éternellement. Il sentit la fin proche. Il avait renvoyé les démons au Néant - il avait ce pouvoir - et mis à terre les démonistes, mais il restait trois guerriers.
Les orcs s'acharnèrent, mis en rage par l'inefficacité de leurs coups.
Il pria encore ! La Lumière ne pouvait l'abandonner. Il trouva la force d'âme de s'enrober d'une nouvelle bulle lumineuse sur laquelle glissèrent de nouveau les haches. Les orcs s'énervèrent réellement.
A l'abri, Joannes détacha des pièces d'armure. La bulle s'affaiblissait encore plus vite que la première.

Joannes se redressa fièrement, blessé à de multiples endroits, des pièces d'armure cabossées à ses pieds. Du sang coulait sur toute sa peau, le recouvrant de rigoles rouges. Quand il détacha son libram de la chaîne d'or qui le retenait à sa ceinture, il sentit la Grâce l'envahir. Les orcs manifestèrent soudain une espèce de fascination. Le livre à la couverture ciselée de dorures s'ouvrit de lui-même à la page souhaitée. Joannes ferma les yeux, se laissant envahir par la Lumière. Il lâcha le livre, qui resta suspendu en l'air. Les pages s'illuminèrent. Le paladin leva ses yeux fermés vers le ciel, et joignit les mains sur le coeur.

Les blessures se refermèrent toutes, soudainement et parfaitement. Sa peau devint blanche et scintillante.

Il semblait un ange.

Joannes rabaissa lentement la tête, rouvrit lentement les yeux. La bulle se dissipa tout à fait. Un des orcs hésita et balança un coup de hache sur le torse nu, avant de s'ébahir. C'est à peine s'il avait égratigné le paladin.

"Venez à moi, murmura ce dernier. C'est l'heure du jugement".

~

Thiwwina fracassa le mur du fond d'un cône de gel et gela les jambes des dizaines d'orcs derrière. Son groupe et elle les décimèrent sans faire dans le détail et bifurquèrent immédiatement à droite.

Les orcs derrière la barricade s'étaient rapidement regroupés. Ce fut un choc frontal.

Thiwwina déchaîna ses pouvoirs. Le froid pinçait les peaux, glaçait la chair, pénétrait les os et les faisait vibrer douloureusement, gelait la moelle. L'ensemble des orcs fut saisi d'une irrésistible vague de froid. Certains tentèrent de trouver dans la mêlée la cause de ce fléau. Mais la responsable était une gnominette minuscule et insaisissable qui bondissait et se faufilait partout en s'esclaffant et gazouillant.

Un archer elfe près d'elle soudain laissa échapper un cri étouffé, et porta la main à son coeur, serrant sa poitrine convulsivement. Il tomba à genoux, suffoquant, tendit l'autre main en avant, demandant de l'aide. Thiwwina vit dans ses yeux soudain ternes et voilés la souffrance aigüe et la peur de la mort. Il implosa. Elle sentit quelque chose crier en elle.

L'implosion n'était pas physique mais magique. Le cadavre de l'elfe n'avait pas de blessure visible. C'était son âme qui était morte. Et l'onde produite affectait les âmes des mortels proches.

Une prêtresse humaine implosa ainsi à son tour. Puis un guerrier nain. D'autres personnes autour d'eux s'en trouvèrent soudain hors de combat. Leurs membres ne bougeaient plus. Leur force vitale avait été annihilée.

Et Thiwwina la vit.

La graine.

Une petite, toute petite sphère verdâtre entourée d'une aura de décrépitude. La gnomette la vit au moment où elle pénétrait en elle sans bruit, sans heurt, la condamnant sans cérémonie.

La bataille prenait un tour incertain. Les prêtres et paladins en arrière prièrent la Lumière pour fortifier les âmes. Les orcs profitèrent de cet instant de désarroi dans les rangs alliés pour tenter de prendre l'avantage. Des membres et des têtes volèrent. Le groupe se fit lentement encercler.

Et une pluie de feu entreprit de tous les réduire en cendres.

Thiwwina trouva la force de s'entourer d'une barrière de glace. Ces satanés démonistes se trouvaient quelque part en retrait et étaient en train de les décimer. Et c'était à elle de trouver la solution.

~

La décharge de plombs fit un large trou béant dans la poitrine du gangregarde et termina sa course dans le crâne de la succube. Le diablotin eut à peine le temps d'abandonner son sourire - on le choppa et lui enfonça une grenade dans la bouche.

"Retour à l'expéditeur har har harrrrrr !" Gunny bondit au centre et balança le démon en hauteur, là où il avait vu le démoniste perché le plus bas dans l'escalier.

Il y eut un boom suivi d'une pluie de pierres et de sang.

Mais le nain était déjà en train de gravir les marches quatre à quatre. Il put voir le résultat de son lancer : un démoniste orc suant et haletant se tenait l'épaule gauche où ne se trouvait plus de bras. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à arrêter une hémorragie affolante. La moitié gauche de son visage était brûlée. Il regarda le nain sans expression particulière. Il était résigné à la mort.

Gunny rechargea tranquillement son tromblon à côté de lui. Les sorts d'affliction qui l'affectaient tout à l'heure semblaient avoir disparu. Bien qu'affaibli, il affichait un entrain invincible.

Il renvoya le tromblon chargé dans son dos et prit en main le fusil de précision. Il laissa l'orc se vider de son sang et continua de monter mais lentement, marche par marche, sans bruit, dos au mur et se déplaçant latéralement, le fusil braqué légèrement vers le haut sur les marches lui faisant face.

Il s'immobilisa totalement lorsqu'il entendit des voix chuchoter au-dessus de lui. Les deux autres démonistes se concertaient. Pour les avoir en ligne de mire, il fallait atteindre le côté opposé. Le plus silencieusement du monde, il atteignit le coin. Puis se décala millimètre par millimètre, l'oeil vissé au viseur.

Une oreille rouge. Une tête d'orc qui parle. Qui s'arrête de parler. Une tête d'orc trouée. Un corps qui chute mollement. Qui bascule dans le vide. Et va s'écraser tout en bas dans un bruit mat.

Pas de trace du dernier. Aucun bruit.

Il veut jouer à chat ? J'ai ce qu'il faut pour les petites souris har har har.

~

Les démonistes qui aspiraient la vie de Stropovitch sentirent soudain leurs corps brûler de l'intérieur. Ils durent arrêter, la douleur devenant insoutenable.

Les yeux du draeneï flamboyaient d'un rouge démoniaque.

Et soudain il se redressa et cria. Il y eut comme une onde de choc qui renversa ses adversaires, suivie d'une vague de chaleur ardente.

Le cri fut long et bestial.

Les démonistes se relevèrent, abasourdis. Les sorts d'affliction qu'ils tentèrent furent vains. La peur qu'ils voulurent distiller dans son âme n'eut aucun effet.

Alors qu'il était à l'article de la mort tout à l'heure, le draeneï irradiait désormais la vie, et une vie bien plus intense qu'au début. Une vie infernale. Incorruptible. Une vie purifiée et nourrie par le feu.

Il cessa enfin de crier et rabaissa la tête quelques secondes. Le sol vibrait sous lui. Son armure se fonçait sous l'effet de la chaleur.

Soudain il choppa un démoniste à la gorge de la main droite. Il serra, le regard dur. L'orc émit des sons étranglés, la face écarlate, les yeux révulsés. Un craquement, un froissement de chair. Le guerrier lâcha le cadavre.

Il se tourna vers un autre et lui décocha un coup de poing terrible, qui lui explosa littéralement le crâne. Des morceaux de mâchoire et des lambeaux de cervelle allèrent décorer les robes de ses voisins.

Le draeneï alla calmement ramasser ses deux épées toujours fichées dans les bouches de deux cadavres.

A ce moment, les autres orcs, pétrifiés de peur, parvinrent à se retourner et à s'enfuir. Vers le Cercle Occulte, le grand bâtiment en forme de pentagone à l'est du camp.

Stropovitch marcha tranquillement dans leur direction. Les robes des démonistes morts s'enflammèrent sous ses sabots.

Derrière lui, la bataille sur la barricade restait d'une issue incertaine, et extrêmement mortelle. Il y avait déjà plus de morts que de vivants de chaque côté.

~

Farôn constata que la porte de l'enceinte interne était effectivement escaladable. Paradoxalement, plus les portes étaient renforcées, plus il les passait facilement. Il y avait toujours des cordes, mécanismes et autres armatures qui constituaient d'excellentes prises.

Il se hissa souplement et jeta un oeil de l'autre côté.

Il y avait là une véritable armée. Des dizaines de guerriers et de démonistes d'élite. Ils étaient parfaitement préparés à accueillir - et achever - ce qu'il resterait de l'unité alliée.

Ils avaient même prévu l'option de l'assassin. Tous les démonistes patrouillaient toute la zone autour de la grande hutte du chef accompagnés de leurs traqueurs, des démons mineurs ressemblant vaguement à de gros chiens à courtes pattes avec des antennes sur la tête. Capables de sentir sa présence.

Ils le sous-estimaient.

Farôn sauta de l'autre côté de la porte, parfaitement visible. Deux gardes crièrent aussitôt l'alerte. Tous les orcs tournèrent la tête dans sa direction. Ils ne virent personne.

On fit quadriller la zone par des traqueurs. Ils ne trouvèrent rien.

On s'agita. La garde rapprochée du chef fut renforcée. Toutes les sentinelles ouvrirent l'oeil, à l'affût du moindre signe visible d'une présence hostile.

Farôn observait tout cela depuis le toit de chaume de la hutte sur lequel il avait grimpé au nez et à la barbe de tous ces empotés.

Allongé, il fouilla le chaume de ses dagues au niveau de l'arête centrale du toit. Il rencontra du bois, et s'y attaqua pareillement. Il était patient et efficace. De toute façon, c'était très loin d'être solide. Il creusa obliquement de ses lames l'épaisseur du bois par un interstice. Puis se servant d'une dague comme levier au niveau où la planche était fixée, il arracha lentement les énormes clous. Les muscles de ses bras apparurent, fins et dessinés, dans l'effort.

Au bout de longues minutes, il réussit à la soulever suffisamment et à la déplacer sur le côté. Il se faufila silencieusement dans l'ouverture créée. Il était dans la grande salle, à dix mètres du sol. Il se reçut en équilibre souplement sur une poutre.

En contrebas, le chef, un énorme gangr'orc à la robe magnificente - un dignitaire du Conseil manifestement, rien moins - recevait chaque minute des nouvelles du front par des messagers. Faisant barrière autour de lui, des dizaines d'orcs, guerriers et surtout démonistes, s'agitaient en scrutant les deux entrées de la salle. Paradoxalement, c'était justement leur nombre et leur agitation - bruits de pas, de voix, cliquetis d'armures - qui les avaient empêchés d'entendre Farôn arracher à moitié une planche du toit.

Il arma silencieusement son arbalète, en équilibre sur la poutre, dissimulé dans l'ombre.

~

Joannes respira. A ses pieds, des cadavres méconnaissables, martelés de dizaines de coups de masse.

Il avait encore survécu. Par la grâce de la Lumière.

Il ferma les yeux quelques instants pour reprendre des forces. De la force d'âme, s'entend. Là où d'autres se battaient avec leur force physique, leurs techniques et leurs incantations, Joannes se battait avec sa détermination, sa concentration et sa foi. Telle était l'essence du Sacré. Donc là où ces autres devaient se reposer et se nourrir entre deux batailles, Joannes n'avait qu'à faire quelques instants la paix dans son âme.

Il ne se laissa pas distraire une seule seconde par la bataille qui faisait rage non loin de là.

Il se releva lentement et réajusta son armure. Il reprit la caisse sur son dos et se dirigea vers l'armurerie. Il se débarrassa de deux orcs qui gardaient l'entrée - et ouvrit.

A l'intérieur, en même temps qu'il entrait, une dizaine d'énormes guerriers ennemis surgit d'une trappe du sol. A leur armure et leur stature, on pouvait deviner qu'ils étaient l'élite du camp. Il n'y avait a priori aucune raison qu'ils se trouvent là.

"Mais pourquoi moi..." gémit d'abord le paladin.

Il se concentra du moins derechef et déposa une nouvelle fois la caisse. Il devait absolument réussir. Il consacra d'un mot le sol sous le regard des orcs. Il se trouvait au centre d'un grand cercle de terre lumineuse baignée de magie du Sacré.

"Tout mortel pénétrant dans ce cercle recevra la punition de ses péchés, dit-il d'une voix forte et impérieuse. Si vous n'avez pas fait pénitence, si votre conscience n'est pas pure, vous exposerez votre vie au jugement sans merci de la Lumière. Moi Joannes Bluemill je le jure, si votre âme ne connaît pas la paix, je vais l'y faire régner pour toujours".

~

Il fallait réagir vite. Thiwwina se faufila entre les jambes des orcs, en bondissant, esquivant les lames et les mouvements. Tel un feu follet, elle traversa les lignes ennemies, fuyant l'encerclement.

Elle atterrit d'un bond au milieu des démonistes.

Ils n'étaient que cinq. Mais ce nombre suffisait à décimer les rangs de l'unité encerclée. L'un d'eux incantait une nouvelle graine.

"Tut tut tut", fit Thiwwina en verrouillant ses lèvres magiquement.

Les visages des démonistes se tournèrent vers elle.

"Ze m'amusais bien zusqu'à maintenant, mais vous m'avez énervée, dit-elle d'un air sérieux. Toi, tu es une tortue !"

Un second orc se métamorphosa en tortue. Les trois derniers se mirent aussitôt à la marteler de sorts d'affliction.

Consciente de n'avoir que peu de temps avant l'implosion, elle avait décidé de tout donner. Elle s'entoura d'un bouclier magique qui la protègerait de tous les sorts, mais qui en contrepartie la viderait progressivement de sa propre réserve de magie. Les corruptions des démonistes n'agirent pas sur elle. Elle annula leurs malédictions. Puis elle ferma les yeux.

Des éclairs l'entourèrent. Pas des éclairs naturels. C'était de la puissance magique pure. Les orcs restèrent un instant interdits.

Elle rouvrit les yeux. Ils étaient passés du noisette au bleu clair. Et ils brillaient.

Décrire le massacre qui suivit serait difficile tant il fut rapide. En quelques secondes, les cinq démonistes furent réduits en miettes de glace éparpillées par le vent.

Thiwwina mit un genou à terre, complètement vidée. Mais la partie n'était pas terminée. Elle avait des dizaines d'hommes à sauver. Avant la fin.

Elle se concentra encore, et communiqua directement avec le plan de la magie. Une tornade bleue l'entoura, l'irradiant de magie pure.

Quand elle se redressa, elle inspira profondément. Elle était de nouveau en pleine possession de ses moyens.

Elle se retourna vers les guerriers orcs, qui lui tournaient toujours le dos, n'ayant rien remarqué de la mort des démonistes. En quelques mots une bourrasque de gel s'abattit sur eux, ralentissant leurs mouvements. Délivrée des graines et des pluies de feu, la troupe d'élite mobilisa ses dernières forces pour renverser définitivement le cours de la bataille. Thiwwina maintint la bourrasque jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent une seconde fois.

Elle sentit soudain les tréfonds de son âme trembler. Elle jeta un dernier regard soucieux sur l'affrontement. Elle avait accompli sa mission.

"C'était quand même une belle ballade", pensa-t-elle.

Personne ne la vit s'effondrer sans bruit. Il n'y a rien qui ne sache mieux capter l'attention qu'une gnominette exubérante de vie ; mais il n'y a rien de plus discret qu'une gnominette qui meurt.

~

Gunny continua de gravir lentement les marches, plaqué contre le mur, le fusil braqué progressivement sur chaque portion d'escalier découverte. Il parvint ainsi au sommet. Des sons rauques se faisaient entendre. Une batterie d'orcs incantait des sorts sans interruption.

Le nain comprit immédiatement. Il y avait là-haut un groupe de démonistes qui, en sûreté, exterminait le groupe chargé de la partie est du camp, en contrebas.

Soudain, une énorme boule d'ombre avec ce qui semblait deux yeux - deux tâches de feu sur une excroissance qui tenait lieu de tête - se matérialisa devant lui. "Mash'linnkaroth !" dit fortement la boule d'une voix caverneuse.

Tous les démonistes se ruèrent dans l'escalier pour tuer l'intrus. Une bonne quinzaine.

"Wouh pétard !" lâcha Gunny en se délestant fébrilement de grenades de toutes sortes, avant de sauter dans le vide... en déployant sa cape-parachute - qu'il avait lui-même inventée.

Un tonnerre assourdissant d'explosions retentit. Le sommet de la tour s'effondra. Une pluie de pierres s'abattit à l'intérieur, rebondissant sur les marches, détruisant l'escalier.

Alors Gunny tenta une action désespérée avant de mourir écrasé.

Il sortit un poignard et trancha net le parachute. Et en tombant, il actionna ses bottes-fusées.

A l'extérieur, orcs comme alliés virent la tour s'effondrer et, à la dernière milliseconde avant de se faire écraser, un nain-missile sortir par la porte en baissant la tête, volant à un mètre du sol. Gunny, absolument hilare, mit le cap sur la bataille de la partie est.

La réserve de carburant prit fin. Le nain se reçut au sol, dégaina son tromblon et le déchargea dans les entrailles d'un guerrier orc. Les plombs le traversèrent et abattirent encore deux orcs derrière. Le sol était jonché de cadavres.

"Allez ! fit Gunny en rechargeant. On a une bataille à gagner les gars ! Le premier que je vois qui arrête de se battre, il se prend un coup de pétoire !"

~

Stropovitch se dirigeait à pas lents vers la grande bâtisse noire. Sur son passage, les tentes prenaient feu, le sable grésillait.

Il avait toujours le plein contrôle de sa conscience. Sa peau n'avait pas changé de couleur. Il ne s'était même pas rendu compte que ses yeux flamboyaient. Il se sentait simplement parfaitement bien.

Il entra.

Dans une grande salle en forme de pentagone, une quarantaine de démonistes était en plein rituel d'invocation.

Non.

Ils invoquaient un démon pour les aider dans la bataille. Dont on pouvait déjà voir se profiler la silhouette dans la pénombre. Une chose énorme. Un monstre d'une quinzaine de mètres de haut, semblable à une femme à la peau sombre, nantie de six bras armés chacun d'une grande épée ; aux yeux flamboyants de colère. Une machine de mort. Une faucheuse d'âmes.

Stropovith se rua dans le cercle des démonistes. Insensible à leurs sorts par la puissance du feu qui s'éveillait en lui, il les réduisit en charpie. Certains tentèrent de fuir, mais leurs robes et leurs entraînements ne les rendaient pas aptes à semer le draeneï. Il les déchiqueta tous, les débita en fines tranches fumantes, cuites par les lames chauffées à blanc. Deux d'entre eux semblaient être des dignitaires, des démonistes de haut rang. Ceux-là constatèrent calmement l'inefficacité totale de leurs sorts. Ensemble, ils invoquèrent un Infernal.

Un gros démon constitué de rocs animés d'un feu jaune. Comme ceux que le guerrier avait aperçus en passant la Porte. Il se précipita sur la chose et planta férocement ses lames dans le roc qui tenait lieu de torse. Il sentait qu'il en avait la force. Les épées pénétrèrent en effet la pierre. Les démonistes en restèrent coi. Le draeneï tenta de les écarter pour briser littéralement le démon. Il s'entendit crier sous l'effort. Ses muscles se bandèrent à l'extrême, faisant apparaître des veines noires sur la peau. L'Infernal était parcouru de tremblements, incapable de riposter. Le feu jaune qui liait les rocs entre eux devint rouge. Le déchaînement de Stropovitch faisait pénétrer son feu dans le démon via ses lames. Lequel finit par exploser. Des fragments de roche à demi fondue jonchèrent le sol. Le draeneï prit enfin conscience qu'il manifestait les symptômes. Il s'en étonna, mais n'en fut pas effrayé. Il se sentait trop bien pour s'inquiéter. C'était surprenant que le démon intérieur ait survécu à la mort du draeneï dans l'Exodar et ait échappé à l'inspection de son âme par O'ros ; mais dans la situation actuelle, s'en plaindre ne lui serait jamais venu à l'idée. Il ne ressentait que maîtrise et puissance.

Stropovitch fondit sur les deux démonistes, une épée dans chaque coeur. Leurs robes s'enflammèrent. En mourant, l'un d'eux planta ses yeux dans ceux du guerrier. Et soudain sembla le reconnaître. Ses lèvres tremblèrent. Il s'exalta, et sembla presque heureux.

"Mok graghor an, Ar...chim...", lâcha-t-il en expirant, un sourire sur les lèvres.

Stropovitch en fut troublé. Mais il sentit une présence derrière lui. Il se retourna.

La faucheuse d'âmes était invoquée. Et le regardait étrangement, comme si elle hésitait.

"Vash'kor Eredar ?" demanda-t-elle d'une voix grave, empreinte de doute.

Le draeneï fut saisi d'une grande colère. Ses yeux lancèrent de longues flammes. Sa peau se recouvrit de veines noires. En un clin d'oeil il se trouva aux pieds de la créature, et lui cingla les chevilles de coups d'épées sauvages. Elle poussa un cri terrible et tomba à genoux. Furieuse, elle le cribla de coups à son tour de ses six bras, avec toute la force que peut déployer un démon de quinze mètres de haut. Mais il para tout. La vitesse des mouvements du guerrier était décuplée par la rage. Les chocs des lames étaient si puissants que les sabots de Stropovitch s'enfonçaient dans le sol et que le bâtiment tremblait ; si détonants qu'on les entendit dans l'ensemble de la forteresse. Tous les combattants comprirent que quelque chose qui ne concernait pas les mortels se passait près d'eux.

L'expression du guerrier se durcit. Les veines de ses tempes frémirent. Les muscles de ses cuisses se tendirent. Il cria longuement, et au milieu de deux parades, bondit à la poitrine de la faucheuse, à la vitesse d'une téléportation, et y planta ses lames. Le cri qu'elle poussa fut suraigu et surpuissant. Elle se renversa en arrière. Il prit appui de ses sabots sur le torse incliné, retira ses épées et d'un mouvement vif et précis la décapita.

~

Farôn tira. Le carreau traversa la tête du chef par l'occiput. La pointe ressortit dans la bouche, par le palais.

Mais il ne tomba pas. Il leva les yeux vers Farôn avec un regard terrible. De la fumée noire se dégageait de son corps. Ce n'était pas vraiment un gangr'orc. C'était un démon.

L'elfe sauta d'un bond sur le toit en évitant de justesse la pluie de flèches qui s'était abattue sur la poutre.

Des dizaines de guerriers et de démonistes sortaient de la hutte pour lui faire la peau. Des échelles furent levées. Farôn sauta du toit et disparut. Mais il savait que ce ne serait que provisoire. Ces fichus démons traqueurs couraient dans tous les sens. Ils finiraient par le trouver.

L'elfe était parfaitement invisible aux yeux des orcs. Accroupi contre un mur, il les regardait tous courir en tous sens en criant des ordres. De toute évidence, cette agitation n'était pas due quà sa présence.

En effet, les deux groupes de l'unité d'élite avaient remporté leurs batailles et, sous la direction de Gunny, défoncèrent la porte menant à la hutte du chef. La bataille commença aussitôt, impitoyable, déchaînement final de toute la fureur accumulée des deux côtés. Les troupes d'élite de Kil'Sorrow, bien que fraîches, fléchirent rapidement. En deux minutes, des dizaines d'orcs moururent, contre une poignée d'alliés. Mais les démonistes s'organisèrent et commencèrent de plonger les alliés dans des cycles de désespoir et de mort.

Farôn, avec tout l'art d'un maître assassin, fit un pas et se retrouva à vingt mètres de là, dans le dos d'un démoniste. L'enserra doucement de ses bras. L'éviscéra.

Un autre tenta de lui insuffler une peur irrésistible. Son incantation fut interrompue par un vigoureux coup de pied dans la mâchoire. Ses dagues dansèrent dans le groupe de démonistes. Mais inévitablement, il fut corrompu et sa vie fut aspirée hors de son corps. A ce rythme, il mourrait avant d'en avoir tué la moitié.

Il lui fallait retourner dans son univers.

Il disparut aux yeux de tous dans un mouvement de cape, comme s'il partait dans un autre plan de réalité. Et c'était en quelque sorte le cas. Un plan sans magie. Un plan où son corps retrouva pureté et force. Tel était l'art du maître assassin. Il avait conservé à sa façon l'immortalité perdue de sa race. On ne pouvait l'atteindre que s'il le voulait bien. Il se concentra et fit un pas. Il était derrière les alliés, dans la pente. Il enduisit ses lames de poison frais. Si le problème était les démonistes, il allait s'en occuper personnellement.

Il s'en retourna calmement dans la mêlée, subtilisa la dernière grenade de Gunny et traversa une nouvelle fois les lignes de guerriers orcs comme s'il était un spectre. Il balança la grenade au milieu des démonistes - c'était une aveuglante. Un grand flash de lumière les éblouit tous.

Ce fut à leur tour de connaître la peur. Une pluie de coups de dagues incisifs et précis s'abattit sur eux. Il n'y avait que deux lames, maniées par un seul combattant, mais elles semblaient mille. Il en tomba les trois quarts, égorgés ou éventrés. Le sable s'imbiba de sang. Derrière, l'unité d'élite put enfin briser les lignes ennemies. Et pénétrer dans la hutte.

Laquelle était pleine d'orcs, mais vide de chef. En plein milieu de la salle, une grande trappe était ouverte, un carreau d'arbalète brisé gisant au bord. Il s'était enfui.

La bataille reprit de plus belle.

~

Joannes s'abattit au sol, exténué. Les dix guerriers orcs gisaient au sol, jugés. Il avait survécu. La Lumière ne l'avait toujours pas abandonné. Mais il savait que son jour viendrait. Joannes était humble. Profondément et sincèrement. Il ne se jugeait jamais assez digne d'être sauvé.

Il se recueillit encore, longuement. Ses forces revinrent peu à peu. Dehors, le fracas des batailles grondait. Pendant quelques instants, le sol avait même tremblé et un cri suraigu avait retenti. Apparemment quelques forces surnaturelles avaient participé à l'affrontement.

Il se releva et mit en place les explosifs. Il était censé au départ faire sauter l'armurerie pour empêcher des orcs encore désarmés et mal réveillés de s'équiper. C'était très largement un échec. Non seulement la bataille avait commencé depuis belle lurette, mais elle allait se finir que l'armurerie était toujours debout. Il était devenu parfaitement inutile de la faire sauter. Mais c'était sa mission, et on ne savait jamais. Après tout, ces orcs-là venaient sûrement prendre des armes. Il y avait une trappe au sol, d'où ils étaient sortis. Très vraisemblablement ils venaient du surplomb.

Il fit courir sur le sol des traînées de poudre à partir des trois coins où il avait placé des explosifs, et les fit se rejoindre à l'extérieur. Il suffisait de mettre le feu à la poudre, et la flamme courrait sur le sable jusqu'aux charges. Enfantin.

Sauf que Gunny lui avait donné un engin qui était censé produire du feu, et qu'il ne se souvenait plus comment ça marchait. C'était grossièrement une boule, avec des trous, des boutons, des interrupteurs et une grille minuscule. Il tenta diverses combinaisons. En vain.

Joannes geignit. Mais pourquoi ce bidule était-il si compliqué alors que sa fonction première était si simple ?

Soudain il eut un éclair d'intelligence. Il alla ramasser un morceau de bois du mur déchiqueté de l'écurie, et l'enflammer sur une tente qui brûlait non loin. Il jeta le brandon sur la poudre et courut se mettre à l'abri.

Gunny avait été généreux sur les charges.

L'explosion non seulement fut assourdissante, explosa l'armurerie en envoyant valdinguer des armes qui fusèrent de partout comme des missiles, mais fit également un cratère dans le sol de douze mètres de rayon.

Joannes se releva de derrière la pierre où il s'était abrité. Ses tympans sonnaient encore, mais il entendait une voix grondante provenir du cratère. Au moment de l'explosion, il y avait quelqu'un dans le tunnel. Il s'approcha.

Au milieu de cadavres d'orcs à moitié ensevelis, un démon terrifiant sortait de terre en s'ébrouant et en rageant. Il avait l'allure d'un Eredar, avec des sabots, mais il avait la peau rose, des petites cornes fines et des ailes... Il faisait bien six mètres de haut.

Nathrezim. Un Seigneur de l'effroi.

Le sang de Joannes ne fit qu'un tour. Il se rua sur lui.

"Par la Lumière ! Démon, ici et maintenant, tu as trouvé ton juge !" D'un mot il imprégna le corps du démon d'une faiblesse à la Lumière.

"Que mon arme acquière la force de ma foi !" Sa masse s'illumina d'une aura scintillante.

Le démon, redressé, le regarda comme on considère un insecte échoué dans un verre de vin.

"Que la Lumière te renvoie au Néant !" Un puissant sort du Sacré ébranla les entrailles du Seigneur. Sous le coup de la tentative de renvoi, il dut mettre un genou à terre. Cette fois, il s'énerva.

Il balança un coup de main griffue au paladin, qui y opposa son bouclier. Les griffes y creusèrent de profonds sillons. Il riposta de sa masse dans les jambes du démon. Les coups n'étaient pas puissants mais chacun résonnait dans tout le corps du Seigneur. Et Joannes consacra de nouveau le sol. Le Sacré emplissait le corps du Nathrezim, repoussant l'Ombre. C'était un déchirement intérieur. Il trouva la force d'envoyer valdinguer le paladin d'un coup de sabot, et voulut prendre son envol.

Joannes n'était pas de cet avis. "La Justice n'attend pas, démon !" D'un mot il l'étourdit. Le Seigneur retomba. Le paladin retenta un renvoi. Ses forces s'épuisaient déjà. Il fallait faire vite, et profiter de ce que le démon l'avait sous-estimé. Il lui avait laissé l'avantage, il fallait le lui faire regretter.

Les entrailles du Nathrezim furent encore secouées atrocement. Mais il était puissant. Il résistait à la magie du paladin. Et il était vraiment furieux.

Il fondit sur Joannes et le martela de coups. Ses griffes réduisirent en charpie le bouclier, creusèrent les plaques de son armure, le blessèrent profondément en de multiples endroits. Le paladin dut faire face à la réalité. La différence de puissance était nette. C'était plus qu'incertain qu'il survive cette fois.

Alors qu'un ultime coup de griffe allait lui arracher la tête, Joannes s'entoura d'une bulle d'invincibilité et pria. Toutes ses blessures se refermèrent. Le démon attendit, le regard terrible.

L'armure tomba littéralement en miettes.

Le paladin détacha de nouveau son libram. Le livre s'ouvrit, inondant Joannes d'une douce lumière. La Grâce l'envahit.

"Que la colère divine s'abatte !" Il incanta son plus puissant sort. Un météore de Lumière frappa le Seigneur, le faisant tomber à la renverse. Joannes, la bulle dissipée, en profita pour consacrer de nouveau le sol. Il sauta sur le torse du Nathrezim, qui voulut se redresser d'un coup d'aile. Joannes appliqua la main sur la poitrine du démon et y libéra une décharge de Lumière pure. Le Seigneur hurla, et planta ses griffes dans les flancs du paladin. Profondément.

Joannes tomba à genoux sur le vaste torse. Il n'avait plus assez de forces. Il devait choisir entre achever le démon et se soigner. Mais se soigner ne le sauverait pas.

D'un mot il jugea une dernière fois le Nathrezim. Ce dernier sentit toute la pureté d'âme du paladin se transformer en vague dévastatrice dans les tréfonds de son âme démoniaque. Il tuait le démon en refusant ce qu'il représentait. Il niait tant l'existence du Seigneur que dans sa ferveur, dans chaque coup de masse, cette existence se trouvait refoulée, poussée au non-être.

La vue du démon se brouilla. Il ne pouvait plus bouger. Les griffes glissèrent hors du torse de Joannes, libérant un flot de sang. Le paladin, lâchant sa masse, les dents rougies par des hoquets sanguinolents, se concentra une dernière fois. Une autre masse apparut dans sa main droite, faite de Lumière pure. Il la balança dans la tête du Nathrezim, projetant définitivement son âme damnée dans le Néant. Son corps s'effaça, laissant Joannes étendu sur un plastron vide.

Il semblerait que mon heure soit enfin venue.

Sa vue se brouilla, et il s'endormit d'un sommeil sans rêves, baignant dans la mare de son sang.

Là-haut, les derniers orcs étaient massacrés. La bataille était gagnée.

~

Gunny avait rassemblé tous les survivants sur la place centrale de Kil'Sorrow. Le bilan était mitigé. Certes ils avaient vaincu, mais les pertes étaient très lourdes. Seule la moitié des combattants était encore debout. Des chamans, paladins et prêtres passaient en revue tous les corps étendus pour tenter d'en sauver le plus grand nombre. Gunny commanda de dresser un grand bûcher au milieu de la place. Des soldats y jetèrent les cadavres de ceux qu'on ne pouvait rappeler. Le lieutenant-commandant pour chacun prononçait quelques phrases et clamait leur nom, pour que leurs camarades s'en souviennent - et prient pour leur âme, s'ils avaient un dieu à prier. La scène était belle et calme. Personne ne pleurait. L'unité d'élite se reposait et pansait ses blessures en silence. Dignité et fermeté d'âme avant tout.

On apporta le petit corps de Thiwwina sur un brancard. Gunny s'émut mais n'en laissa rien paraître, et chercha quelques phrases d'éloge. Les soldats allaient livrer le cadavre aux flammes.

"Attendez !", fit une voix impérieuse.

Joannes, soutenu par un camarade, arrivait en titubant, presque nu, le regard brillant de souffrance. On l'avait sauvé. Il parvint au brancard. Il posa la main sur le front de la gnomette et ferma les yeux. Tous le regardèrent, muets. Ils savaient déjà qu'il avait vaincu, seul, un puissant Nathrezim. Le Branleur avait en ce moment l'aura d'un héros. Il n'inspirait plus que respect et admiration.

"Je vois, murmura-t-il. L'âme a été brisée". Il se tourna vers Gunny. "Si vous permettez mon Lieutenant-Commandant, je vais la ramener.
- Je ne vois aucune objection à ce que vous essayiez, mon vieux", dit le nain, la voix tremblante.

Joannes ferma les yeux et pria. Le corps de Thiwwina fut entouré d'une aura lumineuse. Le paladin communiqua avec le plan de la Lumière. Il intercéda pour la rédemption. Il l'obtint. Il put sentir la plaie béante de l'âme, la voir. Il demanda la guérison.

Tous virent soudain comme de fines poussières lumineuses apparaître dans l'air et se précipiter dans le corps de Thiwwina via la main de Joannes. C'étaient les miettes d'âme éparpillées par la graine. Le paladin la reconstruisait. Personne n'avait jamais vu ça.

Joannes rouvrit les yeux. Il se tourna vers Gunny - il avait le visage d'un saint - et dit : "Mon combat contre le démon et ma demi-mort m'ont mis en état de Grâce, mon Lieutenant. Je ne sais combien de temps la Lumière me jugera digne d'y rester, mais pour l'heure, je suis capable d'obtenir le rappel d'âmes perdues.
- Eh bien au boulot alors", répondit Gunny en souriant.

Le visage de Thiwwina reprit des couleurs. Elle était revenue à la vie. Elle dormait paisiblement.

La bataille avait révélé un héros. Le nain se jura que s'il y avait un jour une fin à cette guerre, le nom de Joannes Bluemill se ferait entendre dans les réunions de généraux.

Le tunnel après enquête s'avérait partir loin vers le nord-est. Dans la direction exacte d'Auchindoun. De fait, le Nathrezim n'avait pas fui les alliés. Ce n'est pas un groupe de deux cents mortels qui effraie un Seigneur de l'effroi à la tête d'une armée de gangr'orcs. L'hypothèse retenue était qu'il avait été informé d'une façon ou d'une autre de l'attaque de l'armée alliée sur Auchindoun, et qu'il avait sans attendre entrepris de rejoindre discrètement le Labyrinthe, base principale du Conseil des Ombres, pour aider dans la bataille, voire qu'il en avait reçu l'ordre impérieux par un supérieur. Il n'avait donc pas voulu perdre davantage de temps à Kil'Sorrow.

Oui, c'était l'explication la plus probable. Dans tous les cas, le fait était qu'il rejoignait Auchindoun, et qu'il y aurait fait un massacre. Joannes, seul, avait sauvé des dizaines voire des centaines de vies.

Un autre soldat cependant faisait l'objet des conversations entre survivants. On avait retrouvé Stropovitch méditant assis contre un mur du bâtiment des pratiques occultes. Dans la salle, des dizaines de cadavres de démonistes et de démons mineurs, des restes d'Infernal, et surtout, l'immense corps décapité d'une Shivarra. L'exploit était encore deux à trois fois plus impresionnant que celui de Joannes. C'est-à-dire absolument inexplicable. Quel que soit le temps qu'on pouvait passer à tenter de comprendre, c'était vain. Le massacre perpétré par le draeneï était très loin au-dessus des capacités des mortels. Mais encore une fois, sans doute fallait-il pour l'unité d'élite se contenter de constater qu'il les avait tous sauvés.

Le guerrier revenait d'ailleurs du pentagone, escorté de soldats intimidés. Il marchait lentement, perdu dans ses pensées. Il alla s'asseoir avec les autres. Personne ne l'avait vu manifester les symptômes, et ils s'étaient dissipés. Mais tous les yeux étaient rivés sur lui. Des yeux incompréhensifs. Autant Joannes avait l'aura d'un saint, autant Stropovitch avait l'aura d'une puissance terrifiante voire démoniaque.

Ce dernier, lui, rêvait toujours.

Elle a prononcé le mot Eredar. Elle me demandait si j'en étais un. Elle doutait. Je sentais le démon à plein nez. Et cet orc qui me reconnaissait... qui était heureux... Peut-être était-il au courant du projet dont je suis la victime. Serait-ce le Conseil qui l'a organisé ? C'est très probable. C'est l'un d'eux qui a implanté ce démon en moi. Velen a dit qu'il ignorait s'il s'agissait d'un nouveau démon ou d'un ancien qu'ils tentaient de ramener. Et cet orc a semblé vouloir prononcer un nom...

Soudain, sa pensée se brouilla. Son esprit refusait catégoriquement d'y penser.

"Finalement, Darotân n'avait peut-être pas menti", souffla une voix à son oreille.

Le draeneï sursauta. Farôn se tenait à sa droite et mangeait tranquillement une pomme - dont on se demandait bien où il l'avait trouvée.

"Qu'importe, ajouta l'elfe. Quel que soit ce que tu caches, ça ne changera rien à mon estime. Nous sommes frères d'armes - et complices. D'ici peu nous nous mettrons en route pour le Bastion de l'Honneur à la Péninsule".

Stropovitch comprit. L'attaque de Zeth'Gor. L'assassinat de Darotân.

"Garde ta fabuleuse énergie pour notre vengeance, draeneï, dit Farôn non sans une légère pointe d'ironie. Tu devras même la contenir pour l'affrontement. Regarde Joannes. Un paladin est puissant contre un démon".

Tu ne comprends pas, Farôn. Je ne suis pas un démon. Si ma conscience se laisse envahir, mon corps risque de se faire posséder par celui qui dort en moi. Tant que je garde le contrôle, je pourrai déployer ma puissance sans qu'un paladin puisse riposter. D'autant plus que mon démon est d'un genre particulier. Il n'a jamais manifesté de pouvoir lié à l'Ombre. Il préfère carboniser.

Stropovitch eut un léger sourire. Il n'avait plus peur. Il possédait la puissance et le contrôle. Il n'avait rien à craindre.

"Tu penses tellement fort que je peux t'entendre, lança calmement l'elfe en sortant une seconde pomme de sa giberne. Malgré ce que tu crois, tu ne contrôles pas. Tu es en train de changer, Stropovitch. Tu deviens orgueilleux. Tu vas commencer à aimer le sang. A la base, tu es un combattant respectable, juste et droit, mesuré et stratège. Tu vas devenir impitoyable, sauvage et barbare. Ne m'oblige pas à accomplir la mission que l'on m'a donnée".

Comme si tes menaces pouvaient me faire peur.

Farôn disparut. Stropovitch leva les sourcils.

"Je suis de ceux qui choisissent le moment pour leurs proies de mourir...", murmura-t-on à son oreille gauche. Le draeneï sursauta et voulut se retourner - mais le tranchant d'une dague était appliqué contre la peau de son cou. Il voulut saisir rageusement la main qui tenait l'arme, mais elle n'y était plus. L'elfe était de nouveau assis à sa droite, continuant de manger sa pomme, les dagues rentrées dans leurs fourreaux. "... ainsi que celui de leur propre mort", ajouta-t-il d'un ton léger.

~

Une armée de griffons attendait l'unité d'élite à Telaar. Bien qu'entièrement remis sur pied par les soigneurs, les combattants commençaient à ressentir les effets de la nuit blanche. Il devenait urgent pour eux de se reposer.

Ils arrivèrent au Bastion de l'Honneur en fin d'après-midi. Gunny, lui-même éreinté, organisa rapidement l'établissement d'un camp en plein milieu du Bastion - la caserne était déjà pleine, d'autant plus que la garnison avait été renforcée. Darotân allait diriger l'opération personnellement, il arriverait en soirée. L'attaque de Zeth'Gor était prévue pour le lendemain à l'aube.

Gunny convoqua Thiwwina, Joannes, Stropovitch et Farôn. "Comme vous vous êtes particulièrement illustrés à Kil'Sorrow, j'ai réservé des chambres pour vous à l'auberge. Un bon lit, c'est le mieux qu'on a à vous offrir pour l'instant. Reposez-vous bien, le Maréchal Darotân réveillera tout le monde au milieu de la nuit pour expliquer le déroulement des opérations avant l'attaque. Allez ouste".

Ils le remercièrent et se dirigèrent vers l'auberge.

"C'est absolument zénial, dit la gnomette, toute fraîche et reposée, elle, en gravissant l'escalier menant aux chambres. Il avait l'air de s'excuser de n'avoir que ça à nous offrir, mais en ce moment, entre une médaille et un lit, beaucoup soisiraient le lit, bon moi ça va, ze suis un peu morte tout ça, mine de rien ça vaut trois nuits de sommeil de crever, pis ze suis revenue de vassement loin, encore un record à mon actif ze dirais, faudra que ze fasse une liste un zour, histoire que les biographes oublient rien, on sait zamais, sont touzours forts pour dénisser des histoires de coeur qui n'ont zamais existé, les écrivains, mais pour le reste, on peut pas leur faire confiance, en fait ze devrais écrire moi-même ma vie, t'en penses quoi Strop... bonzour madame la sèvre ! donc ze disais..."

Stropovitch, qui avait les yeux rivés sur les marches, analysa le mot. "Sèvre", ça doit vouloir dire "Chèvre". Une madame Chèvre, ça pourrait être une consoeur draeneï - ce surnom, il l'avait déjà entendu dans la bouche d'Azerothiens.

Il leva des yeux ensommeillés. Qui s'écarquillèrent. Il manqua tomber à la renverse dans l'escalier.

En face de lui, la draeneï le regardait avec des yeux embués, figée, incrédule.

Hama.

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Créé le 09/07/2008 à 15:48:52 - Pas de modification
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