Chapitre 14
Nous prîmes l'habitude Hama et moi de manger ensemble le soir. Je pensais avoir droit à d'âpres négociations avec Ondraïev, mais il n'en fut rien. Il s'en réjouit grandement, même. Il n'attendait que cela, une occasion de se dégager des responsabilités que lui avaient données Velen, pour pouvoir passer des soirées avec ses collègues.
Il n'y avait rien de bien exceptionnel à faire dans l'Exodar en matière de dîner. Nous étions rationnés, d'une part. Et puis la nourriture n'était pas très variée. Les chasseurs, au moment du départ, avaient parcouru Nagrand en toute hâte, en capturant la quasi-intégralité des troupeaux de sabots-fourchus et de talbuks. Nous avions ainsi le lait et la viande. Quant aux fruits, des parterres de vignes telaari ceignaient les différents halls. La magie des Naarus préservait nos bêtes et nos arbres des maladies. Pour l'eau, celle invoquée par les mages était trop pure, et en prévision de cela, avant de partir, ils avaient ouvert un portail dans une rivière souterraine de Nagrand. Ainsi l'eau était apportée directement de la rivière dans l'Exodar via un second portail établi dans le vaisseau, maintenu sans discontinuer par des mages qui se relayaient. Il en était de même pour l'air. Plusieurs gigantesques portails à plusieurs endroits du vaisseau faisaient office de bouches d'aération. La magie donnait vraiment des possibilités illimitées.
Pour égayer un peu l'éternel steak de talbuk et l'éternel bol de raisins, j'avais donc apporté un peu de gâteries invoquées par Ondraïev (qui m'avait bien caché ce talent l'enflure, "pour ne pas faire de moi un enfant gâté" soi-disant, ben voyons...), en l'occurrence des roulés à la canelle, sa spécialité. Ce n'était pas nourrissant mais l'artifice était parfait. Hama était ravie.
Ses parents, tous deux hauts dignitaires de la Main, ne comprenaient pas ce qui se passait. Leur fille avait vécu dans une bulle jusque là. Admirée mais jalousée ou considérée comme inaccessible, elle n'avait toujours eu comme réelle compagnie que celle de Darotân et de ses deux sbires. La voir parler avec un rustre réputé être le seul disciple d'Arcân le Sans-Lumière, ce qui impliquait aux yeux de la bonne société qu'il avait à peu près tous les pires défauts et pas la moindre qualité compensatoire, c'était inexplicable. Et puis évidemment le fait que je sois muet ne les aidait pas à comprendre. La patience dont faisait preuve Hama en me regardant écrire pour la moindre remarque les ébahissait.
Elle me demanda à brûle-pourpoint le second soir si ça m'était arrivé d'écrire des poèmes. Apparemment cette question la démangeait depuis la veille, où elle avait déploré le manque de sensibilité flagrant de la quasi-totalité de nos camarades. J'hésitai puis répondis par l'affirmative. Elle prit une mine heureuse, me pris par la main et m'entraîna dans son univers - sa chambre séparée du reste du monde par de lourds rideaux, chose qui n'est absolument pas pratiquée par notre peuple. Elle se coupait complètement de la lumière des cristaux et s'éclairait à la bougie.
Elle me fit découvrir un trésor. Elle écrivait depuis petite des poèmes longs et magnifiques. Elle avait lu toute la bibliothèque de Kalten. Des livres sur Argus elle tirait des vers nostalgiques sur un paradis terrestre perdu. Elle chantait la féerie d'un monde enchanté, où l'horizon souriait, où les arbres se penchaient vers les passants, où les montagnes échangeaient des cantiques. Des livres sur la corruption d'Archimonde et Kil'Jaeden et le premier exil, elle tirait des vers tragiques sur la trahison d'un idéal, la grandeur de Velen dans la souffrance, la perte de l'espoir et la peur de la fin du monde. De Draénor, elle chantait les vallées et les rivières, les peuples pacifiques, la paix du ciel et de la nature. Elle savait également l'art de l'épopée, en contant la résistance âpre mais vaine de notre peuple contre les démons et les orcs corrompus. Là elle chantait le sang, elle chantait le sifflement des lames et les échos des sorts, la fumée des brasiers et le silence des ruines, les cris et les larmes, la danse de la vie et de la mort. Et pour ce nouvel exil elle se refusait aux pleurs. Elle chantait les Naarus et la Lumière, elle chantait l'espoir, la foi et l'amour.
Quand elle psalmodiait doucement ses vers en s'accompagnant d'une cithare, je sortais du temps. C'était un enchantement comme jamais je n'aurais imaginé en vivre. J'avais en même temps l'impression d'être indigne de telles faveurs. Mais elle faisait ces merveilles avec tant de simplicité et de modestie, qu'elle ouvrit de grands yeux quand je lui fis part de ma honte. "Darotân a toujours trouvé mes oeuvres médiocres et sans intérêt", confia-t-elle. "Je pensais bien que ce ne devait pas être si mauvais, mais es-tu sûr que tu ne tombes pas dans l'excès inverse ?" demanda-t-elle ensuite avec un sourire ému. Je défaillais régulièrement d'un trop-plein d'émerveillement. Elle riait parfois de mes mines atterrées. Elle ne me croyait pas quand je disais manquer de m'évanouir devant tant de beauté, de talent et de sensibilité. Elle était devenue à mes yeux plus divine que les naarus.
Elle me demanda tous les jours de lui présenter mes propres vers. Je repoussai longtemps, mais dus m'exécuter. Ce fut avec grande honte que je lui tendis un soir une liasse d'extraits recopiés - les manuscrits originaux étant illisibles. Elle m'arracha le tout des mains avec un gloussement de triomphe et lut à voix haute.
"Mon rire est plein de pleurs et mes larmes ricanent.
Je suis celui qui crie dans le vent boursouflé
Où le Néant chantait des cantiques profanes,
Où les morts lancinants me donnaient des soufflets".
Elle leva des sourcils incompréhensifs.
"Je suis un lourd chaos boitant sur ses chevilles.
Mes mains furent brûlées par un fleuve de plomb ;
Elles creusent la terre où dorment les charmilles,
Mais ne peuvent sentir ni saisir de bourgeons."
Elle était émue.
"Je fus le noir souci des orgues infernales :
Elles hurlaient parfois et roucoulaient toujours.
Dites-moi la beauté des ombres sépulcrales
Pour que leur fils revienne en leurs froides amours".
Elle pleurait. Elle me rendit la liasse et me prit dans ses bras.
Tout était dans la même veine. Mais comment lui dire... Je ne savais comment décrire les sensations qui accompagnaient mes jours depuis mon immolation. Une angoisse permanente m'étreignait le coeur. Une peur ancrée profondément en moi, qui troublait mes pensées, hantait mes nuits. Une souffrance perpétuelle dans mon âme, comme un crissement discontinu de griffes sur une table de verre. Et puis cette solitude terrible, insupportable, que la compagnie pince-sans-rire d'Ondraïev n'effaçait jamais. Cette suspicion et ce mépris permanents dans les regards des autres. Hama pensait que je ne m'en préoccupais pas, mais c'était inexact. Je voulais au plus profond de moi n'accorder d'importance qu'aux jugements de Velen et d'Arcân. Mais je n'y suis jamais parvenu. Avec mon maître et le Prophète, je gardais une distance infranchissable, celle du respect infini que je leur devais. L'âme torturée et le coeur vide, je luttais tous les jours contre la folie. J'en obtenais un recul permanent sur ce qui se passait autour de moi. Tout tournait comme dans une pièce de théâtre. Le vrombissement dans mon crâne me distrayait sans cesse, me tirait un peu en marge de la réalité, juste ce qu'il fallait pour être étranger aux autres. Les considérer, silencieux, analyser leurs manèges quotidiens. Etre là dans l'indifférence et la pénombre. Et écouter son coeur gémir faiblement.
Mais tout changea. Nous devînmes inséparables. Elle me fit beaucoup lire. Je fus initié à son monde, un monde où tout sentiment est un poème, toute sensation une note de cithare. Je naviguais donc entre deux univers contraires, le sien le soir et celui d'Arcân le jour. Je lui demandai une fois si cela ne la dérangeait pas de fréquenter un guerrier inapte à la magie et à la Lumière - et dont l'éducation était entièrement à faire. Elle me répondit mystérieusement, gênée. "Je ne vois pas pourquoi ta voie me dérangerait. La sensibilité, ce n'est pas la voie choisie qui la crée ; la lecture, tous également peuvent la pratiquer, et elle embellit le coeur de chacun sans distinction ; et il y a des avantages à toutes les disciplines". Des avantages... "Au fait, dit-elle en se forçant à adopter un ton anodin, je n'ai toujours pas pu assister à un de tes entraînements, et justement Kalten est convoqué avec les autres maîtres par O'ros demain après-midi. Il n'y a comme toujours qu'Arcân, en tant que Sans-Lumière, qui est dispensé des réunions générales - car elles sont sacrées. C'est une excellente occasion, non ?" Elle vint donc. Et je crus comprendre.
Hama adorait les exercices qu'Arcân m'imposait. Elle admirait la force et l'endurance déployées. Elle nous dévorait des yeux quand nous nous affrontions dans des fracas assourdissants de lames et des expressions terribles sur le visage. Elle scrutait le jeu des muscles dans les mouvements. Je compris de quels avantages elle parlait. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la douce et cultivée Hama, nourrie de poésie, chanteuse d'espoir et de foi, se mordait la lèvre inférieure devant les deux mâles les plus musclés du vaisseau. Et c'est toute chose qu'elle m'accueillit à la fin du cours, ravie, des étoiles dans les yeux, la voix traînante. J'en restai complètement perplexe.
Arcân me fit un clin d'oeil d'un air goguenard quand nous repartîmes. Il ajouta un signe de main assez explicite. J'en rougis presque.
Chez elle, il n'y avait personne. La réunion durait, et ses parents, en tant que hauts dignitaires de la Main d'Argus, y étaient conviés. Elle me guida nonchalamment dans sa chambre, comme d'habitude. Sauf qu'elle resta debout et posa une main sur ma chemise encore moite de sueur. Elle trembla de nervosité et nos yeux se rencontrèrent. Son regard était coupable, et demandait l'indulgence. Elle avait peur de ce que je pouvais penser. Elle continua pourtant, avec toujours l'air de demander pardon.
Elle glissa sa main sous la chemise et me carressa le torse lentement, en frissonnant. Je sentis son désir. Une pulsion me prit. D'un bras je la saisis à la taille, la soulevai et l'embrassai longuement et fiévreusement.
Quand je la lâchai, ses jambes ne la tinrent pas. Elle s'étendit mollement.
Il était temps de bouleverser définitivement ma vie. D'en changer le thème, comme d'un poème. Les sensations s'enchaînèrent en douces notes de cithare, et le lendemain j'en fis des mots.
La lueur des bougies semble être une complice,
Tant elle correspond à nos tacites voeux ;
Contempler ton grand corps m'est alors un délice,
Et mon regard intense en est l'ardent aveu.
Ta frayeur est légère, et ton rire adorable,
Lorsqu'un élan soudain me projette sur toi,
Et dans cet océan de chaleur malléable
J'enivre tous mes sens en invincible émoi.
Mon esprit devient flou, les mots l'ont déserté.
J'ai laissé sur le seuil mes pensées pour autrui.
Un éternel présent porte notre unité :
Ce despote, le Temps, a pris congé sans bruit.
Mes lèvres et mes mains te veulent tout entière,
Je presse et je pétris, je caresse et je mords.
Mes baisers font frémir l'étendue de ta chair.
La chaleur de ta peau irradie tout mon corps.
L'amour et le désir conjuguent en nos coeurs
Une force infinie qu'ils tiennent l'un de l'autre,
Et dans le tourbillon d'une commune ardeur,
Nous sentons l'absolu, et nous le faisons nôtre.
~~
Stropovitch, sous les yeux étonnés de ses compagnons d'armes, amena doucement Hama contre lui et disparut avec elle dans sa chambre, fermant la porte à double tour.
Il ne lui posa de questions. Elle avait disparu au moment où le vaisseau s'était écrasé, et avait été portée au nombre des victimes. Elle était vivante, c'était la seule chose qui comptait. Elle non plus ne dit rien. Elle se pelotonna contre lui et le sentit s'endormir dans leur bulle de tendresse. Elle promena sa main longtemps sur le grand corps du guerrier, pensive.
Au milieu de la nuit, les cors retentirent. La garnison du Bastion et l'unité d'élite se rassemblèrent sur la place centrale. Stropovitch et Hama s'éveillèrent et échangèrent un long regard, où ils se dirent tout leur amour. Elle le regarda s'équiper. Il sortit de la pièce sans se retourner.
~~
Donjon du Bastion, salle du commandant.
"Non, dit sèchement Darotân.
- Mais il a parfaitement accompli sa mission à Kil'Sorrow, insista Gunny. Je réponds de lui, il est absolument fiable, et c'est le meilleur.
- L'assassinat du chef est une méthode éprouvée et extrêmement efficace contre les gangr'orcs, ajouta Danath Trollbane, commandant en chef du Bastion. Ils sont tellement bêtes que le chef est le plus souvent le seul cerveau, le seul stratège, la seule réelle source de commandement. Laissons le dénommé Farôn infiltrer sa hutte et lui régler son compte. Le nombre de pertes sera réduit de moitié par rapport à une offensive normale.
- C'est moi qui dirige cette opération, trancha Darotân. D'après votre propre rapport, Lieutenant-Commandant Bearstrength, sa mission à Kil'Sorrow s'est soldée par un échec, et sans ce Joannes Bluemill l'armée régulière aurait eu un Nathrezim à Auchindoun. De plus, j'ai horreur de ce genre de procédés. C'est une guerre sainte, je vous le rappelle. Et comme l'a si bien prouvé Joannes, la Lumière n'a pas besoin de ruses ignobles pour triompher.
- Certes, mais comme je vous le disais, répéta doucement Danath, ce n'est pas tant une question de victoire que de nombre de morts. Si nous décapitons l'armée ennemie, leur défense deviendra désorganisée et hésitante. Sans vouloir vous contredire mon Maréchal, la guerre sainte sera celle menée au Temple Noir. Epargnons autant d'hommes que nous le pourrons en vue de l'affrontement final.
- Rappelez-moi comment un orc devient un gangr'orc, Commandant Trollbane ?
- Par l'injection de sang de démon dans leurs veines, mon Maréchal.
- Eh bien lutter contre les puissances démoniaques est une mission sacrée. En avant, nous avons perdu assez de temps".
~~
Pour mener à bien cette opération, Darotân avait sous ses ordres pas moins d'un millier d'hommes. Ils étaient tous réunis en cercle sur la place du Bastion. Le paladin fit sécarter la foule pour rejoindre le centre, et expliqua la bataille d'une voix forte et claire, une main dans son dos cambré, l'autre traçant des signes sur le sol au moyen d'un long bâton.
"Alors comme vous le savez déjà, cette opération est l'échauffement avant le nettoyage de la Citadelle. La victoire sera écrasante, mais toute erreur vous coûtera un peu des précieuses forces que vous devez conserver pour la suite. C'est pourquoi je la dirige personnellement.
La forteresse de Zeth'Gor est la dernière base du clan orc de l'Orbite-Sanglante, maintenant réduit à une bande de brutes écervelées. Elle est très grande et contient, d'après les renseignements établis par nos griffonniers, environ cinq cents orcs. Ce sera donc du un contre deux - notre avantage est énorme. De plus, la seule difficulté pour nous sera ces six tours de garde, quatre contre le rempart sud - c'est-à-dire deux de chaque côté de la porte - et deux autres, plus petites, encadrant la hutte du chef, qui est attenante au rempart nord. Nous ne savons par quel miracle, ces bêtes sont équipées d'armes à feu, et en font usage avec une certaine efficacité. Leurs fusiliers sont nombreux et tireront à travers des meurtrières. Il faudra donc concentrer la puissance de feu des mages sur l'entrée pour envahir la forteresse le plus vite possible. Une fois à l'intérieur, les tours seront la priorité. Je laisserai vos supérieurs directs expliquer à chaque régiment son rôle spécifique. Les griffonniers n'ont pas repéré d'enceinte interne, mais la grande hutte sera très certainement cernée de barricades à notre arrivée. Une fois les troupes neutralisées, ce sera encore une fois aux mages de réduire en cendres leurs fortifications improvisées. Restera à nettoyer. Le mot d'ordre : aucun rescapé, aucun prisonnier. Si vous avez des questions, posez-les à vos chefs en route. Nous sommes partis".
~~
De la fenêtre de l'auberge, Hama regardait Darotân. Calmement. Elle maîtrisait parfaitement sa haine. Son visage était sans expression.
Un gnome à l'âge indéfinissable, aux yeux caves soulignés de cernes noires et la peau très blanche, s'approcha d'elle. Il caressa sa fine barbichette noire et s'adressa à elle en démonique.
"J'ai senti une présence démoniaque particulière cette nuit dans ta chambre, dit-il d'un air finaud. T'essaierais-tu en cachette à exercer mon art ?
- Je ne l'ai pas invoqué, répondit-elle dans la même langue. C'est un ancien amour perdu et retrouvé.
- Oh, voilà qui est étonnant ! La sombre et impitoyable Hama ! Des sentiments ! - il ricana. Tu ne pouvais en effet aimer qu'un démon.
- Ce n'est pas un démon.
- Ah bon ? C'est bien étrange alors, fit-il incrédule. Je peux tenter de l'asservir, ainsi nous serons fixés.
- Essaie et tu es mort, dit-elle d'un ton neutre, les yeux toujours fixés sur le paladin.
- Quel dommage, fit-il, sincèrement déçu. Dans tous les cas, je suis venu t'informer, puisque tu n'as pas daigné te présenter, que notre unité ne partait pas à Zeth'Gor, mais faisait partie des forces désignées pour assurer la protection du Bastion. En bref, on va s'ennuyer. Cela me manque de jouer avec les âmes de pauvres mortels incapables d'opposer la moindre résistance...
- En même temps, dit Hama avec un sourire diabolique, m'en prendre aux âmes des gangr'orcs m'a lassée. Je me demande comment crie celle d'un vilain petit gnome lorsqu'on la plie lentement jusqu'à la rompre..."
Le démoniste miniature ne trouva pas la plaisanterie à son goût. Il redescendit en soupirant, perdu dans d'obscures pensées. Il s'arrêta cependant à mi-chemin et demanda : "C'est cet amant qui t'a mise sur la voie de l'Ombre ?
- Non. En fait..., ajouta-t-elle après un long moment d'hésitation, il me croit prêtresse de la Lumière."
Le gnome éclata d'un grand rire moqueur. Il en avait les larmes aux yeux. "Et il va réagir comment quand il va voir ce que tu es devenue ? fit-il avec des yeux brillants de sarcasme.
- Je n'en ai absolument aucune idée", dit-elle en soupirant et en détournant ses yeux tristes de la fenêtre, d'où l'on pouvait voir l'armée partir vers Zeth'Gor.
~~
Sous les pas de l'armée la terre sèche et rouge de la Péninsule s'effritait et se tassait. Les craquelures du sol se comblaient d'une fine poussière. La troupe marchait dans une nuée hostile. Le sable soulevé pénétrait les poumons et torturait les yeux. Tous étaient silencieux. Le plan de bataille exposé par Darotân était trop simple. Personne n'osait croire que tout allait se dérouler aussi aisément. Les combattants, l'air grave, se préparaient mentalement à l'apparition de difficultés inattendues.
"C'est ce soir", entendit Stropovitch.
Farôn venait d'apparaître à sa droite. L'elfe parla de façon décontractée et nette. Il savait l'art de ne se faire entendre que d'une seule personne.
"Cette bataille va nécessairement être plus difficile que prévu. L'armée ne pourra pas enchaîner sur la Citadelle avant demain."
Le draeneï écoutait avec attention, le visage impassible.
"La Péninsule est parcourue de dunes et de crevasses. Nous aurions pu nous dissimuler à la vue de la Forteresse jusqu'à l'approcher de trois cents mètres. Là, ils vont nous repérer à plus d'un kilomètre, puisque Darotân nous fait marcher à découvert. Les orcs vont avoir au moins un quart d'heure de préparation avant que nous n'atteignions les murs. Il n'y a rien qui puisse justifier une attaque à l'aube si l'ennemi nous accueille préparé."
Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre.
"Cette nuit je donnerai rendez-vous à Darotân à l'extérieur du Bastion, en prétextant vouloir lui faire mon rapport sur la mission qu'il m'a donnée - t'assassiner. Nous serons deux à l'accueillir. J'effacerai les traces."
C'était clair et concis.
"Danath ouvrira une enquête immédiate mais ne pourra pas retarder l'attaque de la Citadelle, car ce serait désobéir aux lois de la guerre-éclair édictées par le Conseil. Comme je me serai arrangé pour ne laisser aucun indice, cette première enquête ne donnera rien. En revanche, une seconde sera certainement ouverte après la guerre. Si tu veux jouer la prudence, il serait sage de "disparaître" dans une bataille entretemps. Je t'arrangerai le coup si tu fais ce choix."
Stropovitch sourit. Il était hors de question qu'il abandonne la guerre ou se terre quelque part dans la honte et le déshonneur. Il venait de retrouver Hama. Mais justement, il ne pouvait rester près d'elle pour l'instant.
Il se devait d'offrir à leur amour un monde pacifié.
Il serra les poings. Jusqu'à présent il s'était battu sans but réel. Revoir Hama avait instillé dans son coeur un formidable espoir. Un espoir d'avenir, de bonheur. De rédemption.
Et tous ceux qui se dressaient encore entre lui et cet avenir, il était, plus que jamais, prêt à en faire de la charpie, et de la charpie bien lisse, bien homogène, écrasée et malaxée avec art et application.
Au détour d'une dune, Zeth'Gor apparut au loin.
~~
Les gangr'orcs de la forteresse divisaient la "nuit", si l'on pouvait parler de nuit dans la Péninsule, en quatre tours de garde, chacun assuré par une équipe de dix orcs chapeautée par un sous-officier.
On arrivait à la fin du dernier tour. Le sous-officier monta mollement, en bâillant, les marches de l'escalier de bois menant au sommet de la tour ouest. Il saisit l'embouchure de la grande corne qui s'y trouvait, prit une profonde inspiration et souffla.
Au sein de la caserne, d'où sortaient des odeurs de bête et des ronflements sonores, les hamacs remuèrent en grommelant. Et il en sortit par chapelets des gangr'orcs aux yeux rouges bouffis de sommeil.
Gorzu, lui, se rendormit aussitôt. Il avait un peu trop profité la veille au soir de la réserve secrète d'eau-de-vie de pomme de Chundrak, apportée d'Azeroth sous le manteau par des messagers zélés.
Le sous-officier entra dans la pièce et distribua généreusement des coups de matraque dans les hamacs encore occupés, dans un concert de grognements de douleur et de protestations. Quand il vit Gorzu ronfler béatement, la bouche grande ouverte et l'haleine nauséabonde, la lueur rouge de ses yeux s'alluma, et il le rossa avec délectation.
C'est donc recouvert d'hématomes que Gorzu se traîna à son poste cinq minutes plus tard - l'entrée même du camp. Ses camarades de corvée rirent et se moquèrent de leurs voix bourrues en le voyant grimacer à chaque mouvement. La journée commençait bien.
Pour le coup, il se posa la question "Pourquoi ?" Et il se figea. Depuis qu'on lui avait injecté du sang de démon dans les veines, il était, comme ses camarades, devenu beaucoup plus fort et endurant, sa peau s'était endurcie, mais il ne se posait plus de questions. Les jours se succédaient rythmés par la corne, et il obéissait par instinct à toute personne qui lui était donnée comme chef et qui le rosserait en cas d'impair.
Mais là, sous l'influence de l'alcool qui sait, il venait de se demander, en un éclait d'intelligence, pourquoi en fait il devait faire ça tous les jours. Cependant l'éclair avait été fugace, et il restait là, bouche bée, un filet de bave au menton, incapable de réfléchir à la question qui flottait, floue, dans sa conscience. Il sentit confusément qu'il était devenu idiot. Des bribes de souvenirs de sa vie passée lui revinrent. Il avait perdu quelque chose. Son identité, en fait, mais ce mot ne lui vint pas. Son regard se voila d'une grande tristesse. Ses trois compagnons de garde le fixèrent, incompréhensifs, avec des grognements interrogateurs.
Soudain quelque chose capta l'attention de Gorzu. Une perturbation dans l'horizon. Une étoile qui clignotait. Une ombre sur la grande ombre du ciel.
Il s'aplatit au sol et y colla son oreille. Un millier d'hommes. A trois kilomètres.
Il voulut crier l'alerte mais se ravisa. Ses camarades ne comprenaient rien à son comportement.
Il alla prévenir discrètement ses supérieurs. Les gangr'orcs s'organisèrent tranquillement pendant une demie-heure.
~~
L'armée parvint à quelques dizaines de mètres des remparts de Zeth'Gor.
Elle reçut un formidable accueil.
Des dizaines de gangr'orcs apparurent sur les toits des tours de garde. Une clameur s'éleva de l'ensemble du camp orc. Des rugissements de défi. Longs, et joyeux. Sur les toits des tours, les archers dansaient ! et hurlaient et riaient en direction des Alliés. Ils leur dispensèrent généreusement des gestes grossiers et provocateurs.
Puis la clameur se fit chant martial. De l'autre côté de la grande porte, des centaines d'orcs martelèrent de leurs pieds le sol et émirent en cadence des sons rauques et puissants. Les secousses de la terre firent vibrer les coeurs des Alliés, et le chant enflamma leur ardeur. Les draeneïs, nains, humains, gnomes et elfes répondirent de toute leur âme à cette provocation, avec rage et fureur. Le ton était donné. L'atmosphère se chargea des grondements des poitrines. L'air pulsait.
Darotân fit sonner la charge. Les archers ennemis sautèrent à l'intérieur des tours par les trappes des toits et commencèrent derechef à cribler les Alliés de pluies de flèches, qui allèrent ricocher sur les armures ou pénétrer les chairs. Des cris de douleur aigüe fusèrent des rangs. Cela embrasa la colère de l'armée, qui répondit à ces cris par d'autres, qui s'amplifièrent et résonnèrent et couvrirent le chant des orcs. La bataille était déclenchée sous le signe du massacre impitoyable.
Les archers alliés décochèrent des flèches enflammées sur les tours, mais elles avaient été enduites de substance ignifuge. De plus, elles étaient renforcées et les orcs tiraient depuis des meurtrières.
Les mages arrivés à portée réduisirent en cendres volatiles la grande porte. L'armée s'engouffra dans le camp emportée par un élan incontrôlable.
Elan qui se brisa sur des barricades qui n'avaient rien d'improvisé. Ces dernières formaient un demi-cercle autour de la grande porte. En avant des barricades, une forêt de lourdes lances de bois brut enfoncées profondément dans le sol empalèrent la première ligne d'hommes qui, poussée par l'arrière, avait été incapable de s'arrêter à temps.
Les orcs savaient que les Alliés briseraient en quelques secondes les barrières à grand renfort de magie. Ils ne leur laissèrent même pas ce répit.
Les archers des tours troquèrent leurs arcs contre de lourds fusils à gros calibre. Ils firent pleuvoir la mort sur les rangs de leurs ennemis. En même temps, de façon synchronisée, l'armée orc, regroupée derrière les barricades ainsi que sur les toits des bâtiments qui entouraient la place centrale du camp, balança par quintaux des grenades explosives et des seaux d'acide.
Et surtout, tout en perpétrant ce massacre unilatéral et foudroyant, ils chantaient toujours de leurs voix rauques, la lueur de leurs yeux flamboyant de plaisir, un sourire carnassier aux lèvres. Et ils martelaient le sol de leurs pieds en accompagnement.
Pour les Alliés ce fut comme le chant qui accompagne les damnés sur le chemin de leurs supplices éternels, au plus profond des Enfers.
Les explosions déchiquetaient les corps et faisaient voler membres et viscères. En quelques instants tous les vivants étaient recouverts des lambeaux des corps des morts. L'armée alliée baigna dans le sang et devint écarlate.
L'acide traversait les armures et les chairs, torturant leurs victimes de souffrances inouïes. Les hommes furent plongés dans un concert d'outre-tombe, de cris horribles et d'explosions assourdissantes, le tout martelé furieusement par l'ennemi, instillant dans les coeurs un sentiment d'inéluctable.
~~
Le gnome démoniste arriva complètement essoufflé dans la chambre d'Hama. Cette dernière était en pleine méditation au milieu d'un cercle d'Imprégnation de l'Ombre.
Un cercle entouré de bougies. Elle préférait toujours garder ses volets fermés et s'éclairer ainsi.
Elle ouvrit les yeux pour lui décocher un regard terrible. Elle détestait être dérangée dans une méditation, et avait déjà tué pour ça.
"Qu'y a-t-il Akmar ? demanda-t-elle d'une voix profonde et menaçante.
- Je suis désolé Hama, mais il y a urgence, dit le gnome, nous sommes attaqués par une grande armée".
La draeneï se leva d'un bond et sortit de l'auberge à la vitesse d'une bourrasque d'ombre. Les forces de protection du Bastion se réunissaient, paniquées, sur la place. Elle parcourut du regard la Péninsule.
"Impossible..." murmura-t-elle.
Vomie par la Citadelle que l'on croyait abandonnée, une masse d'orcs et de monstres noircissait le Chemin de la Gloire et montait vers le Bastion via une crevasse.
Il y avait là peu d'ennemis - quelques centaines - mais dotés à première vue d'une grande puissance. Car il ne s'agissait pas seulement d'Orcs. Il y avait également des démons, des Gangregardes en grand nombre, des Ered'ruins aussi.
Soudain le bâtiment à la droite d'Hama explosa.
Une pluie de météores s'abattit sur le Bastion. Les tours, l'auberge, la caserne, le donjon, la forge, l'armurerie, les remparts, tout fut criblé d'énormes boules incandescentes, transformant en quelques instants la forteresse en ruines et incendies. Les combattants achevèrent de s'affoler. Les officiers hurlaient en vain.
Les météores étaient une invocation à grande échelle. Les boules se révélèrent être des rocs animés d'un feu jaune surnaturel. Qui s'assemblèrent. Des ruines sortirent des dizaines d'Infernaux.
Akmar rejoignit Hama en courant. "C'est l'apocalypse ! hurla-t-il. Il faut fuir, dépêche-toi ! Tous les traînards vont y rester ! C'est perdu d'avance !
- Crois-tu que les démons épargnent les fuyards, Akmar ? répondit-elle calmement.
- Oh non..." pensa tout haut Akmar.
Hama était recouverte d'une légère fumée noire. La lueur de ses yeux s'était éteinte - inversée, plus exactement. Ses orbites semblaient vides. Elle communiquait directement avec le plan de l'Ombre. Sa peau devenait transparente. Son visage perdit toute expression.
"Arrête ça ! cria Akmar. L'Ombre n'est pas un jeu, Hama ! Pourquoi crois-tu que nous autres démonistes nous contentons de la manipuler, sans nous laisser envahir par elle ? Tu ne peux pas impunément te laisser posséder ainsi ! Un jour tu te dissoudras complètement en elle, Hama ! Tu m'entends ? Hama !"
Il était trop tard. La draeneï n'était plus qu'une grande ombre, partagée entre deux plans de réalité. Elle se retourna et avança lentement vers la place où la garnison alliée, réunie, luttait contre les Infernaux. Au passage, elle posa une main sur l'épaule du gnome éperdu. Une main qui avait perdu tout poids. Une main qui n'était plus qu'une caresse froide.
"J'ai parfaitement conscience du danger, chuchota-t-elle. Mais je ne peux pas me permettre de mourir aujourd'hui.
- Tu ne comprends pas, gémit Akmar. Quoi que tu fasses, nous allons mourir".
Hama regarda dans la même direction que le gnome. L'armée de démons atteignait les portes - déjà ouvertes par les Infernaux. A vue d'oeil, elle était cinq fois plus nombreuse que la garnison alliée.
"Il semble en effet, répondit-elle calmement. Après tout, tu avais raison ce matin. Le bonheur et l'amour ne sont pas faits pour moi. Il fallait que l'on vienne me les voler au moment où ils me revenaient".
Une ombre ne pleure pas.
Elle s'abandonna à la puissance.
Ce jour fut un jour funeste qui engendra bien des larmes.
~~
Gunny débarrassa rageusement son visage des tripes d'elfe qui s'y étaient violemment plaquées. Il cligna des yeux déjà cernés de sang à demi séché et hurla à l'oreille de Darotân : "La retraite ! Il faut sonner la retraite !
- La Lumière ne recule pas ! hurla le paladin en retour. Les mages, réduisez-moi cette barricade en cendres !"
Le nain frappa du pied sur le sol, furieux, et courut en arrière. Le vacarme causé par les explosions était assourdissant. Des gouttes d'acide atterrirent sur sa barbe et mangèrent la moitié d'une tresse - ce qui acheva de l'enrager.
"Dix hommes avec moi ! hurla-t-il. Dehors ! Suivez-moi !"
Il parvint à s'extirper du massacre. Une quinzaine d'hommes l'avait suivi. Ils coururent vers les engins de siège abandonnés en marge du Chemin de la Gloire.
"Fait chier ! lâcha-t-il en crachant une glaire sanguinolente. Salopards d'orcs, vais leur montrer ce que c'est des explosions moi".
Les mages incendièrent les forêts de pieux et les barricades. Ils allaient enfin pouvoir se sortir du traquenard, mettre à bas les tours et avancer.
Mais là l'improbable se produisit.
Les orcs avaient prévu un système de défense inédit. Ils avaient creusé à même un petit cratère situé à cinq cents mètres au sud-ouest de la forteresse et installé un complexe de rigoles en khorium pur. Ils avaient envoyé un soldat se poster près des vannes, situées au niveau du cratère, et venaient de lui donner le signal. Un torrent de lave fluide se déversa, guidé par un large canal qui débouchait directement dans le camp, et se ramifiait au niveau de la barricade en cours de destruction.
Le torrent s'élargit donc et se déversa depuis la ligne de front en direction des Alliés.
Deux lignes d'hommes brûlèrent dans d'atroces souffrances avant que le phénomène ne soit remarqué. La lave saisissait les pieds et faisait tomber dans des cris horribles les pauvres combattants, qui ne tardaient pas à y mourir.
"Retraite ! hurla Darotân. Retraite !"
La fuite avait déjà commencé. Une fuite éperdue et générale.
Une seule personne faisait encore face à la chape de lave qui, rapidement, se dirigeait vers elle.
Thiwwina - qui, tirant un petit bout de langue, se retroussait les manches. "Ok, fit-elle joyeusement, c'est un défi c'est ça ? Eh bien c'est parti".
Elle s'entoura d'une barrière magique puissante la protégeant des flèches et des explosions. Elle ferma les yeux, fit le vide en elle.
Vingt-et-un.
Farôn, armé de son arbalète, visait un à un les lanceurs de grenades perchés sur les toits des bâtiments de l'autre côté de la barricade.
Vingt-deux.
Il était plaqué contre le rempart nord, près des débris de la grande porte, se cachait à chaque carreau tiré, et ne réapparaissait que pour tirer le suivant.
Vingt-trois.
Une marée hurlante soudain ressortit en trombe et dans le plus complet désordre. Il attendit à l'abri, en chargeant calmement le carreau suivant.
Il se retourna et vit la gnomette debout, immobile.
Le spectacle était horrible. La terre était imbibée de sang. Et recouverte de cadavres affreusement déchiquetés. Des corps bougeaient encore ; certains soldats rampaient même vers l'extérieur, traînant un ou plusieurs moignons en guise de membres. Il ne sortait de l'ensemble qu'un concert confus de gémissements, de râles et de cris. Le tout martelé en fond par le chant martial des orcs et, commençant à retentir et à s'enfler, leurs longs et puissants beuglements de victoire.
Vingt-quatre.
Il rechargea de nouveau, en jetant cette fois un oeil du côté de l'armée. Cette dernière se rassemblait à deux cents mètres de là. Les officiers haranguaient les combattants. Il fallait se ressaisir, soigner rapidement les blessés. Danath s'approcha de Darotân. Il lui proposa de passer par ailleurs, de pratiquer une brèche dans le mur sud et de s'y engouffrer.
Le paladin était fébrile, ne savait que faire. Il piétinait de rage en regardant la lave, incapable de prendre une décision.
Comme d'habitude en cas d'imprévu, il n'y a plus rien à tirer de lui. C'est ce qui a coûté la vie à mon frère.
Farôn se retourna encore. Et son visage exprima - chose rare - l'étonnement.
Des éclairs environnaient Thiwwina. Elle avait rouvert les yeux, et ils étaient bleu orage. Elle se concentrait à l'extrême. Dans ses mains, des tourbillons de magie brute condensée. L'air vibrait autour d'elle. Les orcs des toits et des tours avaient abandonné l'idée de la tuer. Les bombes et les balles ne traversaient pas son bouclier. Tous regardaient, impuissants.
La lave avançait rapidement, fine couche fluide, recouvrant de rouge flamboyant le rouge ocre de la terre ensanglantée.
Vingt-cinq.
Farôn sourit et se tourna de nouveau.
A ce que je vois, ça va pas tarder à barder.
Il remarqua les airs ahuris de l'armée. Tous les regards des Alliés étaient également fixés sur Thiwwina. Farôn, tout en tendant la corde de l'arbalète au moyen de sa manivelle, pouvait entendre le sifflement de l'air qui tournait en cyclone autour de la gnomette. Des éclairs arcaniques la parcouraient, dans un grondement terrible.
Il se retourna et sursauta.
Un cri suraigu déchira l'air.
La lave atteignit les pieds de Thiwwina.
La mage balança soudain une bourrasque de gel devant elle. D'une puissance phénoménale.
Le flot de feu gela. En quelques secondes il s'arrêta, durcit, noircit et même se recouvrit de cristaux de givre. La vague de froid se communiqua aux rigoles et au canal qui sous l'effet du gel foudroyant se fissurèrent ! bien qu'ils soient faits du métal le plus dur de l'Outreterre.
Le cri suraigu ne s'arrêtait pas. Les combattants des deux côtés, fascinés, les tympans vibrant douloureusement, observaient.
Thiwwina était au centre d'un typhon de magie bleu électrique. On ne distinguait nettement d'elle au milieu des éclairs que ses yeux, qui émettaient un bleu encore plus clair, plus intense.
Elle leva la main génératrice de cataclysme.
Le cône de tempête s'éleva du sol et se déchaîna contre les restes calcinés de la barricade.
Tout s'envola, soldats et débris. Tous les orcs qui étaient à moins de cinquante mètres d'elle gelèrent intégralement et instantanément, ainsi que toute matière molle ou organique, le bois, les tissus, les cuirs. Les gangr'orcs, leurs armes et des tonnes de matériaux divers furent violemment projetés et allèrent se pulvériser en fine poussière gelée contre les murs des bâtiments entourant la place centrale.
Elle leva encore un peu le bras, pour le mettre totalement à l'horizontale. Portée maximale.
Le cri ne s'était toujours pas arrêté.
Une onde de choc parcourut le camp, soulevant le sable en un brouillard surnaturel. Thiwwina ajoutait un dernier regain d'énergie à son cône de mort.
Le vent s'empara du sable et le gela. La place centrale fut engloutie totalement sous une tempête de sable destructrice, qui transformait à son tour en poussière de glace tout ce qu'elle touchait. Les gangr'orcs, surpris, n'eurent pas même le temps de crier avant de se dissoudre littéralement dans la tempête et de la nourrir de leurs corps. Les silhouettes des baraquements s'effacèrent également progressivement, rongées en une minute par le fléau gelé. Lequel s'apaisa enfin. Le sable resta en suspens en l'air, comme le temps s'arrêtant après l'apocalypse.
Le cri s'arrêta. Le cyclone entourant la mage se dissipa. Avec le bouclier.
Farôn réagit immédiatement. Il fit un pas et fut derrière elle. Il disparut en l'emportant dans ses bras.
Il réapparut près de la grande porte, à l'extérieur.
Thiwwina était livide. Ses grands yeux, de nouveau noisette, peinaient à rester ouverts. Elle respirait difficilement.
Mais elle souriait.
"Vous pouvez les écraser désormais, dit-elle faiblement d'une voix brisée. Qui c'est la meilleure ?
- C'est toi", répondit tendrement l'elfe, comme on parle à un enfant.
Elle perdit connaissance, son beau sourire aux lèvres.
~
Sûr de la victoire, et convaincu d'investir un bastion déjà abandonné par des troupes en fuite - ce qui n'était pas loin d'être le cas -, le chef de l'armée d'orcs et de démons qui avait jailli par surprise de la Citadelle, un gangr'orc particulièrement massif, du genre à être devenu chef de régiment à coups de poing, débarqua dans la place à la tête de ses hommes. Parmi les décombres fumants, la silhouette austère d'Hama se découpait - seule, telle une âme en peine.
Il sourit de toutes ses dents - qu'il avait fort épaisses. Sa bouche s'ouvrit pour ordonner joyeusement le massacre des survivants, mais à la place elle s'étira et resta bée, tandis que ses yeux louchaient et que son visage pâlissait. Il tomba à genoux, suffoquant. Il pleura du sang. Les veines de son crâne chauve apparurent, sombres - sa tête vibrait de souffrance. Il eut un hoquet, et s'effondra enfin tout à fait, avec l'expression du plus profond désespoir.
La silhouette se dressait toujours. Un léger coup de vent balaya la fumée qui l'environnait.
Hama regardait l'armée, fixement, calmement.
Derrière elle, la garnison finissait de démanteler les Infernaux. Le plus gros de la troupe arrivait à la rencontre des ennemis. Lesquels, après quelques secondes d'incompréhension et de stupeur, se ressaisirent.
"Faites-moi de la charpie de ces être dégénérés, beugla en démonique un Ered'ruin carapaçonné. Il ne doit rien rester de cette minable petite forteresse.
- Je me vois dans l'obligation de contrecarrer ces projets", lui répondit la draeneï ténébreuse dans le même langage.
Le démon fronça les sourcils. Un ennemi connaissant le démonique, voilà qui ne lui plaisait pas. La garnison achevait de s'organiser derrière elle. Les archers et lanceurs de sorts se dissimulèrent derrière des pans de mur effondrés. Les combattants de contact firent un demi-cercle autour d'elle.
"Vous feriez mieux de vous rendre, cria le démon qui semblait définitivement s'être improvisé chef à la place de l'ancien. Les forces sont trop inégales. Toi, femelle, ajouta-t-il à l'intention d'Hama, ton art m'intéresse, je veux bien te donner une chance de rejoindre nos rangs.
- En effet, si je vous rejoignais, la bataille serait plus équitable, rétorqua l'ombre en souriant. Mais pardonnez mon manque de fair-play, je préfère rester dans le camp des vainqueurs".
Sa voix, malgré l'ironie, était si froide, et résonnait si étrangement dans l'espace, que l'Ered'ruin se surprit à frissonner en l'entendant. Ses épais sourcils se froncèrent davantage.
Il hurla l'ordre d'attaque.
~~
"C'était quoi ça ? cria Darotân.
- Qu'importe, répondit Danath, profitons-en, attaquons sans tarder, achevons d'enfoncer leurs lignes et finissons-en.
- Depuis quand les mages sont-ils capables de faire ça ?" continua de hurler le paladin, complètement fou. Il venait de voir quelqu'un de possiblement plus puissant que lui. Il était en plein drame existentiel, en plein déchirement intérieur. Il regardait la nuée glaciale dans laquelle était plongée Zeth'Gor, hagard, rageur, fulminant, niant.
Danath ne perdit pas une seconde et fit charger l'armée. Si Darotân était dans l'incapacité de commander, il le ferait à sa place. La priorité était la victoire. Le paladin suivit la troupe, perdu dans de furieuses pensées.
L'atmosphère était fraîche, mais le brouillard se dissipait très lentement. Les Alliés se ruèrent en avant, emplissant l'espace. Ce n'est qu'arrivés à un mètre de la barricade suivante qu'ils la remarquèrent.
Les gangr'orcs avaient prévu un second renforcement, un demi-cercle bien plus imposant que le premier, qui empruntait ce qui constituait les artères principales du camp en temps normal. Les tours à l'ouest et l'est restaient hors de portée tant qu'on n'avait pas passé la seconde barrière, de même que la hutte du chef au sud.
Du côté orc, on se remettait à grand'peine de l'étonnement suscité par Thiwwina. C'était Gorzu qui haranguait ses propres chefs, pour les réveiller de leur torpeur. De dépit, il hurlait des ordres de partout. Et dans le désarroi général, il fut écouté. Leur seule chance de salut était de faire de nouveau une surprise sanglante aux Alliés, avant qu'ils ne détruisent ces ultimes fortifications, ce qu'ils allaient faire dans la minute, le temps que les mages se placent et que la brume se dissipe encore un peu.
Les orcs des tours, toujours à l'abri derrière leurs meurtrières, reprirent leurs esprits en entendant les ordres. Ils saisirent des flèches spéciales, et les tirèrent un peu au petit bonheur dans la nuée, par dizaines. Les filets qui y étaient accrochés se détachèrent et se déployèrent à mi-course, empêtrant les Alliés par groupes de trois ou quatre. Ces derniers émirent des clameurs diverses. Les orcs postés en retrait près de la hutte du chef firent couler doucement sous les pieds de leurs ennemis, par le même système de rigoles se terminant en deltas, quelques hectolitres d'alcool.
Danath comprit immédiatement et hurla la retraite. Il avait fait une erreur en comptant sur l'effet de surprise engendré par l'exploit inouï de la gnomette.
Au moment même où le commandant en chef Trollbane ordonna la retraite, Gorzu, qui avait vaillamment contourné la brume au risque de se faire repérer, avait atteint l'entrée de la forteresse, et tirait sur un levier dissimulé un peu en retrait de la grande porte. Il s'égosilla en donnant le signal - et se mit à tourner frénétiquement, à deux bras, une énorme manivelle du lourd mécanisme attenant au levier.
Au moment du signal, les archers des tours avaient déjà les flèches enflammées encochées. Ils les tirèrent dans l'agglomérat des Alliés hurlant, empêtrés dans leurs filets. La plupart avaient échappé au piège immobilisant - ils coururent vers la grande porte et virent avec des yeux horrifiés une imposante herse d'acier s'élever doucement du sol en lieu et place de l'entrée, conçue pour coller au rempart nord sur une largeur double à celle de la porte, afin d'être sûr de couvrir l'éventuelle brèche pratiquée. La herse était grillagée de lames tranchantes, décourageant toute escalade.
Mais de fait elle le fut, escaladée, en une seconde par une silhouette fugace, qui était demeurée en retrait dehors.
Gorzu la vit, tournant toujours sa manivelle comme un forcené. Il eut un pressentiment. Il entendit la seconde suivante une voix lui murmurer à l'oreille : "Dis-moi, tu crois que je trouverai tout seul comment marche cette jolie machine ?"
Une dague se planta dans sa nuque et fit le tour de la gorge, en une rotation d'une netteté et d'une précision chirurgicales.
Derrière eux l'armée alliée fut plongée dans une mer de flammes et de cris d'horreur et de souffrance.
Quelques dernières connexions se firent dans le cerveau de Gorzu. Il se demanda... pourquoi il avait lutté. Mais il n'était plus temps de chercher des réponses. Il mourut en versant une larme.
~~
Joannes, debout et immaculé dans la tourmente, pria.
Comme beaucoup, il n'avait été atteint ni par les filets ni par les flammes. L'attaque était puissante mais rien n'était terminé.
Du moins, si le soutien demandé lui était accordé.
Son voeu fut exaucé. Il sourit et rouvrit les yeux. La Lumière lui avait manifestement fait une grâce toute particulière pour cette guerre sainte.
Il parcourut lentement les rangs, et toucha de ses mains les combattants immobilisés qui mouraient en s'époumonant dans les flammes - lesquelles semblaient se dissiper à son passage.
Ceux qui étaient touchés étaient instantanément et complètement régénérés. Leur peau guérissait intégralement, même les cicatrices disparaissaient. Toute douleur cessait, et la plupart s'affaissaient momentanément, hébétés. Mieux, toute peur, tout désespoir s'envolaient. Il instaurait d'autorité et d'un seul geste la paix dans les corps et les âmes. Le feu brûlait les filets et libérait leurs prisonniers. La Lumière donnait une seconde chance aux Alliés. Les soigneurs encore en vie s'activaient dans les rangs.
Joannes frémit en voyant un draeneï massif tituber, à moitié brûlé, un bras ruisselant de sang, l'autre arrachant une à une trois flèches plantées dans le dos. Stropovitch, démontrant encore une fois sa force d'âme exceptionnelle, continuait de marcher vers l'ennemi, avec des blessures qui auraient directement cloué dans un cercueil le plus vigoureux des combattants.
Il posa doucement la main sur le grand corps haletant. Le guerrier s'arrêta mais n'accorda pas un seul regard au paladin. Ses yeux étaient fixés sur la barricade - ou plutôt sur ceux qu'il y avait derrière, comme s'il pouvait les voir. Des yeux...
Joannes fronça les sourcils.
Rouge sang.
Régénéré, le draeneï s'ébroua violemment et reprit sa marche. Une marche conquérante et furieuse. Il sembla à Joannes que sur son passage les flammes... étaient comme absorbées dans le corps du guerrier. Le paladin continua son oeuvre salvatrice d'un air soucieux.
Il fallait neutraliser les archers des tours. S'ils avaient en réserve de quoi réitérer, c'en était fini d'eux. La Lumière avait beau l'habiter, il sentait ses forces diminuer.
Comme pour exaucer son souhait, la tour la plus à l'est fut pulvérisée par une explosion assourdissante, laissant les Alliés comme les orcs complètement ébahis.
~~
"Har har harrrrrrrrr, en plein dans le mille !"
Gunny était hilare. "Allez, tir suivant !" Quatre hommes placèrent un tronc sur la baliste - que les connaissances de l'ingénieur et leurs muscles avaient réparée en quelques minutes avec des bricoles récupérées à côté. Deux autres soufflèrent comme des forçats pour tendre la corde.
Le nain pendant ce temps préparait déjà le troisième carreau - en l'occurrence un morceau d'un autre engin de siège abandonné au bord du Chemin de la Gloire. Il fixa solidement la charge au bout du rondin, un explosif spécial qu'il réservait pour de meilleures occasions, et qu'il avait mis au point juste avant le déclenchement de la guerre-éclair. C'était de la puissance à l'état pur, de très faibles quantités suffisaient pour réduire une de ces tours en miettes. Heureusement il ne se déplaçait jamais sans le matériel nécessaire pour fabriquer rapidement quelques ogives.
Une fois la corde tendue, il passa derrière la baliste et visa soigneusement. Il libéra la corde. Le carreau géant fila comme une fusée et pulvérisa la seconde tour est dans un grondement qui provoqua une secousse du sol. Même à cette distance, on pouvait voir les cadavres de gangr'orcs s'éparpiller dans les airs en délicates arabesques de viscères au milieu des débris de bois. "Har har haaaar, fit Gunny, j'leur avais bien dit que j'leur montrerais, à ces enflures ! Allez, chargez le troisième suppositoire !"
Il prépara le quatrième et dernier rondin en chantonnant dans sa barbe : "Tu l'as voulu, tu l'as eu..."
~~
Il me fait bien rire l'elfe. J'étais stratège et mesuré c'est ça ? Respectueux et respectable ? Je change, c'est ça, je me pervertis ?
Le bleu de sa peau se fonça - elle devint violette.
Je ne suis pas en duel là. Ici c'est le massacre, qu'importe si je fais preuve de sauvagerie, je ne fais que répondre à la leur.
Ses yeux lancèrent des flammes. Il parvint devant les fortifications sud, celles qui bordaient la grande hutte.
Je maîtrise. Je peux le faire. Je dois cesser de réfréner, je prends plus de risques en me contenant qu'en contrôlant le flux. Et puis...
Le feu qui achevait de brûler l'alcool lécha la peau de ses jambes, la parcourut, enveloppa doucement son corps, amoureusement.
CE MISERABLE RAMASSIS DE BOIS DOIT BRULER, AINSI QUE TOUS CEUX DERRIERE, TOUS, ILS DOIVENT SOUFFRIR ET MOURIR.
Il ouvrit la bouche et cracha de longues flammes démoniaques, des flammes surnaturelles, qui réduisirent instantanément en fines cendres volatiles une partie de la barricade. Stropovitch, les poings serrés férocement sur les gardes de ses épées, emprunta le chemin pratiqué, en laissant dans la suie de profondes empreintes fumantes de sabot.
Une silhouette fière et massive le regarda s'éloigner, puis lui emboîta le pas avec détermination, en sortant de son dos une énorme masse à deux mains étincelante. L'expression de Darotân était étrange. Il avait le sourire d'un fou, un sourire de défi et d'envie de massacre, mais en même temps les dents serrées et grinçantes d'un combattant indécis et angoissé.
Derrière, sur la place centrale, les Alliés rassemblaient leurs forces. La brume glissait en direction de la grande hutte, masquant aux autres le départ impulsif et irréfléchi des deux draeneïs. Les soldats faisaient éclater cris de joie, applaudissements généreux et rires nerveux et sonores à chaque nouvelle tour qui explosait. Seul Joannes, l'air sombre, ne parvenait plus à détourner ses yeux du sud, saisi d'un formidable pressentiment.
~~
Chapitre 15
J'ai connu la rédemption et la plénitude durant deux semaines. Je passais chaque seconde libre dans le monde merveilleux d'Hama. Notre passion fut ardente et muette, éclairée de bougies, protégée par un ample rideau bleu nuit - c'est dans les microcosmes que s'exprime l'infini, c'est dans les écrins que se forment les perles d'absolu.
Ondraïev, ne me voyant plus revenir le soir, prit une décision qui m'emplit d'une joie sans bornes - et dont je fus presque honteux, tant il prouvait par là son affection pour moi, alors que je l'avais pour ainsi dire ignoré tout ce temps. Il rédigea un rapport d'une qualité et d'une précision exceptionnelles, qu'il remit à Velen, dans lequel il démontrait que j'étais extrêmement sain de corps et d'esprit et que, si la corruption dormait toujours en moi, il faudrait bien plus qu'une contrariété mineure du quotidien pour l'éveiller et la faire s'étendre. Au vu du niveau de discipline mentale atteint, il faudrait, selon lui, une colère monstrueuse, une rage démente, que rien n'était susceptible de produire au sein du vaisseau. Le Prophète lut et fut convaincu - et officialisa séance tenante mon indépendance. Ondraïev m'annonça la décision sur son ton le plus anodin le soir même, à la fin de l'entraînement d'Arcân, alors que je courais rejoindre mon amour.
Je m'immobilisai. Je réalisai qu'il avait une valise à la main - si petite... Il regardait en direction du sol, tentant de dissimuler son émotion derrière son habituel léger sourire ironique. Il m'avait consacré plusieurs années de sa vie sans que je m'en rende vraiment compte. Je m'effondrai de honte et de remords. Je me fis l'effet d'un misérable ingrat.
"Allez, fit-il en trouvant la force de se redresser et de planter ses yeux dans les miens, je sais que tu as horreur des contacts, mais tu devras me pardonner ce coup-là". Il me prit très brièvement, et paternellement, dans ses bras, me tapotant rapidement l'épaule. Il se recula. "T'es un mec bien, Stropo. Je suis fier de toi, mine de rien. Même si je n'ai jamais... trouvé comment te distraire de la solitude qui te collait à la peau". Nous étions émus et embarrassés, l'éclat de nos yeux s'était embué. "Enfin bon, conclut-il légèrement, fidèle à lui-même, pour ce qui est de la solitude et des contacts, effectivement valait mieux une gonzesse pour régler ça hein". Il me fit un clin d'oeil, se retourna et partit.
Je ne le revis jamais - il mourut quelque temps après, quand le vaisseau s'écrasa. Ondraïev... Pourquoi les êtres que nous connaissons le moins sont-ils ceux qui nous ont élevés ? Quelle est l'origine de cette ingratitude et de cet aveuglement spontanés et universels ? Toi, mon précepteur que je n'ai jamais écouté, que j'ai réduit dans la plus grande indifférence à l'état de cuisinier pendant des années, toi que j'ai tué, puisses-tu me voir encore, depuis quelque plan parallèle où vont les morts, quand je pleure en pensant à toi, en regrettant, en me sentant si profondément coupable - et me pardonner.
~~
Hama et moi passions les exercices du matin à nous dévorer des yeux de façon très suggestive. Nous arrivions ensemble et repartions de même, avec des difficultés à marcher tant nous nous serrions. Ce dont tous se doutaient déjà depuis quelque temps eut pour confirmation l'évidence même. Aux doutes fit place la plus totale incompréhension. Beaucoup glissèrent des questions à l'oreille d'Hama - qui exprimaient tour à tour le désir, la jalousie, la curiosité malsaine, la moquerie, toutes choses dont elle se contenta le plus souvent de rire, mais souvent aussi la déception - ce qui la toucha davantage. Ces avis-là étaient dispensés non seulement par ses camarades, mais aussi et surtout par sa famille et tous les honorables draeneïs fréquentés par cette dernière. Ils étaient un si beau couple avec Darotân... Ils alliaient à eux deux toutes les vertus, toutes les valeurs... Ils auraient pu être le nouveau flambeau de leur peuple... La tristesse de certains était sincère et profonde. Sa mère en avait les larmes aux yeux. Le symbole était brisé. Hama s'était perdue dans les abîmes de l'anonymat et de la banalité. Elle avait refusé le destin exceptionnel qu'elle méritait. Quand elle se déplaçait dans le vaisseau, elle croisait souvent des regards empreints de mélancolie, qui semblaient l'implorer. Tous les soirs elle commençait par pleurer quelques instants dans mes bras. Je lui caressais la nuque du bout des doigts, la serrait doucement, l'apaisait de ma tendresse.
De mon côté j'affrontais tous les jours mon lot de regards, de jalousie, oui, nécessairement, de la plupart de mes camarades, mais de la part de tout le vaisseau c'était de la haine pure et simple. La rumeur de la corruption, certes s'était apaisée avec les années, mais avait cristallisé sur ma personne toute la peur, tout le traumatisme qui imprégnait mon peuple depuis la corruption première des Eredars sur Argus il y a des millénaires. Même pour ceux qui n'étaient pas encore nés c'était une plaie à vif dans les âmes, une crainte viscérale, qui se ravivait à ma vue, tous les jours ; j'étais le support et le réceptacle de leurs angoisses. Cela, je n'en ai pris toute la mesure que tard, mais il n'est pas nécessaire de comprendre en profondeur les causes d'un rejet pour en souffrir. Cette répulsion instinctive et première, qui s'était donc adoucie, reprit toute sa vigueur et même se renforça. Même si personne ne se le formulait ainsi, je fus considéré comme une espèce de malédiction. Le pressentiment flottait, général, que j'allais apporter un grand malheur - en cela ils n'eurent pas tort en fin de compte -, que je le préparais déjà, le distillais à chaque pas.
C'était le moment idéal pour Darotân de faire part de son opinion à mon sujet au plus grand monde et de façon développée, argumentée et incisive. Mais il n'en fit rien. Je pense que c'était parce que son but n'était pas de me faire officiellement et explicitement haïr - il se serait heurté à Velen de toute façon -, mais de me tuer. Il fit mine de ne rien voir. Lui, personne n'osa lui poser de questions, et encore moins se moquer de lui. Ses deux comparses, Runuur et Nuraam, restaient graves et silencieux. Quelque chose de sinistre émanait de ces trois paladins, l'élite de leur promotion, quelque chose qui couvait, qui allait éclore, nous le sentions tous, et personne n'osait imaginer quelle allait être la conclusion de cette pièce - aux acteurs passablement dangereux. Arcân et moi étions tendus. Mon maître me donna quelques conseils de sécurité maintenant que mon précepteur était parti. Insensés comme nous l'étions, nous préférions attendre la vengeance de Darotân avec excitation et envie d'en découdre, plutôt que de prévenir Velen et les autres Maîtres et empêcher du même coup le paladin de mettre en application sa menace. Comment avons-nous pu être aussi fous... pourquoi aimiez-vous tant les défis, maître ?
~~
Quand la fatigue apaisait nos ardeurs, nous passions de longs moments de recueillement dans notre bulle de tendresse. Elle prenait souvent sa cithare et psalmodiait doucement un poème déjà écrit, parfois en improvisait un nouveau. Elle était si belle quand elle était rêveuse. Mais je savais que c'était l'atmosphère hostile et désapprobatrice du vaisseau qui la rendait pensive. Je lui écrivais à l'inspiration quelques vers qu'elle chantait à la suite des siens quand ils lui plaisaient, sur une mélodie créée ou enrichie spontanément - tant elle savait mettre instantanément des sentiments en notes. Le bonheur peut-il avoir un autre visage ? J'en doute depuis que je l'ai perdu.
Un soir qu'elle pleurait amèrement après avoir entendu des mots particulièrement blessants de sa mère, je décidai de la consoler d'un poème que j'écrivis d'un jet, sans ratures. Elle le chanta quelques jours.
Confrontés chaque jour aux foules ennemies
Qui ne sont qu'un Autrui toujours renouvelé,
Deux jeunes gens las d'être ainsi écartelés
Dans un calme profond, chaud, se sont enfouis.
Ils n'ont plus de passé ; ainsi ce qui les fonde
Est l'éternel présent d'un capiteux amour.
Ils n'ont plus de langage ; et leur délicieux monde
A des regards pour mots, la pénombre pour jour.
La rupture est immense avec le passé proche.
Ils existaient avant, mais désormais ils sont.
Personne ne jugeant, n'ayant tort ou raison,
Sont oubliés l'effet, la cause des reproches.
Quand ils sont étrangers ils le sont à eux-mêmes.
Le noeud gordien social une fois dénoué,
C'est lors par et dans l'autre, en une unique gemme,
Qu'ils trouvent, calmes, purs, leur seule identité.
Lorsque les faux-semblants sont ainsi déjoués,
Ils se recueillent dans l'invincible entité,
Dans une sphère bleue, essence d'existence,
Le ductile foetus, l'absolue consonance.
~
Je ne pouvais me détacher de sa peau qu'en déchirant mon coeur, et j'allais à l'entraînement de l'après-midi avec le sentiment - non, la sensation - de ne plus avoir dans la poitrine qu'un morceau de chair sanguinolent. Je savais de surcroît qu'Arcân n'avait plus rien à m'apprendre depuis longtemps. Nous ne faisions plus que nous affronter depuis des mois. Il remportait toujours la grande majorité des duels, et commentait. C'était instructif, c'était du perfectionnement, c'était nécessaire ; mais il fallait que cela finisse un jour. Je ne pensais plus qu'à elle. Elle était devenue mon unique et incessante obsession.
Je résolus donc de faire reconnaître à mon maître que j'étais à la hauteur. Et le meilleur moyen pour cela était de le battre.
Je muai l'ardeur de mes désirs en ardeur au combat. Pendant ces deux semaines je m'exaltai, je m'enthousiasmai, je perdis toute mesure. Je déployai une force et une rapidité insoupçonnées. Je déviais sa lame même quand il frappait de tout son poids et de toute sa puissance. Je l'acculais contre les murs, le repoussais sans cesse, le faisais tomber, voire remportais les duels par quelques attaques fulgurantes et imparables, dont j'improvisais la moitié. C'étaient des armes d'entraînement, mais je le blessai à plusieurs reprises - ce dont il ne se fâcha absolument pas, au contraire.
Un jour donc - ce fameux jour -, il m'emmena chez lui après l'entraînement. C'était une chambre vide de livres et plutôt sombre, encombrée de centaines d'objets étranges mal rangés. Il me fit asseoir au milieu du capharnaüm. "Bon Stropo, dit-il, j'ai bien compris le message, je vais te laisser tranquille désormais. Tu es le meilleur élève que j'aie jamais eu, et te fie pas aux apparences, j'en ai eu crois-moi". Un silence. Je ne me sentais pas bien. Je m'en voulais déjà d'avoir fait en sorte de mettre fin à cet entraînement. Arcân et moi, nous étions plus qu'un maître et un élève, plus même que des amis. Depuis des années, le Sans-Lumière était mon père.
"Je vais me sentir un peu seul les prochains temps", avoua-t-il la voix un peu tremblante - ce qui ne lui ressemblait pas du tout. J'en restai bouleversé. "Mais c'est comme ça, hein, depuis la fuite d'Argus j'en ai eu de moins en moins, des élèves, tu vois le truc, les Naarus qui débarquent, la Lumière tout ça... j'ai été le seul qu'ils ont pas réussi à imprégner de leur fichue magie - et tout le monde ne pense plus qu'à produire en série des petits paladins".
J'ouvris de grands yeux. Je pensais - tous pensaient - que Velen était le seul survivant du temps d'Argus. Arcân le marginal avait donc, lui aussi, au moins vingt-cinq mille ans.
"Eh oui je suis un peu vieux, quelques dizaines de milliers d'années, je les compte plus, fit Arcân en souriant. Je les fais pas hein ? Bah j'ai plus ou moins la jeunesse éternelle, mais c'est une longue histoire... tu vois, un truc genre je suis né au début, au temps des dieux, nous sommes la première race de l'Univers, tu le sais... enfin si on excepte les démons, z'ont pas d'âge eux... enfin les vrais démons, pas les fiottes créées après... je m'égare. Donc ouais le temps des dieux, c'était spécial à l'époque, y avait pas de monde bien concret, bien... délimité comme maintenant, l'Univers était essentiellement magique, ça bougeait beaucoup".
J'étais hypnotisé, fasciné. Il ressentit de la gêne de me voir ainsi. "Ouais bon le raconte à personne, y a que le Prophète qui est au courant... t'imagines pas les emmerdes que tu vas me faire si tu ouvres ton bec. On va me faire parler de millions de trucs, foutre ça en bouquins reliés, me traiter comme un vieux sage sacré machin... l'horreur quoi. Je suis pas une relique, je suis bien vivant bordel ! Velen m'a compris, lui, c'est un mec bien, il sait que j'ai qu'un désir dans la vie, c'est qu'on me foute la paix".
Je m'apprêtai à lui promettre sur papier, mais il m'arrêta d'un geste. "Nan c'est bon oublie les grands serments, je te fais confiance petit. Donc ouais c'était parti en vrille, y avait eu une grande dispute cosmique tout ça, les dieux se sont séparés et se sont fait des petits mondes où ils se sont foutus à un ou plusieurs, selon les amitiés ou plutôt les "affinités" tu vois. Enfin c'est compliqué, tu sais, les dieux c'est pas fixe, ils s'influencent les uns les autres, ils se "forment" les uns par rapport aux autres... pas le genre de truc que je peux expliquer. Enfin bon donc au début les dieux ils ont fait un peu ce qu'ils voulaient, les mondes c'était plus de la ... musique et de la poésie que de la logique tu vois, enfin c'était à l'inspiration quoi, t'avais les abstraits, les riches, etc. Et y en a un qui a fabriqué Argus dans l'histoire et qui nous a créés, les Eredars. Il en a fait quelques-uns et j'étais dans le lot".
J'étais figé dans l'étonnement le plus profond.
"Tu vois après, t'as des dieux au milieu qu'on a appelés les Titans qui ont préféré aller foutre le bordel dans les mondes des autres qu'en créer eux-mêmes. T'imagines comme ça me fait marrer la version officielle de l'histoire avec le Panthéon super gentil et tout... nan c'est juste que le délire des Titans à la base c'était de refaire les mondes, juste parce que dans un univers tu peux rien faire sans qu'il y ait des emmerdeurs qui aiment pas et qui y foutent le nez tu vois... Mais c'est compliqué, faut beaucoup négocier avec les créateurs s'ils sont toujours là, leur expliquer que c'est mieux ça comme ci, etc, argumenter, et t'en as certains de créateurs tu peux dire ce que tu veux, quand ils veulent pas... T'es obligé souvent de négocier avec les poings tu vois, et ils gagnaient pas toujours. Donc dans tout ça t'as les démons eux leur plaisir, c'est de détruire. Au départ dieux comme Titans leur bousillaient la gueule à l'occasion, histoire de leur expliquer le respect. T'as Sargeras lui à force il s'est dit qu'en fin de compte c'était plutôt laborieux de mettre son nez dans les affaires des autres, et absurde, quelque part, quand on y réfléchissait. Tu parles que les Nathrezim à la première hésitation qu'ils ont perçue chez lui ils en ont profité. Ils s'en sont pris plein la tête le temps d'instiller le doute en lui, mais ç'a été payant. Moi je suis assez d'accord avec le principe, au fond. Quand on veut un truc, on le fait, point, on tape d'abord, on négocie après. Et puis il a dû trouver ça super rigolo, de détruire un monde, la première fois, bien plus intense et moins prise de tête que de corriger. Et hop c'était parti, il a enchaîné jusqu'à tomber sur Argus. La suite de l'histoire tu la connais".
Je digérais lentement les informations. Présentés comme ça, les événements se dégageaient de la vision manichéenne de l'univers qu'on nous enseignait depuis d'innombrables générations.
"Donc nous notre dieu sur Argus il était tout seul et il nous a faits pour avoir de la compagnie et de l'occupation. Mais surtout, histoire qu'on se sentent proches de lui, il nous a donnés de grands pouvoirs magiques, et notre monde du coup il bougeait pas mal, on s'amusait bien. La faim, la mort, la douleur, on connaissait pas. On s'envoyait pas mal en l'air - les super gonzesses qu'il avait créées l'enfoiré ! mais je m'égare encore - et le reste du temps on cogitait pas mal sur les formes de vie tout ça, histoire d'imaginer des millions de trucs et que le monde soit riche et beau gnagnagna. Ouais bon moi je cogitais pas trop j'avoue. Je préférais les filles. J'étais considéré comme le fainéant du groupe, je foutais rien. Je cherchais pas trop à comprendre leurs histoires de vie et de magie. Sauf qu'à force de faire des petits ben le peuple grandissait à toute allure et qu'on a fondé une vraie société. Enfin "on"... je laissais les autres cogiter sur l'organisation sociale machin et je m'occupais d'engrosser les jeunettes. Et de former les jeunes aux armes. Oui parce que les démons évidemment ont régulièrement attaqué Argus pendant ces milliers d'années-là. Et quand je te parle de démons c'étaient les vrais, ceux qui sont aussi vieux que l'univers voire plus. Là oui à force j'en ai imaginé des choses à créer. Pendant que les autres utilisaient leur magie je concevais des trucs bien solides moi, des armes, et des armes qui coupent. J'étais la terreur des champs de bataille. Le Champion. Les démons de tout le Néant distordu connaissaient mon nom, et je te parie ce que tu veux qu'ils s'en souviennent encore. Si tu voyais les combats que j'ai menés et les exploits accomplis... Enfin bon du coup j'ai convaincu avec mes épées, et j'ai été désigné Maître, une fois la société instituée. A la tête ils ont mis deux des Premiers-Nés, Kil'Jaeden et Archimonde - des vieux potes à moi donc, que j'ai faits cocus un nombre incalculable de fois, pas étonnant qu'ils se soient aigris -, et Velen, qui s'était déjà pas mal illustré côté airs sages et tournures raisonnables, tu vois le style... Ben comme quoi hein, c'est les deux plus vieux qui se sont fait embobiner par Sargeras, enfin bon embobinés consentants hein, et c'est pas totalement illogique quand on y pense. Cela faisait un sacré paquet d'années qu'ils ne progressaient plus niveau puissance et qu'ils étaient blasés de tout. Z'ont voulu voir ailleurs, ça s'explique - surtout que Sargeras leur a signifié au passage que notre pote dieu était un tocard, aux pouvoirs ridicules comparés aux siens -, alors que Velen c'était le passionné, avec tout plein de principes et de valeurs, tu vois. Enfin bref c'est parti en sucette, y a eu une méchante guerre, je me suis bien éclaté, mais cette fois la différence de puissance était... abyssale. Notre dieu s'est fait buter, tous les Premiers-Nés non corrompus aussi - sauf moi -, c'était la débâcle totale, Sargeras avait mis le paquet, le Néant débordait des démons qu'il libérait, on aurait dit que la nuit coulait par terre tellement les nuées étaient infinies. On s'est enfermés dans notre grande cité et tous les mages - enfin, tout le monde sauf moi - se sont concentrés pour former un bouclier autour, un sacré bouclier petit, t'en verras jamais un pareil, tout le Néant pouvait tomber dessus qu'il aurait pas bronché. Sargeras allait pas tarder à s'en occuper personnellement. C'était fini, le paradis terrestre et la société idéale. Coup de bol quand même, les prières de Velen ont résonné dans l'Univers et les Naarus ont débarqué d'on ne sait où et nous ont foutus dans un de leurs super-vaisseaux là. Ils en ont profité pour nous enseigner leur fichue Lumière et nous en imprégner aussi - ainsi tout le monde a pu avoir les yeux qui brillent et ça se transmettait héréditairement, comme ça on a pu commencer à faire des moules à paladin et à y cuire tous les volontaires et leurs fistons comme des gauffres. Moi j'ai pas voulu assister à leur cérémonie sacrée là, me suis pas fait imprégner de leur Don. Ouais parce que tu vois, les histoires de plan spirituel où le Bien combat le Mal, c'est de la connerie. Moi je dis rien, même pas à Velen, parce que ça les rendrait tristes, mais la Lumière c'est une magie comme une autre, point barre, comme l'Ombre ; le Bien et le Mal ça a jamais existé. Les Naarus sont pas des incarnations du Bien ou je sais pas quoi, c'est des gus comme les autres, ça se bute, ça se corrompt, comme tout ce qu'il y a dans l'Univers. D'ailleurs moi je les trouve super louches, les Naarus. Je reste sur mes gardes. J'ai jamais capté l'intérêt qu'ils avaient à nous aider. Pour ça que je me suis pas laissé tripoter. J'y tiens, à mes yeux noirs. Pis mine de rien, ça a du succès auprès des filles".
J'avais dépassé le stade de l'hébétement.
"Ouais, fit-il en riant, c'est marrant t'as vu, je suis l'Eredar le plus vieux de l'Univers, et non seulement je raconte ma vie à personne alors que je pourrais être une Légende vivante, voire carrément vénéré, mais j'ai jamais réussi à faire de la magie, je suis jamais devenu un grand sage ou spécialement intelligent. J'évolue pas, et j'arrive pas à m'en sentir coupable. Au fond tout le monde ne fait que s'occuper avant de crever, les gens ont beau dire qu'il y a des occupations au milieu plus sérieuses que d'autres, c'est leur avis, le résultat est le même, ils crèveront un jour, on les oubliera plus ou moins vite, et ils auront loupé des tas d'occaz de se faire une partie de jambes en l'air. Pendant qu'ils font les gens importants, je me fais leurs femmes. Y en a beaucoup qui devraient réfléchir avant de dire que tel gamin est leur fils".
Il fit une petite pause, hilare, en pensant à tous les enfants du vaisseau qui pourraient être les siens.
"Donc ce que j'aime bien chez toi Stropo, c'est qu'on est pareils tous les deux".
Il s'interrompit brusquement. Dire ça juste après avoir parlé de ses conquêtes, n'était pas du meilleur effet. Surtout que nous avions tous les deux les cheveux d'un noir de jais, la même taille et le même froncement de sourcils.
"Enfin ce que je veux dire, repartit-il, embarrassé, c'est que, tu ne t'en rends pas encore compte, mais tu es actuellement le guerrier le plus puissant que j'aie jamais entraîné. C'est-à-dire, donc, que tu es le meilleur depuis le début de la race."
Je me pris cette déclaration comme une claque dans la figure.
"Le seul truc qui me gêne chez toi, c'est que par rapport à moi tu manqueras toujours d'un poil de force pour manier l'épée longue, et d'un poil de rapidité pour les armes à une main. On pourrait hésiter sur ton orientation et sur ce que tu dois travailler en priorité. J'ai réfléchi, et mon conseil final à l'issue de ton entraînement consisterait en ceci".
Il fit une pause. L'instant était solennel. De nombreuses années d'enseignement allaient trouver leur conclusion.
"Tu dois conserver le style à deux épées. Tu le maîtrises parfaitement, et ce que j'ai apprécié, surtout ces derniers temps où tu m'en as mis plein la tête, c'est que tu es inventif et imprévisible. C'est vraiment ce qui te correspond, c'est là où ta puissance s'épanouira. Mais la rapidité nécessaire contre les adversaires sérieux, tu ne l'obtiendras qu'en enlevant du lest. Je te conseille d'oublier les plaques. Au moins dans un premier temps. Et fais super gaffe aux mecs inventifs comme toi, ou aux styles que tu connais pas. Au contact, pas le temps de réfléchir, tu devras choisir en une milliseconde entre foncer et laisser venir. Te trompe jamais, sinon t'es mort. Au bout d'un an ou deux de combats, tu auras normalement assez d'expérience et d'entraînement pour avoir le choix entre remettre des plaques et miser sur toujours plus de rapidité. Je te conseille de remettre les plaques. C'est trop dangereux de renforcer exclusivement ses points forts. Maîtrise et équilibre, Stropo. Retiens ça."
Je hochai la tête. Arcân soupira et sortit d'une armoire un coffret imposant fait d'un métal brut, orangé, sans ornement.
"J'ai demandé l'autorisation à Velen et il me l'a accordée. Je vais te remettre les armes les plus puissantes qui aient jamais été forgées par notre peuple. Je les ai créées moi-même sur Draénor à partir de fragments du Titan Noir lui-même - j'ai eu l'occasion de le trancher un peu sur Argus. Dommage il s'est téléporté pour se soigner et j'étais pas en état de le poursuivre. Cet enfoiré dégage une chaleur terrible, il m'a bien cramé, mais j'ai gardé les deux croûtes que je lui ai arrachées, même inconscient à l'hôpital je les serrais tellement fort qu'on a renoncé à me les faire lâcher."
Une secousse, presque un sursaut, ébranla mon corps. Il ouvrit le coffret. Deux épées y reposaient, dans leurs fourreaux. Il les dégaina. Elles étaient du noir le plus profond que j'aie jamais vu, un noir magnifique, fascinant, hypnotique, qui absorbait le regard telle une fenêtre vers une autre dimension - et ce noir d'outre-monde était marbré de veines rouge vif, un rouge de lave, un rouge de feu. Les fourreaux étaient faits d'un cuir noir enchanté, conçu pour contenir non seulement les lames, mais aussi leur aura maléfique - tant qu'elles n'en étaient pas sorties bien sûr. "Tu trouveras pas de matériau plus mortel que de la peau de Titan Noir, dit fièrement Arcân. Dommage ça se fond pas, j'en aurais fait une épée longue sinon. Comme elles me servent à rien je te les offre. Attention quand même à deux trucs avec ça. D'abord, c'est pas du métal, ça se reforge pas, si tu les pètes ou les ébrèches elles sont pas réparables. Bon, évidemment elles sont super dures, donc faudrait un truc pas naturel pour les abîmer sérieusement - genre un coup tel que celui que j'ai balancé ce jour-là, précisa-t-il avec un sourire frimeur. Le deuxième truc, c'est que c'est de la corruption brute ce machin, c'est de l'Ombre et du Feu à l'état solide tu vois. En gros quand tu cogites, quand tu doutes, quand t'as de la peine ou des conneries de ce genre, tu les laisses au fourreau. Si tu les prends en main, c'est pour massacrer, point barre. Ces lames guetteront la moindre occasion de t'influencer. Tu réfléchis, tu dégaines, tu tues, tu rengaines, tu réfléchis. Ok ?"
Je hochai la tête, halluciné. Il rengaina les lames et me tendit le coffret sans cérémonie. "Evidemment interdiction absolue de les sortir de leur fourreau devant qui que ce soit, déclara impérieusement Arcân. Les gens s'étonneraient de leur allure et poseraient des questions. Personne ne doit connaître leur origine ni leur créateur. Ah et faut-il le préciser, personne d'autre que toi ne doit les toucher. Tue quiconque mettra les mains dessus. J'espère que c'est clair".
Je hochai de nouveau la tête. Je ne savais pas quoi faire, ou plutôt par quoi commencer. Arcân constata ma fébrilité. Il m'empoigna le bras, me releva et me reconduisit à la porte. "T'entends pas les clameurs, Stropo ? Velen vient d'ordonner le rassemblement général". Il me bourra l'épaule en éclatant de rire. "Allez cours cacher le coffret chez toi, t'as encore le temps avant qu'il commence à parler. T'en fais pas, j'ai pas besoin que tu cherches trois mille ans comment me remercier des épées, des années d'entraînement et que sais-je encore, je m'en fous des remerciements. Contente-toi de me faire honneur dans les affrontements qui nous attendront dans notre prochaine terre, car il y en aura à coup sûr ! Fais résonner ton nom, que ton peuple, tes alliés et tes ennemis le connaissent, et rappelle-toi qui fut ton maître".
Je lui lançai un regard où je tentai d'exprimer toute ma reconnaissance, toute ma gratitude, tout mon amour pour ainsi dire filial. Quoiqu'il essayât de paraître décontracté, il était indéniablement ému. Je me retournai et courus.
"Et oublie pas de continuer les exercices, feignasse ! On se voit demain matin !" cria-t-il dans le couloir.
Je ne sais pas pourquoi, depuis les événements tragiques qui ont suivi, j'ai souvent regretté que cette fin d'entraînement et ce don exceptionnel se soient faits sans cérémonie. Je n'ai jamais réussi à lui exprimer ce que je voulais, et je ne suis même pas sûr de savoir exactement ce que j'aurais voulu exprimer. En fin de compte nous étions tout à fait comme un père et son fils. Condamnés à ne jamais trouver les mots.
~~
Velen réunit l'intégralité de la population du vaisseau dans le Hall principal. Tout le monde était surexcité, l'ambiance était exaltée d'espoir. Il ne pouvait y avoir qu'une seule raison pour une telle assemblée, il ne DEVAIT y avoir que cette raison.
Et c'était bien le cas.
Hama me sauta au cou en pleurant quand j'arrivai, essoufflé, quelques secondes avant le début du discours. "Tu as intérêt à m'expliquer après pourquoi tu m'as laissée seule si longtemps", fit-elle d'un air boudeur, les joues ruisselantes. Je hochai la tête et la serrai fort.
"Draeneïs ! - Exilés, gronda Velen d'une voix grave et puissante qui emplit le vaisseau, nourrie et sublimée par d'innombrables millénaires d'espoir et de désespoir, de foi et de doute, de bonheur et de souffrance. O'ros vient de m'apprendre une formidable nouvelle. Un monde hospitalier est enfin à portée de notre vaisseau, terre que nous aborderons d'ici trois jours".
Ce fut davantage qu'une foule, ce fut un peuple qui cria sa joie. Le Hall résonna d'une formidable clameur, d'une exultation fantastique. Ils semblaient soudain des millions à hurler leur délivrance, car tous les draeneïs morts au fil des millénaires se joignaient aux présents pour chanter l'espoir d'une fin à leurs tourments. C'étaient des abîmes de souffrance accumulée au cours des générations qui se commuaient en sommets d'enthousiasme fébrile. Les esprits se brouillaient. Plus personne ne se contrôlait. On hurlait, on sautait, on restait bouche bée, comme ivre, ou même, comme Hama, on pleurait de bonheur. Elle inondait ma chemise de larmes de joie. Ce fut un moment extraordinaire. Un moment qui se passa de mots. Les grandes joies comme les grandes colères des peuples ne se formulent pas, elles se hurlent.
Je fus de ceux qui restèrent coi, interdits. Je n'osai y croire. Arcân venait à peine de me parler des futurs affrontements sur notre prochaine terre, et voilà qu'elle se concrétisait immédiatement, elle se donnait à moi, la terre et ses combats, dans un délai de trois jours. J'entrevis d'ailleurs mon maître, dans la foule, qui rugissait joyeusement. Il sentit d'une façon ou d'une autre qu'on le regardait, m'aperçut et me fit un clin d'oeil. Je n'eus pas de réaction. En fin de compte, je ressentais plus d'appréhension que de joie.
"Mes enfants, reprit enfin Velen après dix minutes de délire, je ne peux vous empêcher d'être enthousiastes, car c'est certes un grand bonheur pour notre peuple ; mais il demeure que la mesure, la modération et la prudence sont en toute chose les clefs de la réussite. Nous avons trois jours, ce qui représentera pour nous à la fois un temps d'attente insupportable et un temps de préparation ridicule. Il n'y a pas une seconde à perdre. Il y a énormément à faire en vue de notre atterrisage et de notre installation. L'avenir de notre race n'est pas encore assuré. Je compte sur vous tous pour aborder ce nouveau monde avec respect, dignité et sagesse. Je demande au Conseil une réunion immédiate avec O'ros pour mettre au point le déroulement des préparatifs. Pour les jeunes, demain sera jusqu'à nouvel ordre votre dernière journée de cours".
Ce discours clair et concis modéra les ardeurs. Nous nous dispersâmes lentement. Les cris de joie et les rires fusaient en grappes. L'ambiance était électrique. Tous les visages étaient souriants voire exaltés. Hama et moi allâmes nous enfermer dans notre monde, qui fut particulièrement doux et joyeux cette nuit-là. L'enthousiasme général était communicatif. Nous ne ressentîmes ni fatigue ni sommeil.
~~
Le lendemain matin, nous attendîmes Arcân dans le Hall des Ressources. Les élèves de toutes les disciplines s'étonnèrent de plus en plus au fil des minutes.
Il ne vint jamais.
Arcân avait disparu.
La vengeance de Darotân était en marche, calme, minutieuse, impitoyable.
Une musique lancinante de violon résonna dans ma tête tandis que je parcourais les couloirs menant aux appartements d'Arcân, Hama m'emboîtant le pas, soucieuse. Une mélodie qui se donnait des airs légers, mais imprégnée en profondeur de la mélancolie des abîmes. Je compris que s'il y avait un destin, c'était lui le musicien, et qu'il quittait l'espace d'un instant son impassibilité légendaire, pour m'exprimer sa tristesse sur le sort qui attendait le dernier Premier-Né et son disciple.
J'hésitai à entrer dans cette chambre. Je restai immobile une longue minute devant la porte, qui était légèrement entrouverte. Hama tremblait de nervosité. Il y avait quelqu'un derrière, nous le sentions - tout était silencieux, mais ce silence était lourd. Il demeurait possible que nous trouvions dans la chambre un Arcân endormi, éreinté par une nuit de débauche. Mais l'évidence était palpable dans l'air. La vérité était nécessairement autre.
Je toquai enfin. Il y eut un silence, et un soupir. "Qu'attends-tu ? Entre donc", dit Darotân.
Une rage terrible me saisit lorsque ma peur se mua en certitude. Il avait agressé voire tué mon maître. Mon impulsion première fut de me ruer et de l'éviscérer à mains nues. Mais un formidable pressentiment me retint. Une intuition. Il ne fallait pas entrer. Je me contentai donc, fulminant, de pousser la porte, sans faire un pas. Le paladin était assis sur le lit d'Arcân, les coudes sur les genoux, les doigts croisés. Il avait un fin sourire, mais je sentis sa poitrine serrée d'une légère angoisse.
"Ah mais décidément vous êtes inséparables, ajouta-t-il joyeusement en jetant un oeil à Hama. Vous venez à ma rencontre tous les deux, que de bonheur ! Moi qui pensais notre chère amie suffisamment intelligente pour enfin prévenir Velen et les Conseillers. Elle n'a pas réfléchi et a bien imprudemment suivi son amant".
Le sentiment de danger me retenait toujours sur le seuil. Hama fit un pas en arrière, en un début de panique.
"Non non reste, ne t'enfuis pas, dit Darotân en riant. Runuur et Nuraam sont déjà postés derrière la porte du couloir là-bas au fond, équipés de pied en cap. Et puis regardez - il tendit les paumes de ses mains -, je n'ai pas d'arme ; vous non plus me direz-vous, mais je suis seul contre deux. En plus je détiens Arcân prisonnier - ces mots me foudroyèrent -, j'aimerais parler avec vous, tout simplement. Mais pas dans le couloir, si possible. Disons que si vous me refusez cette petite entrevue, je le tuerai, ajouta-t-il légèrement - je commençai à perdre le contrôle, ma vue se brouillait, les mots désertaient mon esprit.
- Tu es stupide si tu crois que Velen et le Conseil ne te suspecteront pas, dit Hama, d'une voix froide et dure. Ils connaissent ta fierté.
- Au cas où je sois vraiment obligé de vous tuer tous les trois, répondit-il d'un sourire carnassier, Nuraam est tout prêt à s'en accuser lui-même, il me l'a promis. Il dira avoir voulu venger mon honneur. Même s'il considère que se sacrifier pour moi est une noble cause, je voudrais éviter un tel bain de sang et négocier les termes de ma vengeance avec vous - si vous voulez bien vous donner la peine d'entrer...
- Je vais m'occuper de lui, me chuchota Hama, sa voix tremblant désormais de colère. Aie confiance en mes pouvoirs".
Quand je la vis faire un pas vers Darotân, mon pressentiment desserra soudain son emprise. Il était hors de question que je la laisse s'exposer. Je lui empoignai le bras et passai devant elle, en serrant les poings. Ce faisant, je franchis le seuil. Nous avançâmes doucement.
"Braves petits", fit Darotân avec un sourire méprisant. Runuur et Nuraam, dissimulés dans la pièce, apparurent et figèrent nos corps d'un mot. Avant de lever leurs lourdes masses et de les abattre sur nous, sans que nous ne puissions rien faire.
~~
La lumière était éblouissante. Je ne parvins pas à ouvrir les yeux.
"Hey Stropo, t'en as mis du temps à te réveiller, lambinard".
Arcân... Mon coeur se serra. J'avais eu tellement peur. Mes yeux s'en embuèrent. Je me sentis immobilisé, et maintenu debout contre une paroi, bras écartés. Je mis au moins dix minutes à avoir une vision claire de ce qui m'entourait. Pendant ce temps mon maître et Hama parlèrent.
"Ouais Stropo, Hama venait de s'éveiller et de demander où on était. Donc en fait j'en sais rien, l'enfoiré m'a chopé avec ses deux potes pendant que je pionçais, ils m'ont immobilisé magiquement et m'ont martelé jusqu'à ce que je tombe dans les pommes. Plus loyal, tu meurs...
- Il nous a bien honteusement piégés nous aussi, dit Hama avec incompréhension. C'est incroyable mais il nous a menti. Et puis ce matin il attendait avec nous pour l'exercice, comme si de rien n'était. Je ne comprends pas comment il a fait pour être avant nous dans la chambre. Ce prétendu honorable paladin a usé de subterfuges magiques...
- C'est totalement absurde, répondit Arcân, sincèrement étonné. C'est inconcevable que Darotân se soit laissé aller à de tels procédés. Il est orgueilleux, c'est un fait, mais il a toujours manifesté des principes inébranlables. Et il est intimement pénétré de ces principes.
- Je le sais bien pour l'avoir fréquenté longtemps, soupira Hama. Comment a-t-il pu changer ? Son coeur et sa raison sont faits d'une matière plus dure que le métal. Je l'ai toujours vu comme un être inaltérable.
- Et je le suis !" déclara le concerné en apparaissant soudain, accompagné par le silencieux et impassible Runuur.
Ma vision acheva de se préciser. Nous étions à l'intérieur d'un énorme cristal rouge, de ceux qui constituaient la réserve de magie nécessaire au vaisseau pour se déplacer dans l'espace. A en juger par sa taille, nous étions dans le coeur même de l'Exodar, là où aucun draeneï ne se rend jamais, un gigantesque assemblage d'immenses cristaux. A en juger par la façon dont Darotân était apparu, il n'y avait pas d'accès vers l'extérieur. Il allait et venait via un portail magique dissimulé dans quelque recoin.
Arcân, recouvert d'énormes ecchymoses, les vêtements à moitié déchirés, et Hama, qui avait une vilaine plaie sanguinolente à l'arcade soucilière, étaient eux aussi attachés debout et les bras écartés, contre la paroi qui me faisait face. De lourdes chaînes nous ceignaient les poignets, les chevilles et la taille.
"Je suis inaltérable ! répéta Darotân, les mains dans le dos, cambré, l'air fier, les yeux plantés dans ceux d'Hama. J'ai fait une promesse, il y a un mois, à l'infirmerie. J'ai dit que je tuerais les deux êtres responsables de ta déchéance. Et la réalisation de cette promesse doit se faire à n'importe quel prix".
Il marcha en cercle entre nous trois, nous regardant tour à tour.
"Un combattant de la Lumière se trouve parfois dans des alternatives où, quel que soit son choix, il éprouvera du remords. Velen, ce Prophète que vous vénérez tant, le sait bien, lui qui a organisé deux exodes. Croyez-vous qu'à chaque fois il a pu sauver tout le monde ? Non bien sûr. Il a fait le choix d'abandonner à leur sort une partie pour sauver l'autre. Vous saisissez, n'est-ce pas. A mon esprit donc se présentait l'alternative suivante : soit je vous laissais en paix, et ne tenais pas ma promesse, ce qui aurait constitué pour moi un déshonneur éternel ; soit je la tenais, mais si je la mettais en oeuvre de façon directe et franche, tout le vaisseau se serait retourné contre moi".
Il s'arrêta et soupira, levant les yeux au ciel - en l'occurrence le plafond de la cavité pratiquée dans le cristal. Il reprit son discours - et sa marche.
"Parfois un combattant de la Lumière sait ce qui est juste, mais il se heurte à la foule ignorante. Que doit-il faire alors ? Le choix de la justice, bien sûr. Je me suis donc, avec une extrême répugnance je le confesse, assuré par quelques dispositions de la réussite de mon entreprise.
Car enfin vous êtes désormais une peste qui gangrène mon peuple. Et vous avez commencé par la plus belle fleur".
Il s'arrêta devant Hama et lui caressa le visage. Elle pleurait doucement.
"Et non seulement tu n'as pas conscience d'avoir été corrompue dans ton âme, dit-il doucement, mais tu aurais fait tout un scandale si je m'étais contenté d'enlever les deux Sans-Lumière, n'est-ce pas ? Je suis tellement désolé, Hama... je ne vais pas pouvoir te laisser vivre".
Il était sincèrement triste. Runuur manifesta quelque émotion.
Arcân n'avait pas quitté son air hilare depuis le début du monologue.
Quant à Hama, quelque chose monta en elle. Un désespoir dément. Elle haleta et se tordit convulsivement dans tous les sens, poussant de temps à autre un petit cri de bête affolée. Je serrai les dents de la voir ainsi. Darotân, lui, était fasciné par le spectacle, et profondément bouleversé. Les larmes et la sueur d'Hama imbibaient le haut de sa chemise, collant le tissu à ses seins mis en valeur par les postures cambrées qu'elle prenait en se débattant follement. La respiration du paladin s'accéléra. Son sang s'échauffa. Ses yeux s'écarquillèrent. Ses mains tremblèrent, mues par l'envie de toucher ce corps extraordinairement sensuel. Darotân se laissait posséder par le désir. L'atmosphère se chargea d'intensité, la tension qui saisissait le paladin était palpable dans l'air. Runuur se sentit mal à l'aise. Arcân avait quitté son air hilare et fronçait les sourcils, attentif, comme prêt à l'attaque, les poings serrés.
Dans ses mouvements de tête forcenés, Hama soudain vissa ses yeux agrandis par la panique dans ceux de Darotân. Et hurla. Longuement. Le cri était suraigu. Les deux paladins se couvrirent les oreilles. Arcân et moi ne nous préoccupâmes guère de nos tympans. Nous étions extrêmement inquiets pour elle. J'avais eu une peine infinie à me contenir jusque là, mais ce cri m'arracha des larmes. Je serrai les dents à me les enfoncer dans les gencives. Je sentis que je n'allais pas tarder à devenir fou moi aussi. Fou d'impuissance. L'impuissance à aider son aimée, je ne connais pas de chemin plus rapide vers le désespoir sans fond et la folie éperdue.
A la fin du cri, sa tête retomba mollement, et elle recommença à pleurer doucement. Darotân, ébranlé, reprit contenance - non sans garder une grande fébrilité dans la voix. "Il ne sert à rien de crier, fit-il avec un petit rire nerveux, personne ne peut entendre. Nous sommes au milieu exact du noyau de cristaux du vaisseau. Cette cavité s'est créée naturellement, car un cristal vidé de sa magie devient friable. Je l'ai trouvée et y accède par magie. Le portail de téléportation utilisé est du type le plus sûr, à savoir conçu pour son propriétaire et produit à volonté par un petit artefact. En d'autres termes, Runuur, Nuraam et moi pouvons disparaître et apparaître comme nous voulons en quelques mots d'incantation, sans laisser de portail utilisable pour vous - et nous voler les artefacts ne serviraient à rien. J'ai dû user de tout mon crédit et manquer de me compromettre pour obtenir discrètement ces petites merveilles".
Il était très fier.
"Second point, personne ne vous cherchera. Tous sont très occupés par les préparatifs de l'atterrissage - et faut-il le préciser, tout le monde est habitué à voir "disparaître" Hama et Stropovitch - il nous lança un regard méprisant - ; quant à Arcân, il n'a aucun parent, et il ne fait même pas partie du Conseil : son absence ne sera pas remarquée".
Nous savions tous qu'il avait raison.
"Enfin, les liens qui vous attachent sont mi-matériels mi-magiques. Car les chaînes qui retiennent vos corps sont reliées par des liens magiques impossibles à briser, à des cristaux encore riches de magie autour de celui-ci. Autrement dit, pour vous libérer il faudrait vider de leur substance arcanique les cristaux qui environnent celui qui vous emprisonne. Ne suis-je pas génial ?" Mon maître éclata de rire.
Darotân se vexa. "Apparemment nous avons été trop gentils avec toi tout à l'heure, dit le paladin avec mépris. Quelques coups supplémentaires t'auraient appris l'humilité.
- Pas ma faute si vous tapez tellement comme des fiottes que vous arrivez même pas à me péter une côte avec des masses de vingt kilos", ricana Arcân.
Darotân prit un air pincé. Le Sans-Lumière était de constitution si robuste qu'un puissant coup de masse à deux mains sur le torse avait autant d'effet que sur une sculpture en khorium. La dureté de ses muscles tenait du surnaturel. Il avait fallu près de dix coups de masse dans la tête - je pouvais les compter sur son visage - pour le faire s'évanouir - au risque de le tuer, ce que le paladin voulait absolument éviter.
"Estime-toi heureux de ne pas être encore mort.
- Et que me vaut cet honneur, messire Darotân ? ricana mon maître.
- C'est la Justice que je mets en oeuvre par l'intermédiaire de ma promesse, répondit avec orgueil le paladin. J'ai pris acte de l'influence néfaste que vous exercez, en tant que Sans-Lumière et fiers de l'être. A votre contact les foules s'abrutissent, les consciences s'amolissent, les âmes s'affaiblissent, les coeurs se corrompent. Vous représentez une grande menace. Votre seule présence empêche les draeneïs qui vous côtoient d'engager tout leur être dans la voie de la Lumière. Votre nature primitive, telle une tache sur une toile blanche, bloque l'aspiration des autres vers l'absolu - déteint, en quelque sorte. Quiconque se compare à vous se sent infiniment noble et intelligent, donc ne fait plus d'effort pour se rapprocher de la perfection de l'âme.
- Pas bientôt fini ton tissu de conneries là, l'interrompit Arcân en bâillant, je te rappelle qu'à cause de toi j'ai dormi que trois heures, si en plus tu me sors la berceuse ça va pas le faire.
- En effet, rétorqua le paladin avec un sourire méprisant, vous expliquer quoi que ce soit est parfaitement inutile, vous êtes trop bêtes pour comprendre.
- Ben on va tester tiens alors, repartit mon maître en prenant un air idiot, ce que j'ai compris c'est que t'es vachement frustré que Stropo t'ait chouré ta copine, que tu passes tes nuits à psychoter sur ce qu'ils font ensemble, et que du coup au lieu de dormir t'as ruminé grave pour sortir ta vengeance à deux balles, et bien préparé les discours pour enrober la praline. Alors patron, j'ai pigé ?
- Non, répondit sèchement Darotân. Tu te crois malin mais tu ne l'es pas, Arcân".
J'observais notre tortionnaire. Je voyais beaucoup de choses dans ses yeux. Mon maître avait raison mais il y avait plus, bien plus que cela. Darotân était profondément triste. Intensément malheureux. Je le perçus clairement. Il ne l'avoua jamais, mais il aimait Hama. Avec son besoin maniaque de tout rationaliser et de tout contrôler, il avait fatigué l'objet de son amour. Depuis des semaines, il se torturait pour cela. Pour accepter. L'angoisse qui serrait sa poitrine, je la sentais. Tout son être luttait contre ses sentiments. Un conflit interne et extrêmement douloureux. Il se contraignait à rationaliser toutes ses pulsions, en permanence. Il éprouvait leur validité. A chaque minute il transformait une pensée ou un sentiment en problème, développait les tenants et aboutissants, résolvait et concluait. Sa tête était une machine infernale qui ne trouvait jamais le repos ; une machine qui broyait son coeur en espérant le faire taire ; mais ce dernier à la place criait toujours plus fort, avait toujours plus mal. Darotân... pourquoi ? Pourquoi t'être toujours infligé de telles souffrances ? Pourquoi fouiller sans cesse tes entrailles du scalpel des mots ? Pourquoi clouer ton coeur sur le métal froid de ton armure ?
Nuraam apparut.
"Tiens, tu parlais d'enrobage, dit Darotân, voici enfin la praline !"
Le nouvel arrivant, un grand sourire aux lèvres, apportait en effet un petit sac blanc.
"C'est incroyable comme il traîne encore plein d'affreuses bestioles dans certains labos, dit Darotân en ouvrant le sac. Un de nos meilleurs spécialistes m'a fait l'honneur de me faire visiter le sien - enfin, sur ma demande, bien sûr".
Il sortit un bocal transparent contenant trois minuscules chenilles jaunâtres.
"Donc avant que tu ne m'interrompes de tes sarcasmes, reprit Darotân en observant les petites bêtes, les yeux écarquillés de fascination, je disais que j'ai pris acte de votre caractère néfaste".
Il planta ses yeux dans les miens.
"Et j'ai jugé et rendu la sentence. Vous devez souffrir et mourir".
La déclaration était sèche et sans appel. Arcân fronça les sourcils, attentif, et recommença de serrer étrangement les poings. Hama et moi restâmes hébétés. Une peur sans nom nous avait saisis à la vue des chenilles. Nous n'avions aucune idée de la façon dont ces bêtes faisaient souffrir - cette ignorance était terrifiante.
"Car enfin vous n'êtes pas seulement des déchets, vous êtes fiers de l'être, et c'est pour cela que vous devez souffrir. Souffrir jusqu'à ce que vous vous rendiez enfin compte d'à quel point vous n'êtes que de misérables et pitoyables créatures. Alors seulement je vous accorderai la mort.
- Va avoir du boulot ta chenille alors, fit Arcân en fixant le paladin. Avant que je reconnaisse être faible j'espère que t'as pas mal de milliers d'années devant toi.
- Le vaisseau atterrit dans trois jours. Ce sera bien suffisant. Car vois-tu, cette petite bête a une façon de se reproduire assez particulière. Elle creuse la peau de ses proies et recherche un nerf suffisamment épais pour qu'elle le détecte. Puis elle le remonte, lentement, jour après jour, et il paraît que c'est une douleur effroyable, une des pires imaginables. Et le plus vicieux, c'est que Hama ne pourra pas vous en délivrer avec les pouvoirs du Sacré, car il ne s'agit pas d'une maladie, et la douleur ne sera pas produite par des blessures. Parfait n'est-ce pas ?"
Hama recommença à haleter et à gémir. Je sombrai progressivement dans les abîmes du désespoir et de la peur. Arcân demeurait attentif.
"Et ce n'est pas tout ! Sa destination finale est le cerveau. Donc si je vous pose cette petite merveille sur la jambe, elle remontera toute la colonne vertébrale en creusant une galerie dans votre moelle épinière, vous paralysant peu à peu. Je n'ose même pas imaginer les abîmes de souffrance générés alors. Positivement atroces".
Il tremblait de nervosité. Il était en lutte. Il avait du mal à assumer ce qu'il allait faire. Runuur et Nuraam fixaient les chenilles en écarquillant les yeux, pâles, hésitants.
"Bien évidemment vous ne mourrez pas tout de suite. A la fin de son parcours, qui devrait durer deux jours, elle ira pondre des oeufs dans votre cerveau. Des larves en écloront et dévoreront tout ce qu'elles pourront avant - et un peu après - votre mort. Après quoi elles sortiront, se feront un joli cocon et deviendront de petits papillons aux ailes pourpres qui partiront à la recherche d'un nouvel hôte. Ces papillons ont la particularité étonnante de pouvoir se séparer de leurs ailes quand ils se sont posés sur la peau de leur proie. Donc ce que vous voyez là ne sont pas des chenilles, mais des papillons à qui l'on a déjà arraché les ailes - par sécurité".
Il resta un instant immobile. Hama recommençait à se tordre, implorante. "Arrête, arrête, arrête, arrête, arrête, arrête..." répéta-t-elle, sa voix s'affaiblissant à mesure et s'éteignant en un sanglot. Elle poussa un gémissement qui nous déchira l'âme.
Arcân fixait toujours le paladin. Intensément.
"Je ne reviens jamais sur une décision", lâcha Darotân, tremblant de plus belle - et il posa la main sur le couvercle du bocal. Runuur et Nuraam devinrent livides et saisirent leurs artefacts de téléportation.
La voix d'Arcân retentit enfin, mais elle n'était plus légère et moqueuse. Elle était grave, et elle résonnait de toute la profondeur de ses dizaines de milliers d'années.
"Tu vas vraiment le faire, Darotân ?"
Cette voix caverneuse nous glaça le sang. Elle figea l'instant. Le paladin trembla convulsivement. Hama s'immobilisa également, et son regard étonné passa de mon maître à notre tortionnaire.
"Je t'ai posé une question, Darotân".
Des gouttes de sueur froide couvrirent le front du paladin. Sa mâchoire se mit à trembler. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Incapable de regarder Arcân. Il fixait les chenilles, hagard, les yeux écarquillés, la main serrée sur le couvercle.
"As-tu VRAIMENT l'intention d'ouvrir ce bocal, Darotân".
Cette voix résonnait de menaces infinies. Nous en avions le vertige.
Mais la force d'âme du paladin était déjà réputée dans l'Exodar. Il avait instauré en lui ce qu'il appelait le "Troisième Oeil", une espèce de dédoublement de l'esprit qui lui assurait une auto-critique permanente. Et là le conflit qui le déchirait était visible. Son visage fut parcouru de grimaces terribles. Il tomba à genoux, la main droite toujours serrée convulsivement sur le couvercle, l'autre plaquée sur la figure, ses doigts s'enfonçant dans ses yeux et pétrissant violemment son front et ses tempes. Il produisit en même temps un long râle, qui au bout de longues secondes se mua en paroles hurlées. Il cria comme pour répondre à une voix intérieure : "NON JE NE SUIS PAS LACHE !"
Il se mit debout, planta ses yeux dans ceux d'Arcân en une expression de défi, sourit - métamorphosé -, saisit le couvercle et l'ouvrit.
Runuur et Nuraam, paniqués et dépassés par les événements, commencèrent à incanter leurs portails.
Une voix formidable retentit, manifestement celle d'Arcân, mais si puissante et tonnante qu'on l'aurait attribuée à un dieu.
"TU AS COMMIS UNE GRAVE ERREUR, DAROTAN".
Les yeux d'Arcân devinrent plus noirs que jamais. Son front se marbra de veines. Son visage changea, ses traits s'étirèrent, sa peau se parchemina. Il sembla soudain avoir cent mille ans. Ses muscles se contractèrent au point que chaque fibre sembla s'inscrire sur la peau. Il se cambra, serra les poings, prit une profonde inspiration. Sa poitrine surpuissante sembla doubler encore de volume. Et il tira sur les chaînes.
Un cri naquit au fond de sa gorge et ne cessa de s'amplifier - un écho grave des profondeurs. Les liens magiques décrits par Darotân apparurent à travers la paroi. La traction exercée par Arcân était à ce point surhumaine que la magie se trouvait... physiquement contrainte, ce qui était a priori impossible.
Hama, Darotân et moi-même regardions, paralysés de stupeur.
Le cri sombre et sauvage s'amplifia. Les muscles semblaient se contracter sans fin. Il n'y eut plus un centimètre carré de peau qui n'eût sa ride. Sa peau devint d'un bleu extrêmement clair. Il grandit lentement, jusqu'à atteindre trois mètres. Il révélait son véritable aspect. Il était le dernier Premier-Né, le dernier Eredar des temps anciens, le dernier Sans-Lumière.
L'improbable se produisit.
Ses poignets se décollèrent lentement de la paroi, tremblant dans l'effort. Le lien magique suivait. C'était un phénomène absolument, radicalement irréalisable. Sauf si l'on supposait l'inimaginable. On ne pouvait en effet briser le lien... Mais on pouvait l'annuler en extrayant toutes les ressources arcaniques du cristal auquel il était attaché de l'autre côté de la paroi. Cependant, non seulement l'on ne pouvait extraire de la magie que par un procédé lui-même magique, mais les cristaux de cette zone étaient gigantesques et extrêmement purs et riches, et en vider un aurait pris des semaines voire des mois.
Les poignets continuaient à s'écarter lentement mais sûrement de la paroi. Les chaînes, incassables car imprégnées du lien, pénétraient la chair des avant-bras. Nous ne pouvions détacher les yeux du spectacle. Darotân tomba encore à genoux, en proie à une nouvelle crise.
A travers la paroi, un rougeoiement s'intensifia. Il allait falloir accepter l'impensable : par sa seule force physique, Arcân extrayait d'un coup toute la magie du cristal.
Le cri devint démentiel, il se fit grondement des abîmes. Il grandit encore. Sa chevelure farouche blanchit soudain, entièrement. Il réunit toute sa force en une ultime traction.
Ses poings se joignirent devant lui. Nous dûmes fermer les yeux. De l'autre côté de la paroi translucide, une quantité de magie suffisante pour faire voyager un vaisseau titanesque dans l'espace pendant un an fut libérée, sans bruit, sans explosion, mais en s'éparpillant elle flamboya comme mille soleils. Longuement.
Quand je rouvris les yeux, l'esprit brouillé par ce moment d'irradiation, le Premier-Né, gigantesque, aussi vieux que l'Univers, faisait face à Darotân. Son regard exprimait de la pitié et de la colère mêlées.
"COMPRENDS-TU DESORMAIS, dit-il de sa voix venue du fond des âges, QUI EST LA MISERABLE ET PITOYABLE CREATURE, DAROTAN ?"
Hama, pétrifiée de terreur depuis le début de la métamorphose du Premier-Né, manifesta enfin un signe de vie - en hurlant comme une demeurée.
Le flamboiement de la masse de magie libérée s'était certes atténué, mais j'en compris rapidement la raison. Les cristaux vidés ou affaiblis par le vaisseau au long des années de voyage absorbaient la nuée comme des éponges - à commencer par celui qui nous contenait. C'était une chance, car nos esprits et nos corps auraient été gravement affectés par une exposition prolongée au rayonnement. Les parois translucides devinrent opaques et produisirent leur propre lumière, épaisses et riches comme jamais, suintantes presque de leur couleur écarlate, plongeant la scène dans un rouge sang écoeurant.
Darotân, à genoux, était encore en plein conflit intérieur. Il haletait, la poitrine à ce point serrée par la panique et l'angoisse qu'il suffoquait. Il avait une main sur le coeur et l'autre à terre, et l'ensemble de son corps était secoué de spasmes si violents, que ses doigts s'enfonçaient à mesure dans le sol de cristal. Il s'était ce faisant brisé et retourné tous les ongles, et son sang comblait les petits cratères pratiqués par ses doigts dans la pierre magique. Ses yeux étaient écarquillés à l'extrême, exorbités même, et fixés sur les sabots massifs - et écaillés par les millénaires - d'Arcân.
Ce dernier roula des épaules et dodelina de la tête en grimaçant, pour dissiper sans doute quelques courbatures provoquées par son exploit. Puis il arracha sans sourciller les chaînes toujours incrustées dans ses avant-bras et ses poignets. Son sang épais et noir coula le long de ses grandes mains puissantes et vint marteler le sol par grosses gouttes lourdes.
Dans son regard profond comme la nuit d'un univers sans étoile, je perçus un éclair fugace - de souffrance. Cela me surprit - me foudroya d'étonnement. Je connaissais mon maître mieux que personne. Je sentis plus que je ne compris. Arcân avait sous-estimé la résistance du lien magique. Et cela faisait longtemps qu'il n'avait plus eu à déployer sa véritable force. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Arcân avait mal. Ses muscles formidables étaient endoloris et engourdis. Il ne fallait pas que Darotân en prenne conscience. Je paniquai.
"NE M'OBLIGE PAS A TE TUER", dit mon maître.
Hama cessa ses cris en entendant une nouvelle fois cette voix d'outre-monde. Elle s'évanouit à moitié.
Darotân regardait désormais, fasciné, le sang d'Arcân. Il redressa enfin, très lentement, la tête, faisant entrer dans son champ de vision le corps colossal du Sans-Lumière, peu à peu. Il tremblait encore violemment, mais la crise semblait s'apaiser.
Il balbutia.
"C'est...
- LAISSE-MOI T'AMENER A VELEN. LE CONSEIL TE JUGERA POUR TES ACTES.
- C'est..."
Le paladin se releva lentement, tremblant toujours, hagard. Il regardait Arcân, désormais.
"Ce sang... ces yeux... cette taille..."
Le Premier-Né fronça ses longs sourcils broussailleux et blancs comme la neige.
"Ce sont... ceux d'un DEMON !"
Il était trop tard pour tenter de lui expliquer quoi que ce soit. Darotân roula des yeux déments. Sa peur se mua en frénésie, et un rire nerveux monta en lui, un ricanement abominable.
"Quand je pense, fit-il en émettant ce grincement horrible, que j'avais RAISON depuis le début, HA ! J'ai toujours SU que tu étais une... créature nocive, mais... je ne m'attendais pas... - il s'interrompit, pris par une crise de rire - à ce que tu sois un ESPION, un TRAITRE, un COMPARSE D'ARCHIMONDE ET KIL'JAEDEN".
Il détacha sa masse de son dos.
"Ce n'est donc pas un début de gangrène que je vais ôter, non, HA ! mais une TUMEUR - il appuya ce mot, fixa ses yeux, stabilisa sa voix - dont je ne pourrai évaluer l'influence exacte sur les consciences que lorsque je l'aurai... éradiquée".
Il cessa soudain tout à fait de trembler, prit une grande inspiration, les yeux rivés dans ceux - étrangement mélancoliques - d'Arcân, et quand il expira, ce furent toutes ses angoisses qui se volatilisèrent.
Le Premier-Né ne répondit pas. C'était inutile. Darotân avait remporté sa lutte interne, il était en pleine possession de ses moyens, inébranlable, déterminé.
Et la première chose qu'il fit, sans prévenir, vif comme l'éclair, fut d'assommer violemment Hama. Pour être sûr qu'il ne lui vienne pas à l'esprit d'aider Arcân.
Darotân commença d'invoquer la Lumière pour se renforcer. Mais Arcân lui chopa le crâne en un éclair d'une de ses gigantesques mains et le balança comme s'il s'était agi d'un fétu de paille. Le paladin alla heurter violemment le mur de l'autre côté de la grotte, à cinq mètres de hauteur - resta encastré quelques secondes puis tomba lourdement.
Sans arme, sans armure et très affaibli, mon maître n'avait pas l'intention de laisser le paladin utiliser sa magie. Sans perdre une seconde et sans me lancer le moindre regard, il vint arracher ma chemise et s'en faire des bandages de fortune sur les deux avant-bras. Son sang avait beaucoup coulé. Les chaînes avaient pénétré trop profondément la chair.
Il fondit aussitôt sur le corps de Darotân, qui avait repris ses incantations fortifiantes. Ce dernier parvint à bloquer de sa masse le poing titanesque qui allait s'abattre sur sa tête, mais Arcân enchaîna sur un coup de sabot dans le ventre. Le paladin, le souffle coupé, retourna s'encastrer dans le mur. L'empreinte du sabot sur le plastron était profonde de plusieurs centimètres. La force du Premier-Né, même éreintée, restait surnaturelle.
Arcân saisit la masse et la tira violemment à lui. Mais - il s'en étonna - Darotân, malgré le choc, la tenait toujours fermement, et il ne lâcha pas prise. Mieux, il leva la main gauche et balança d'un cri un sort d'immobilisation. Arcân déploya une force monumentale pour - une nouvelle fois ! - contraindre physiquement un sort. Darotân ne manifesta pas de surprise, et avec un sang-froid que rien ne pouvait plus émousser, renchérit sur le premier sort par un second. Alors il dégagea sa masse de la grande main figée, l'imprégna de Lumière d'un geste - elle flamboya - et l'abattit sur le torse du Premier-Né.
L'effet fut impressionnant. Le colossal Sans-Lumière fut violemment projeté à son tour, tant la charge de puissance que Darotân avait ajoutée à son coup était grande. Celui-ci marcha vers le corps étendu à une quinzaine de mètres de lui. Ses yeux brillaient comme jamais. Je frissonnai. Darotân n'avait aucune expression particulière. Il avait le regard du Juste. Il puisait sa force dans une conviction que rien dans l'Univers ne pouvait faire plier. Je compris enfin pourquoi tous s'accordaient à dire qu'il serait le prochain Champion de notre peuple. Pour la simple et bonne raison que la Lumière est d'autant plus puissante que la foi de son dépositaire est grande et sans tache. Je ne pourrais m'exprimer sur sa foi, mais ce que je sentais à ce moment-là, c'était que la détermination de Darotân et sa confiance en son pouvoir étaient au-delà du mesurable. Quand il résolvait ses conflits internes ; quand dans son âme régnait en maître absolu son fameux Troisième Oeil, son esprit alternatif ; quand il n'avait plus de principes, mais était lui-même ses principes ; n'avait plus de volonté, mais était la volonté incarnée - alors, il était virtuellement invincible.
Il avait décidé qu'Arcân était un démon. Donc Arcân devait mourir. De fait, à ce moment précis, lorsqu'il avança vers mon maître étendu, il s'immobilisa, vissa ses yeux dans ceux, toujours figés, du Premier-Né, et tenta de l'exorciser, de le renvoyer - mais le sort n'eut aucun effet. Et l'idée ne lui vint pas à l'esprit qu'il pouvait s'être trompé. Pas une seconde. Il constata simplement le fait.
L'immobilisation magique s'estompa brusquement et plus tôt que prévu ; Arcân l'avait très probablement brisée, je ne sais comment ; ces deux êtres avaient en commun de pouvoir réaliser l'irréalisable grâce à leur indéfectible volonté - en cela ils se rapprochaient des dieux. Le paladin n'eut pas le temps de réagir. Le Sans-Lumière lui saisit la taille d'une main et de l'autre lui décocha une droite qui n'allait pas manquer de réduire sa tête en bouillie. Mais le poing s'écrasa sur une barrière surpuissante. Darotân, le visage toujours dépourvu d'expression, venait de s'entourer d'un bouclier de Lumière. Il riposta immédiatement en balançant un rayon de Lumière dans la tête d'Arcân, qui en eut l'esprit brouillé, fut aveuglé mais ne lâcha pas prise. Le paladin réagit dans la seconde en abattant de toute ses forces sa masse sur le bras du Sans-Lumière.
Les bandages se déchirèrent et le sang recommença à couler en abondance. Arcân eut mal. Il desserra sa prise sous la douleur. Il balança l'autre main mais une masse vint avec une vitesse prodigieuse se carrer dans sa mâchoire, trouant la joue, brisant quelques dents et le propulsant à l'autre bout de la grotte cristalline avec une onde de choc luminescente qui troubla sur son passage l'éclat des murs.
Darotân venait de donner un coup formidable. Je l'observais. La Lumière le recouvrait d'une nappe étincelante. Ses yeux flamboyaient maintenant comme deux étoiles. Il n'était plus un draeneï, mais une espèce d'incarnation de quelque concept. Une divinité du Bien, un phare dans la Nuit.
Un grondement terrifiant se fit entendre du côté d'Arcân. Si Darotân était la Justice, le Sans-Lumière était la Colère.
"TU VAS PAYER, DAROTAN !"
Il fit un bond si rapide et puissant, que du point d'impact il atterrit directement aux côtés du paladin, le temps de cligner de l'oeil. Il lui saisit une jambe, le souleva tel un hochet et le fracassa contre le mur comme on bat un tapis. Le paladin n'eut que le temps de lever les bras devant lui pour protéger son visage.
Arcân devint une bête enragée. Il martela le mur avec sa victime, encore, et encore, et encore, et les coups étaient si puissants, qu'un météore semblait s'abattre sur la paroi à chaque choc. C'étaient de véritables déflagrations. Malgré que le cristal se soit régénéré magiquement et qu'il ait retrouvé une solidité à toute épreuve, un cratère se forma peu à peu dans le roc couleur de sang.
J'assistais à un combat digne du début des âges. Les deux combattants manifestaient une force et une endurance que je n'aurais pas imaginées avant de les voir. Je n'aurais pas tenu une seule seconde contre n'importe lequel des deux.
Car le bouclier de Lumière protégeait toujours Darotân malgré ces coups d'un autre temps. Arcân rugit, balança violemment le paladin au sol, leva la jambe droite et abattit son sabot.
Le coup était si terrible que Darotân disparut dans le sol, complètement encastré. Le Premier-Né martela furieusement le corps. Un nouveau cratère se forma à mesure. Le cristal s'émietta, les murs s'inclinèrent, le sol s'affaissa.
Arcân prit une grande inspiration et réunit tout ce qui lui restait de force dans un ultime coup de sabot.
Un séisme sauvage ébranla le noyau du vaisseau et l'Exodar tout entier. Les cristaux glissèrent doucement les uns contre les autres, s'entassèrent en bloc plus serré, s'imbriquèrent de façon plus étroite. Tout trembla. Les murs penchés et le plafond s'émiettant menaçaient de s'écrouler sur nous. Scène d'apocalypse. Les deux combattants mettaient tout le peuple en danger.
Sous le sabot d'Arcân un flot de Lumière se mit à sourdre. Il sourit et fit un pas en arrière. Le bouclier achevait de se briser. Toute la grotte fut illuminée pendant de longues secondes. C'était déjà la troisième fois que Le Premier-Né brisait physiquement de la magie. Il saisit le paladin par le haut de son plastron et le souleva en riant aux éclats.
Le sang continuait de couler de son avant-bras. Il en avait perdu énormément depuis le début de cet affrontement titanesque.
Arcân saisit le paladin par la tête et arracha en jubilant le plastron comme on épluche un oignon. Darotân ne réagit pas, les paupières à demi abaissées, sonné par les chocs inhumains qu'il avait encaissés. Il n'avait toujours pas lâché sa masse. Il trouva la force de lever son bras gauche devant son visage.
"ADIEU", fit le Sans-Lumière. Et il bourra le torse du paladin d'un coup de poing certes affaibli, mais qui aurait suffi pour décimer un rang complet d'une armée. Les yeux de Darotân s'exorbitèrent ; un flot de sang et de substances indistinctes jaillit de sa bouche ; il alla s'écraser comme un insecte contre une paroi, réduisant tout un pan de mur en miettes écarlates - qui s'abattirent sur lui en fine pluie. Le poing d'Arcân était littéralement inscrit dans son torse ; on voyait distinctement l'empreinte des phalanges dans la cage thoracique et l'abdomen ; par ce coup les entrailles et les os du paladin avaient été réduits instantanément en bouillie. Personne ne pouvait survivre à cela.
Le Sans-Lumière soudain défaillit et manqua de tomber. Il réalisa enfin qu'il avait perdu une énorme quantité de sang. Comme il avait déjà déchiré ma chemise, il alla ôter sans ménagement celle d'Hama - qui était toujours inconsciente - s'assit et se fit un garrot de toute urgence. Je le sentis épuisé - plus par le sang perdu que par le combat. Sa peau s'était tellement éclaircie qu'elle était presque blanche.
Mais il y eut un mouvement du côté des débris.
Arcân fronça les sourcils. Moi, depuis le début de ce combat, je n'en finissais pas de repousser les frontières de ce que je considérais comme possible.
Darotân se leva et marcha tranquillement vers mon maître. Pendant que ce dernier se faisait un garrot, le paladin s'était complètement régénéré. Comment avait-il survécu ? Comment avait-il pu ne pas même perdre conscience sous le choc ? Où avait-il puisé la volonté ? D'où tirait-il sa force ? Sa peau scintillait. Il respirait la puissance. Il ne montrait pas le moindre signe de fatigue. Il était frais comme à la première minute de l'affrontement. Il avait même quelque chose de plus. De grandes ailes... Des ailes de Lumière étaient apparues dans son dos. Chacun de ses pas produisait une onde de choc lumineuse qui faisait littéralement onduler le sol. Il était l'ange de la Mort.
Je compris enfin. Darotân n'utilisait plus la Lumière. Il était la Lumière.
C'était donc là toute l'étendue de son pouvoir. Plus il se révélait, plus je comprenais pourquoi il était déjà presque vénéré par les autres disciples de Kalten, pourquoi les hauts cercles faisaient reposer une partie de l'avenir de notre peuple sur ses épaules. A tous égards, Darotân était habité. Il était invincible. Il était l'Elu de la Lumière. Un avatar du Destin.
Je sentis un regard sur moi. Mes yeux rencontrèrent ceux d'Arcân. Je ne le voyais même plus distinctement tant mes yeux pleuraient. Mon maître... Il était impossible qu'il meure.
"T'inquiète, Stropo, fit-il d'une voix adoucie, et l'air goguenard comme jamais. Fais comme moi, regrette rien. Tu sais, j'aurai profité à fond, je me serai bien éclaté."
Il se leva de toute sa hauteur en se tournant vers Darotân et bondit sur lui.
Le coup de masse fut fulgurant. Et triple. La vitesse des trois mouvements approcha de l'instantanéité absolue - je vis seulement l'air vibrer autour du paladin. Les impacts furent précis et impitoyables. Le premier coup pénétra comme du beurre le corps de khorium d'Arcân, brisa les côtes du flanc gauche, réduisit le poumon en bouillie ; le second fit définitivement voler en éclats la mâchoire ; le troisième et dernier explosa la tempe gauche et souleva la moitié de la boîte cranienne.
Le corps d'Arcân sous le choc bascula en arrière en plein vol, et s'effondra mollement sur le dos. Darotân leva sa masse. Celle-ci était tellement imprégnée de puissance qu'elle semblait flotter et trembler, mais de fait c'était son aura qui faisait frissonner l'espace à son contact.
Lorsqu'elle s'abattit, elle pénétra la colossale poitrine - qui s'affaissa dans un fracas retentissant d'os et de chair de métal - et écrasa le grand et millénaire coeur, un des premiers coeurs qui battirent dans l'Univers.
Je crois que j'ai crié et me suis assourdi. Mes larmes noyèrent définitivement ma vision. Je n'eus plus que la douleur. Je ne pus plus que nier la réalité. C'était impossible. Arcân ne pouvait pas mourir. Pas lui. C'était si absurde. S'il n'y avait pas eu ces maudites chaînes, ce maudit lien, s'il avait eu une arme, une armure... Arcân était le seul vrai Champion de notre race. Il était celui dont le nom résonnait dans l'Univers depuis cent mille ans, celui qui avait décimé des millions de démons, celui qui avait blessé le Titan Noir. Il était le Dieu de la Guerre et le Dieu de la Vie. Non, il ne pouvait pas être mort ainsi. Pas en se faisant prendre pour un démon par un apprenti paladin, dans le vaisseau qui était sur le point de nous offrir un nouveau monde. C'était la plus grande injustice qu'une race ait jamais connue.
Et au fond de moi, ce qui provoquait réellement ma douleur sans fin et me rongeait l'âme d'infinies morsures, au-delà des considérations sur cette absurdité et cette injustice, ce qui rendait mes larmes amères et torturait de mille aiguilles de souffrance mon coeur suffoquant, c'était la perte d'un maître qui représentait et construisait mon univers depuis mon enfance, et que j'aimais comme jamais un fils n'a aimé son père.
~~
Quand je repris conscience, Darotân n'était plus là. Il y avait Nuraam, qui, accroupi, l'air surexcité, tenait le maudit bocal. Il avait les cernes de ceux qui ne peuvent plus dormir. Il n'avait pas encore commis son crime, mais l'acide de la culpabilité le rongeait déjà. Le teint fiévreux, il leva les yeux vers moi avec un sourire nerveux.
Le corps d'Arcân n'était plus là. Mais son sang épais et noir recouvrait le sol, en flaques et longues traînées. Des larmes coulèrent de nouveau sur mes joues.
"Deux jours et demi avant l'atterrissage, Stropovitch. J'avais ordre d'attendre que tu sois conscient. Ne me juge pas, je ne suis que le bourreau. C'est Darotân qui a rendu la sentence".
Lamentable excuse d'un lamentable assassin.
Il prit en tremblant une des trois chenilles.
Je ne sus que me figer comme une pierre, le souffle coupé. Les plus grandes terreurs sont muettes.
Il était si fébrile qu'il l'écrasa entre ses doigts.
"Merde", lâcha-t-il, la gorge nouée par l'angoisse.
Il en pinça une deuxième avec toute la délicatesse dont il était capable à ce moment - brutalement. Je priai désespérément pour qu'il l'écrase de même. Mais, sentant que ses tremblements allaient la tuer, il la lança sur mes jambes. Elle se colla à mon mollet droit.
A ce contact je fus saisi de convulsions violentes, et manquai perdre connaissance.
Nuraam soupira en fermant les yeux. Il se retourna - incapable d'observer - et s'assit à terre.
Je sentis la bête commencer de me pénétrer la peau. La panique amplifiait mes sensations. Raidi, pleurant toutes les larmes de mon corps, je ne pus qu'écouter Nuraam, qui se lança dans un long monologue - certainement pour couvrir les gémissements que je lâchais malgré moi.
Il me raconta que Runuur et lui avaient rejoint la partie habitée du vaisseau au moment où Arcân se libérait de son lien. L'Exodar n'avait pas tardé à trembler. Velen était allé immédiatement demander à O'ros ce qui se passait. Ce dernier ne put que dire que ces secousses provenaient du coeur de l'Exodar - les auras magiques surpuissantes des cristaux brouillaient toute tentative de détection à distance, on ne pouvait en savoir plus.
Les Naarus, Velen et le Conseil décidèrent donc sur-le-champ d'aller se rendre compte par eux-mêmes des événements. Dans le vaisseau, les regards reflétaient la résignation douloureuse. La certitude que le destin s'acharnait une nouvelle et dernière fois sur leur race, pour l'éteindre à jamais. Un désastre dans la salle des cristaux signifiait la mort générale, sans espoir de salut. Les draeneïs de tous les âges, immobiles soudain comme des allégories du désespoir, regardèrent, muets, le groupe de vénérables traverser la foule et se diriger vers le noyau.
"J'étais loin d'être le dernier à avoir peur, confessa Nuraam. Je joignis ma prière à celle de mon peuple. Spontanément, c'est le Prophète que nous priâmes, davantage que les Naarus."
Au moment où j'écris, j'imagine parfaitement la scène. Velen marchait devant. Il avait sûrement l'air des moments fatidiques. Ses yeux avaient vu des millénaires de souffrance. Il dégageait sous leurs formes les plus pures tout à la fois la bonté et la tristesse. Il était notre seul Dieu, notre seul Guide. En cet instant, je le sais, il n'avait pas l'air déterminé, combattif ou rassurant. Il était le réceptacle de toutes les émotions. Il était la représentation du Peuple Martyr. Bonté et tristesse. Faites chair.
Quand les Naarus et le Conseil ouvrirent, devant tous, la porte du gigantesque coeur du vaisseau, ils ne virent d'abord que la lumière rouge. Puis, se découpant, une ombre. Qui avançait.
L'instant dut être fantastique. Aux yeux de tous, le groupe de vénérables à sa gauche, Darotân apparut, tenant le gigantesque corps d'Arcân dans les bras.
"Il était... recouvert de Lumière, dit Nuraam, la voix tremblante, avec... des espèces d'ailes dans le dos. Nous le reconnûmes à peine. Il était ... transfiguré. Avec ce monstre méconnaissable, immense et... terrifiant dans les bras, il ressemblait à une gravure sainte..."
Il resta ainsi debout quelques instants, dans la stupéfaction et la fascination générales. Puis soudain lâcha le corps et tomba à genoux, la Lumière quittant son corps en flocons étincelants qui s'évaporèrent doucement.
Velen alors lui mit une main sur l'épaule et lui demanda - sa voix résonnant dans le vaisseau muet - : "Darotân... que s'est-il passé ?"
Le paladin était exténué. Il leva des yeux fiévreux et déclara, en regardant le peuple :
"Ce que vous voyez n'est autre que le corps d'Arcân le Sans-Lumière !"
Il y eut des exclamations de stupeur dans la foule. Beaucoup lâchèrent des "Impossible ! Impensable !" Darotân eut des larmes d'ange.
"C'est un démon, à l'instar d'Archimonde et Kil'Jaeden, un espion, un traître, une menace formidable. Il vidait par sa seule force démoniaque les cristaux de leur substance. Exilés ! Il voulait notre mort à tous, et je l'ai vaincu".
Le Conseil resta interdit. Le peuple eut le souffle coupé par la révélation. Puis quelques exclamations fusèrent - "Darotân le Champion !", "Grâce te soit rendue, héros !", "Que les Naarus te bénissent, fierté de notre race !" - qui en entraînèrent d'autres, et en quelques secondes, l'Exodar s'emplit d'un concert assourdissant d'acclamations à la gloire de Darotân.
Mais la voix de Velen parvient à couvrir tout autre son. Et à le faire cesser.
"Il s'agit en effet d'Arcân. Mais ce n'est pas un démon. C'est un Premier-Né, créé par un dieu sur Argus il y a plus de cent mille ans. Il est un des fondateurs de notre race".
La foule et le paladin en demeurèrent incrédules. De même que le Conseil, qui l'ignorait.
"Maintenant que le danger semble écarté, je demande à tous de retourner à leurs occupations et devoirs. Le Conseil et moi allons enquêter. Darotân, suis-nous. Gardes, apportez le corps d'Arcân dans la salle du Conseil".
Tous s'exécutèrent.
"Les gens ont débattu sec, fit Nuraam. Personne ne doutait des bonnes intentions de Darotân, ça non. Et puis Arcân n'avait rien à faire dans la salle des cristaux, surtout sous cette forme... C'étaient avant tout la nature et les intentions réelles de ce... "Premier-Né" qui n'étaient pas claires dans les esprits."
Ceci dit le contexte jouait en défaveur d'Arcân. D'abord, le Conseil, une fois réuni, dut admettre très rapidement que le Sans-Lumière ne pouvait en l'état être ramené à la vie. Son coeur et son encéphale étaient irrémédiablement atteints. Evénement rarissime, la lueur des yeux du Prophète s'assombrit alors, à ce qu'on rapporte. Le Premier-Né était pour lui un ami depuis plus de vingt mille ans. Mais son goût pour la solitude et la tranquillité ne l'avait pas rapproché de beaucoup d'autres. Velen fut le seul à éprouver une peine sincère et profonde. Le dernier à ôter ses mains vénérables du corps inerte d'une des plus grandes - et des plus inconnues - gloires de notre race.
Ensuite, Darotân n'avait jamais expliqué sa haine pour le maître d'armes à quiconque, sauf à Hama et ses deux amis. Pas par calcul ou prévoyance, mais parce qu'il ne fréquentait, à part Nuraam et Runuur, que d'autres maîtres et d'éminents membres du Conseil ou de la Main, avec qui il avait des sujets de conversation plus élevés et, pour ainsi dire, plus appropriés. De fait, il n'avait créé dans sa pyramide la catégorie "êtres nocifs" qu'à l'occasion de la scène de l'infirmerie, en constatant la "corruption" d'Hama ; il nous y avait placés Arcân et moi, et n'avait plus fait dès lors que songer à sa vengeance justicière - et donc à surveiller ses propos.
Enfin, le Conseil connaissait bien Darotân. Ils le savaient orgueilleux, certes, et certains lui pardonnaient même ce travers, parce qu'il était en droit de se sentir supérieur. Il l'était. A un futur héros l'assurance, la confiance en soi, la conscience de sa valeur sont nécessaires. Mais donc ils savaient également qu'il était pénétré des meilleurs principes. Il était inconcevable que le paladin ait conçu le moindre complot ou mensonge. Et de fait ils ne se trompaient pas ! Certes le paladin avait pensé agir pour le bien de son peuple et la Justice en projetant de nous faire souffrir et mourir mon maître et moi, mais ce que les Conseillers et l'ensemble des draeneïs ignoraient, en plus de la teneur exacte de ce projet, c'était que Darotân les voyait comme des aveugles, péchant par négligence et insouciance, et qu'il avait pris la décision, douloureuse mais nécessaire, de leur mentir, de les abuser, pour faire triompher cette même Justice !
Nuraam n'avait pas assisté à la réunion entre Darotân, le Conseil et la Main d'Argus. Mais il savait. "Velen et les Naarus, surtout O'ros, lisent dans les coeurs, mais pas dans les pensées. Ils ne pouvaient pas connaître son plan ni ce qu'il pensait d'eux. Mais ils ont senti que Darotân avait le coeur pur, qu'il ne pensait qu'à l'instauration de la Justice. Ils ont perçu son intimité avec la Lumière. Ils ont constaté que Darotân était très sincèrement perturbé d'apprendre qu'Arcân n'était pas un démon. Il en était convaincu, absolument. Il devenait impossible de douter de ses bonnes intentions. Et inutile de se demander s'il avait manigancé quoi que ce soit. Sonder son âme suffisait à lui faire pleinement confiance".
Je ne pouvais croire que Velen, cet être infiniment sage, avait été dupé. C'était inconcevable. Je commençais à peine à comprendre que Darotân avait été totalement, absolument, radicalement sincère dans ses discours. Un livre ouvert. Il s'était réellement convaincu au plus haut point du bien-fondé de ses actes. C'était la source de sa force divine.
J'avais senti tout le long du récit la chenille se creuser très lentement et imperturbablement un chemin dans ma chair. Elle saisit alors un nerf. Je hurlai en sentant distinctement chaque micropatte se poser sur la fibre et s'y fixer. Elle commença sa marche lente mais assurée, où je pouvais percevoir chaque mouvement, chaque étape des mécanismes de déplacement et de préhension. Cette douleur, cette horreur sont indescriptibles. J'entendais toujours distinctement la voix de Nuraam, et m'y accrochais désespérément, pour rester conscient, garder une accroche dans la réalité, une distraction minimale.
"Et moi aussi je me fie, je me voue à lui ! s'exclama-t-il soudain. Darotân n'est pas mauvais. Il est l'être le plus clairvoyant et le plus juste de notre peuple. Il dépassera les Naarus en sagesse, si ce n'est déjà le cas. C'est pour cela que je le suivrai toujours, même si je ne suis pas encore capable de comprendre toutes ses décisions - il regardait, soudain triste, le bocal contenant la dernière chenille. Aujourd'hui, son coeur a été éprouvé par Velen, les Naarus et tous les vieillards les plus vénérables de notre peuple. C'est un jour exceptionnel. Cela nous a prouvé à Runuur et moi, qui étions plongés dans les affres du doute, qu'il était digne d'être notre Guide ; et incité l'ensemble du peuple à le considérer comme tel. J'ai l'espoir qu'il succèdera un jour à Velen. Alors une nouvelle ère commencera. Une ère glorieuse".
Les Naarus avaient sondé la salle des cristaux.
"Manque de bol pour vous, rit Nuraam, ce cristal a absorbé la quasi-totalité de l'énergie libérée. Cette concentration arcanique empêche quiconque de vous détecter de l'extérieur. Si ce cristal était demeuré vide, les Naarus vous auraient repérés immédiatement. A croire parfois au destin ! Car s'ils ont pu constater quelque chose en revanche, c'est qu'il y avait effectivement eu un désastre au niveau des cristaux. Il y a des résidus arcaniques partout, le noyau s'est effondré sur lui-même. Seule la force d'Arcân a pu causer cela, Velen le sait".
Alors le Prophète a failli. Son coeur lui criait que son vieil ami le Sans-Lumière n'avait pu faire une chose pareille, mais il resta du côté de la raison - du côté de Darotân. Il réunit une nouvelle fois le peuple et parla, le paladin à sa droite - toujours bouleversé, ne pouvant croire s'être trompé sur la nature du Premier-Né. Velen regretta chacun de ses mots après les avoir prononcés, et en garda dans la gorge une amertume pénétrante.
"Draeneïs ! Je ne sais pourquoi ni comment, mais le Sans-Lumière a commis un acte insensé, en vidant un des cristaux principaux de sa substance. Je ne sais s'il était devenu fou, s'il voulait tester sa force ; je n'ai aucune explication qui satisfasse mon coeur. Selon toute apparence, Darotân a réagi avec une rapidité exemplaire, en utilisant un artefact de téléportation. Ce qui est sûr et certifié par O'ros et le Conseil ici réunis, c'est que Darotân l'a tué en pensant sauver notre peuple, et c'est peut-être bien le cas. Ceci dit, il a accompli sans conteste un exploit formidable, étonnant, prodigieux, qui confirme les espoirs que le Conseil a placés en lui. Nous réfléchirons d'ici demain à une récompense digne de cet acte glorieux. En attendant, il mérite vos acclamations".
En cette période où tous les nerfs étaient tendus comme des cordes de violons, où vibrait dans les coeurs l'attente insoutenable de la nouvelle patrie, où chaque émotion voyait son intensité décuplée par un enthousiasme irrésistible, ce ne furent pas des acclamations qui répondirent à la demande de Velen, mais une joie démente, équivalente à celle qui s'était déchaînée lors de l'annonce du nouveau monde.
En entendant la vague de clameurs enfler et se faire raz-de-marée, Darotân, glorifié soudain par la déferlante sonore, sursauta ; ses yeux hagards considérèrent la foule ; cela le libéra. C'était la première fois qu'il devait reconnaître s'être trompé, mais c'était cette erreur qui l'avait délivré de son statut de futur champion. Il était dorénavant pleinement le Champion. Il était advenu.
La chenille sectionna, au niveau du genou, un petit nerf qui formait une branche de celui qu'elle parcourait. Je m'égosillai et perdis conscience.
~~
Une main gantée de plaques m'éveilla d'une série de baffes musclées.
Darotân. La douleur...
"Ta peine est de souffrir, pas de demeurer inconscient, vaurien".
La netteté et l'intensité de mes sensations brouillèrent de nouveau mon esprit.
"Il reste à peine plus de deux jours, donc c'est maintenant ou jamais pour commencer le supplice de ta compagne de décrépitude, enfin, si elle le mérite. Nuraam, surveille-le. Ne le laisse plus s'évanouir, entends-tu ?"
Hama. Elle n'eut aucune réaction. Elle gardait les yeux baissés, le regard... terne. Je fus saisi d'une grande angoisse. Depuis le début de notre captivité, elle plongeait de plus en plus profondément dans la démence. Mon impuissance me rendait fou. J'aurais tant voulu avoir la force de mon maître, être capable de la sauver. Mais ma fébrilité ne m'arrachait que des cris étranglés de déni et de rage amère.
Le paladin s'arrêta devant le torse, dénudé par Arcân, d'Hama. La sueur produite par ses moments d'agitation forcenée perlait sur le galbe des seins, faisait luire sa peau bleu marine, douce comme le satin. Sa blessure à l'arcade sourcilière avait été rouverte par le coup de Darotân au début de son affrontement avec le Sans-Lumière. Le sang avait abondamment coulé, en un filet épais qui avait contourné l'ovale parfait de son visage, ondulé légèrement en parcourant le torse en son milieu, et imbibé le haut de son pantalon ample d'exercice, jusqu'à l'entrejambe, qui gouttait encore alors que la plaie s'était refermée.
Le paladin, les yeux écarquillés, demeura un instant interdit devant ce spectacle, qui le fascinait de la beauté et de la sensualité d'un corps martyr.
Il ferma les yeux, se concentra. Il les rouvrit, et passa nerveusement un châle, apporté exprès, autour du torse d'Hama, qu'il enroula maladroitement et fixa avec une épingle.
Il souffla, reprit contenance. Il saisit le bocal contenant la dernière chenille que lui tendait Nuraam et l'agita sous le nez de sa victime.
"Hama !"
Elle ne vit rien. Elle était plongée dans quelque état de conscience second, dans une torpeur qui coupait ses connexions avec l'extérieur.
Darotân lui saisit le menton, lui redressa la tête et lui vissa les yeux dans les siens.
"Hama, réponds-moi si tu veux être sauvée".
Le regard terne retrouva un peu de clarté. Des larmes coulèrent doucement sur ses joues.
"Je vois que tu m'entends. Parfait. Hama... je confesse ma faiblesse, je n'ai que du déplaisir à te maintenir captive".
Il la considéra avec... compassion. Je m'entendis geindre. La douleur irradiait de ma cuisse dans toute ma jambe. C'était insoutenable. Mais seul le sort d'Hama m'importait et me faisait garder conscience.
"Regarde ! fit-il, triomphant, en me désignant. Ton corrupteur souffre mille morts. Il geint comme une petite fille, il n'a aucune force d'âme, aucune dignité. Pourtant, il ne comprendra
que demain le sens du mot douleur. Il devrait me remercier pour cela. Il mourra fortifié moralement et conscient de sa valeur. Mais toi, tu ne mérites pas ce sort".
Elle lança un long regard implorant à Darotân. Personne ne pouvait résister à une détresse si intense.
Il ferma les yeux un instant, se concentra, les rouvrit. Il résista.
"Hama... reprit-il, si tu te repens de tes péchés et promets solennellement de ne jamais révéler ce qui s'est passé dans ce cristal, je te libère. Je ne peux pas supporter plus longtemps que ces chaînes indignes t'entravent. Je ne peux me convaincre que tu aies été irrémédiablement dépravée. Dis-moi que tu te repens, Hama, dis-moi que tu me... que tu reviendras dans le droit chemin".
Ils échangèrent des regards tristes. Darotân ôta un gant et caressa la joue de celle qu'il aimait. Sa voix devint douce et tendre.
"Je vois de la peine dans tes yeux. Regrettes-tu, Hama ? Je t'en supplie, donne-moi espoir.
- Je..."
Darotân et moi nous pendîmes à ses lèvres, avides d'un mot qui puisse nous rassurer, lui sur ses propres espoirs, moi sur l'état de mon aimée.
"Je regrette..."
Les yeux du paladin s'embuèrent d'émotion.
"Je regrette tant - elle pleura de plus belle -, c'est à cause de moi que... - un sanglot l'interrompit - que ce dément a décidé de te faire souffrir, Stropovitch, mon amour..."
Darotân tomba à genoux, la tête dans les mains.
Elle s'abandonna à des pleurs amers.
J'aurais tant voulu parler. J'avais tant à lui dire... mais il n'aurait jamais existé assez de mots, ni d'assez forts, pour l'exprimer.
Je me distrayai un instant de ma douleur formidable et tirai comme un fou sur mes liens. Mais je ne fis que m'endolorir les muscles. La rage née du sentiment d'impuissance, et le désespoir le plus profond, alliés à la souffrance suraigüe, me firent littéralement imploser. Une crise, mais que je sentis plus physique, organique, que mentale - une déchirure. Et je les vis. Les veines noires affleurer sur ma peau. J'eus peur. Alors la douleur s'engouffra dans la déchirure et je ne fus plus que son jouet hurlant.
Dans un éclair de conscience je remarquai que les deux paladins avaient disparu. Puis je sombrai à nouveau.
~~
Quelque part dans la nuit, une serre. Un pilon. Une vrille, qui me saisit à la base de la queue, et s'enfonça en vibrant dans ma colonne. Une douleur indicible. Une irradiation foudroyante. Mes muscles se crispèrent en bloc, la moindre fibre se contracta à l'extrême. Mes yeux s'exorbitèrent. Il me fut impossible d'émettre le moindre cri. Je me mis à haleter à un rythme dément à travers mes dents serrées.
Mon corps fut parcouru de convulsions violentes, que je ne pouvais contrôler. Je me heurtai brutalement la tête contre la paroi à m'en étourdir, fendant le cuir chevelu, inondant mes cheveux de sang. Je lacérai les paumes de mes mains de mes ongles. Je me déchirai les poignets et les chevilles sur les liens. Je m'enfonçai les dents dans les gencives.
Je ne vis plus rien, n'entendis plus rien. Je perdis toute notion de temps et d'espace. Je n'eus plus ni souvenirs ni pensées. Je fus douleur.
Le supplice ultime. Les gouffres sans fond de la souffrance. Mon cerveau vibra, chaque sensation y parvenant comme un claquement de fouet sur la chair à vif, le fouillant de mille tenailles chauffées à blanc, disséquant sans fin les lambeaux épars de ma conscience, écorchant mon âme et entretenant les plaies de myriades de fines pinces cruelles.
Je sentis des millions de clous pénétrer chaque pore de ma peau, s'appuyer sur chaque millimètre de nerf, et jouer une partition démoniaque, infiniment rapide, infiniment élaborée, virtuose, douée d'irrésistibles envolées passionnées, de thèmes sans cesse enrichis, détournés, déroulant à l'envi mille variantes, les alternant ou les superposant en symphonies tartaréennes de souffrance paroxystique.
Alors, après l'éternité, il y eut une note plus profonde et grave que tous les sons de l'univers qui résonnent sans fin dans l'espace. Une note au-delà de la souffrance qui fit trembler les fondations de mon âme. Et qui ouvrit une porte. Alors, l'infini s'affina, le tourment eut un terme.
Et j'ouvris les yeux. Je ne sentais plus rien. J'étais absolument calme. Quelque chose en moi s'était éveillé, et observait par mes yeux. Je vis le sol. Je ne pouvais pas lever la tête. Mon corps était mou, réduit à une masse de chair amorphe.
~~
Un bruit étrange de glissement éthéré... deux personnes passant des portails de téléportation.
"Regarde, Nuraam - la voix de Darotân -, c'est le moment fatidique. Après une quarantaine d'heures, la chenille atteint le cerveau et pond ses œufs. D'ici quelques instants, ils écloront et les larves dévoreront voracement son encéphale. Nous arrivons pour le sursis, pour l'heure de la rédemption - avant d'assister à la mort de celui qui n'aurait jamais dû naître".
Un silence.
"Allez, lève-lui la tête avec ce que nous avons préparé, je veux qu'il nous regarde dans les yeux durant son agonie. Nous allons atterrir dans moins d'une heure, faisons vite - je dois être aux premières loges. Je veux savoir si Stropovitch a compris qu'il n'était qu'une misérable petite chose, une goutte de chair sans intérêt dans un univers trop vaste et trop noble pour lui - bien indigne de fouler notre nouvelle patrie".
Nuraam m'ajusta sur le cou une minerve, renforcée par une plaque de métal qui prenait appui sur ma poitrine pour soutenir mon menton. Mon regard se dirigea immédiatement vers Hama. Elle avait pendant deux jours subi le spectacle de mon supplice. Son châle était imbibé du torrent de larmes qu'elle avait versé. Elle avait atteint les limites de l'abattement et du désespoir. Mais elle était saine et sauve. Il n'avait pas eu le cœur de la torturer. J'étais pleinement rassuré. Alors je pus visser mes yeux dans ceux de Darotân. Je me sentais parfaitement bien. J'aurais souri, si je l'avais pu.
"Excellent, fit-il, radieux. La plupart de ses nerfs sont détruits mais il lui en reste suffisamment pour continuer de vivre et d'être conscient. Cette chenille est vraiment formidable. Tu ne trouves pas, Stropovitch ? Allez, regarde-moi avec l'humilité et le respect qui me sont dus. Velen et le Conseil ont décidé de la récompense à m'attribuer pour mon acte. Devant toi se tient désormais un Commandant de la Main d'Argus. Ce n'est pas suffisant pour être membre du Conseil mais c'est un immense honneur - mérité toutefois."
Il sourit en observant mes bras et mes jambes.
"Je vois qu'Hama a persisté à te soigner en continu pendant que tu te déchirais la peau sur les chaînes. C'est parfait, cela a prolongé tes souffrances et assuré ta survie. J'aurais été contrarié qu'elle te laisse mourir avant cet instant. Car c'est maintenant que ton supplice va prendre tout son sens, maintenant que tu peux prier et te repentir avant la fin - sans quoi tant de tourments auraient été inutiles".
Je jetai un œil à Hama. Elle me supplia du regard. De lui pardonner. Elle regrettait de n'avoir pu se résoudre à me laisser périr. Si seulement j'avais pu lui dire que tout allait bien... Elle n'aurait pas commis cette erreur fatale.
"Darotân...", gémit-elle.
Il se retourna vivement.
"Je ne veux pas qu'il meure... Je le refuse, je... si tu veux... au moment d'atterrir... Stropovitch et moi partirons... loin... tu ne subiras plus notre présence, je t'en supplie, délivre-le, nous ne corromprons plus personne, nous... nous exilerons".
Elle se remit à pleurer abondamment. Il n'y a rien de plus douloureux pour notre peuple que l'idée de l'exil. C'est parce que nous le portons dans nos cœurs telle une plaie à vif, c'est parce que l'exil est notre nom et notre histoire, que nous ne pouvons l'évoquer sans ressentir dans nos entrailles l'écho de nos anciennes souffrances, de celles de nos pères et des pères de nos pères.
"C'est hors de question, fit Darotân d'un air pincé. L'existence même de Stropovitch est une honte et un déshonneur pour notre race, une souillure. Crois-tu que je vous laisserai impunément aller faire des bâtards ailleurs, créer une sous-race, que je permettrai une descendance, fût-elle cachée, à Stropovi..."
Darotân s'interrompit et pâlit. J'eus un funeste pressentiment.
Il regardait le ventre d'Hama.
Une angoisse nous saisit, elle et moi. Nuraam eut peur de comprendre et trembla de nervosité.
Il s'approcha lentement d'elle.
"Et si... et s'il était déjà trop tard..." murmura-t-il.
Il ôta son gant droit et posa la main sur le ventre d'Hama, doigt après doigt, l'air paniqué par une éventualité fatale, une hypothèse terrible, une probabilité terrifiante.
"Arrête..." gémit-elle.
Il ferma les yeux et se concentra. Une fine pellicule de Lumière apparut entre sa main et la peau. Il sondait.
Hama fermait les yeux elle aussi, pleurant toujours. Je pense qu'elle priait.
"NON !" hurla soudain Darotân en ouvrant des yeux fous et en reculant vivement. "NON !"
Il tomba à genoux et pleura. Je doute qu'il versa des larmes plus d'une fois durant son existence.
Nuraam ne savait que faire. Il observait, bouche bée, incrédule, son Guide se livrer au désespoir.
"Non... dois-je donc la tuer..." lâcha-t-il encore entre deux sanglots.
Ces pleurs furent de courte durée. Il ferma les yeux, y appuya des doigts nerveux en se plaquant la main sur le visage, et soupira. Profondément. Un soupir par lequel on se débarrasse de ses sentiments ; par lequel on se vide de substance. Il se releva et rouvrit les yeux. Raffermi.
"Je l'ai senti..., fit-il, calmement, en regardant Hama. Minuscule, imperceptible, encore invisible pour des yeux mortels... Mais je l'ai trouvé, car le don héréditaire des Naarus est déjà inscrit en lui... Ton enfant ! La déchéance de la race est déjà en marche".
Le son que produisit Hama tenait plus du râle d'agonie que du gémissement. Sa détresse n'en finissait jamais de repousser les limites de l'insoutenable.
La révélation que j'étais père ne me fit aucun effet particulier. C'était le sort d'Hama qui m'importait. J'observais Darotân. Comme Arcân avait fait. Comme si j'étais capable de me libérer au moment opportun. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me sentais en mesure de le faire. Alors même que je ne pouvais plus bouger. Une étrange puissance m'irriguait.
Darotân se mit à faire les cent pas, en proie à un problème insoluble qu'il étudia à haute voix - et en parlant très vite.
"Il faut, soit tuer l'enfant seul, soit la mère. De préférence, épargner Hama. Comment donc tuer l'enfant. Physiquement ou magiquement. Magiquement, je ne suis pas capable de le faire, pas plus que Nuraam ou Runuur, car minuscule au point d'être invisible. Physiquement, même problème. Il n'est absolument pas formé, trop petit pour être atteint par une lame".
Hama, muette, fixait le paladin, terrorisée, tremblante.
Il s'immobilisa soudain, fit une moue. Il avait une solution, mais qui ne le satisfaisait pas, ou qui exigeait trop de lui. Il murmura.
"Je ne suis pas obligé de planter la lame avec précision... Je peux fouiller les entrailles, lacérer la matrice, et soigner partiellement, en surface, pour éviter de perdre Hama. Mais il faudra soigner la matrice si je veux qu'elle puisse porter d'autres enfants... Après plusieurs heures peut-être. Ou une lacération exhaustive et minutieuse avec des soins continus pour soutenir. Nuraam, dit-il à voix haute, passe-moi ton épée".
Le concerné s'exécuta, pâle, hésitant.
Darotân décrocha sa masse de son dos, la saisit à une main, près du poids, et, l'épée dans l'autre, s'approcha d'Hama, qui émettait des "Non !" étranglés en cascade, en pleine crise de panique.
"Hama, dit-il pour se donner du courage, je ne vais pas te tuer. Fais-moi confiance. Je vais seulement m'assurer avant l'atterrissage que cet enfant ne naîtra jamais. Car je ne peux me résoudre à te faire périr, même si je n'ai toujours pas décidé de la façon dont j'allais t'empêcher de me nuire. L'opération sera longue et délicate, car je ne peux pas me permettre la moindre probabilité d'échec. Pour que tu ne souffres pas et ne tente pas de t'interposer à l'aide de tes pouvoirs, je t'assommerai autant de fois qu'il le faudra. Courage. C'est absolument nécessaire".
Sa main se serra sur le manche de la masse. Il s'apprêtait à réduire en charpie les entrailles de son aimée tout en tentant de la maintenir en vie. Il hésitait. Hama continuait à psalmodier des supplications inaudibles. Je guettai, avec une concentration extrême.
Il fit un dernier pas vers elle, leva la masse... Je sentis mes muscles frémir, alors que je ne pouvais normalement plus bouger. Mon corps était baigné d'une grande chaleur.
Un bruit étrange de glissement éthéré... Runuur apparut, un grand coffret orange sous le bras. Il écarquilla les yeux. "Il fait chaud ici", lâcha-t-il.
Darotân se tourna vers lui. "Un problème ?
- Je ne sais pas encore à quel point c'en est un, Commandant Darotân. J'ai trouvé ceci dissimulé dans la chambre de Stropovitch".
Il ouvrit le coffret, révélant les deux lames noires marbrées de rouge - dégainées.
"Leur aura maléfique est impressionnante. C'est de l'Ombre à l'état pur, Commandant, aucun doute à ce sujet".
Hama me lança un regard incompréhensif, inquiet.
Darotân les examina, fasciné. Il raccrocha sa masse dans son dos, rendit son épée à Nuraam. Il approcha lentement la main des lames, les yeux s'écarquillant à mesure.
"Attention, Commandant, dit Runuur, bouleversé. Je les ai touchées moi-même et... on dirait qu'elles parlent dans notre esprit. Enfin je veux dire... elles saisissent l'âme, si on n'y prend pas garde. Elles corrompent tout ce qu'elles touchent. Ce sont des artefacts maléfiques d'une puissance incroyable, Commandant, il n'y a aucune comparaison entre ces épées et les artefacts utilisés par Kalten pour nous entraîner à la détection du mal".
Darotân recula la main et se tourna vers moi en souriant.
"Tu les as obtenues d'Arcân, n'est-ce pas ? Elles sont une preuve du danger qu'il représentait pour notre peuple. Posséder de tels germes de corruption, pure folie ! La sentence a été rendue, mais de nouveaux éléments viennent aggraver votre culpabilité".
Il les effleura des doigts. Un frisson le parcourut.
"Oui, sans conteste, quelle puissance... De l'Ombre brute. Susceptible d'ôter la vie en un instant à tout être qu'elle blesse - ou même touche - qui n'ait pas la force d'âme de lui résister..."
Il s'immobilisa à nouveau, ouvrant grand les yeux.
Encore un funeste pressentiment.
"Runuur, fit-il d'une voix fébrile, tu viens de m'apporter une solution parfaite".
Il saisit soudain les deux lames par la garde et ferma les yeux. Il fut parcouru de longs frissons.
"Quelle sensation... soupira-t-il. Ces épées sont impitoyables. Mais je domine leur aura".
Il rouvrit les yeux, qui reflétèrent un calme souverain mais aussi une certaine exaltation. Runuur et Nuraam prirent des mines perplexes et inquiètes.
Darotân s'approcha d'Hama. Elle comprit. Elle hurla en s'agitant frénétiquement.
"Je vais corrompre momentanément ta chair, Hama ! Et ce faisant, détruire le germe de vie que ton ventre contient ! Je te purifierai une fois que ce sera accompli".
En un éclair, je sentis venir le désastre. Les lames influençaient les âmes hésitantes ou chagrines. Mais le cas d'Hama était extrême. Elle avait sombré dans tous les abîmes depuis le début de sa captivité. Elle avait vu la mort de nombreuses fois, l'avait même souhaitée. Elle avait éprouvé les pires terreurs, celles qui éparpillent les consciences et brisent les esprits. Elle avait vécu tous les doutes, tous les paradoxes. Elle avait arpenté durant de longues heures sans sommeil les frontières de la démence. Elle avait subi pendant près de deux jours le spectacle de mon supplice infernal, sa détresse et son malheur amplifiés à l'infini par son amour. Elle avait pleuré plus de larmes que certains n'en versent en une vie. Elle n'était ni éveillée ni endormie, ni consciente ni inconsciente, la moindre de ses pensées était floue et indistincte. Les mots se tordaient dans son esprit, jouets d'un désespoir si profond, qu'il était devenu bien plus qu'un sentiment, avait vaincu la raison, n'avait pas laissé à cette dernière la moindre retraite. Les fondements de son âme s'étaient effondrés, il ne régnait plus en elle qu'indécision, instabilité, folie et cauchemars. Ces épées n'allaient pas seulement l'influencer. Elles allaient trouver en elle l'hôte idéal, parfait, l'esprit le plus affaibli et impuissant qui soit. Elles allaient la posséder toute entière en quelques instants.
Et le temps que Darotân comprenne qu'il ne pourrait pas la ramener, il serait cent fois trop tard.
Ma poitrine s'enflamma soudain. Un fleuve ardent coula dans mes veines. Je sentis de longs frissons de puissance me parcourir.
Darotân planta sèchement, jusqu'à la garde, les épées dans le ventre d'Hama - les lâcha et recula vivement, dans un sursaut effrayé et excité tout à la fois.
Elle hurla à nous assourdir. C'était le cri pur d'une âme qui se déchire. Un cri surnaturel. Un cri d'outre-tombe.
Les lames émirent un bruit horrible. Un ignoble bruit de succion. Elles se gavaient de l'être d'Hama, qui s'abandonnait tout entière à leur voracité. En un instant une tache apparut sur le ventre de satin, si noire qu'on la voyait sous le châle et le pantalon, dont elle flétrissait et assombrissait le tissu - ombre qui s'étala très vite ; et ses plaies se mirent à émettre une lente fumée noire.
Darotân posa une main sur elle et se concentra. Ses sourcils frémirent. L'ombre continua de s'étendre, très vite, jusqu'à recouvrir la peau des seins aux genoux. Le visage d'Hama reflétait la souffrance dans son expression la plus absolue, immobile, les yeux exorbités, la bouche ouverte, le souffle coupé. Il maîtrisa sa panique et s'investit corps et âme. Sa main rayonna d'une Lumière pure et intense.
Je sentis le feu me régénérer. Un pilier de lave emplit ma colonne vertébrale. Mes muscles se reconnectèrent à mon cerveau, en bloc. Un vent ardent tourbillonna dans ma tête - j'entendis nettement la chenille crépiter. Un bien-être exaltant m'envahit.
Les épées, gloutonnes, continuaient leur bruyante orgie. L'ombre s'étendait désormais jusqu'au cou d'Hama. Darotân ouvrit les yeux, et cette fois paniqua. Il saisit les deux lames et tira. Mais il ne fit que secouer le corps. Les épées étaient déjà liées à elle, elles ne faisaient plus qu'un. Il eut une expression désespérée ; et se résigna à les arracher coûte que coûte. Il tira du plus fort qu'il put. Mais les poignées glissèrent et il tomba à la renverse. Elles émettaient elles-mêmes une fumée noire. Elles devenaient peu à peu vaporeuses, empêchant d'exercer sur elles une pression suffisante pour les désolidariser d'Hama.
"Commandant ! cria Nuraam, qui avait détaché ses yeux du spectacle pour connaître l'origine de la chaleur qui les faisait suer, Stropovitch s'agite ! Il... a les veines qui apparaissent de partout et...
- Aidez-moi ! Purifions-la !" hurla Darotân éperdu.
Hama émit un nouveau cri, mais qui se mua en râle, de plus en plus grave et sonore, comme si le son était déformé progressivement par une distorsion magique.
Les trois paladins apposèrent leurs mains sur elle, dont tout le corps désormais exhalait de la fumée noire en abondance. Ils sentirent qu'elle devenait de plus en plus légère. Ils firent appel à toute l'étendue de leurs pouvoirs. Elle fut assaillie par un flot de magie sacrée - complètement inutile. Les lames, insatiables, achevèrent de se mêler à Hama, de la posséder - elles disparurent en elle.
Je ne parvenais pas à éprouver de sentiment particulier en la voyant se dissoudre dans l'Ombre. La chose derrière mes yeux bloquait mes pensées.
"Je ne peux pas voir ça", lâcha Darotân. Son visage était défiguré par le remords, l'impuissance, le désespoir. Le malheur le submergeait. Il devait en fin de compte se résigner à perdre son amour. Ce qu'il faisait assez bien, somme toute. "Il n'y avait de toute façon pas d'autre solution, murmura-t-il, infiniment triste, en contemplant les arabesques formées lentement par la fumée ténébreuse et chatoyante. Elle m'aurait nui si elle avait vécu". Il geignit. "Ce spectacle m'est insoutenable". Il invoqua un portail, tout en me regardant, mélancolique.
"S'il reste quelque chose d'elle après sa mort, faites tout disparaître. Et ne vous inquiétez pas pour Stropovitch, ajouta-t-il d'une voix faible et terne - dépassionnée -, toutes les réactions étranges de son corps sont provoquées par les larves qui lui dévorent l'encéphale..." Il passa le vortex.
Je pus tourner la tête. Je vis, ou plutôt la chose qui regardait par mes yeux vit, ma peau mauve foncé virant lentement vers le rouge, les veines noires. Je vis aussi, recouvrant les chaînes comme une glu, une lueur rougeoyante - le lien magique qui les imprégnait ; voilà qu'il apparaissait et luisait, ce qui signifiait qu'il luttait. La chaleur que je dégageais était magique. Elle pouvait briser les liens.
La chose derrière mes yeux me fit ouvrir la bouche et souffler longuement en direction de mon poignet droit. Le lien brilla de mille feux, s'affinant progressivement - avant de s'estomper. Ma peau n'avait pas brûlé. La chose me fit tourner la tête et souffler de même sur mon poignet gauche. Il ne restait plus que les chaînes, chauffées à blanc, attachées au mur.
Mon regard revint aux paladins, qui, baignant dans leur sueur, observaient, impuissants, abattus, le corps devenu immatériel d'Hama, qui flottait devant eux, essence de ténèbres. Tandis que je brisais mes chaînes, mon amour s'évaporait doucement. Et disparut.
Mon doux, mon tendre, mon fabuleux amour.
Elle avait été engloutie. Effacée.
C'est à ce moment que la chose prit le contrôle total de mon corps. Je ne me souviens pas de ce que j'ai fait.
Parfois dans mes cauchemars des visions me reviennent, brèves, violentes. Le crâne de Nuraam qui craque dans ma main, libérant des flots de sang et de la bouillie d'encéphale. Le cœur de Runuur arraché à mains nues de sa poitrine sanguinolente. D'énormes cristaux volant en éclats, que dis-je, des montagnes de débris de cristaux. Le rayonnement de mille soleils. Le sol qui se dérobe sous mes sabots. Des parois de vaisseau éventrées à coups de poing. De la poussière rouge s'éparpillant dans le ciel en grandes nuées étincelantes. La sensation de chute. Le noir.
~~
Lorsque j'ouvris les yeux, je me redressai tout de suite. J'étais allongé au milieu d'une longue rangée d'autres personnes étendues. Des cadavres, des blessés et des draeneïs encore inconscients, à perte de vue. Des prêtres rescapés passaient dans les rangs pour soigner voire ramener ceux qui pouvaient encore l'être - tandis que d'autres survivants indemnes apportaient sans cesse de nouveaux corps. Qu'ils étendaient sur... de l'herbe. J'en restai incrédule, fasciné. D'immenses débris de vaisseau partout. Je dus me rendre à l'évidence. Nous nous étions écrasés. Je fus partagé entre une immense joie d'être sur notre nouveau monde et une immense inquiétude sur le sort de notre peuple.
Je ne méditai pas longtemps sur la question, car mes derniers souvenirs me revinrent brutalement. Je sentis les racines de mes cheveux se raidir et de la sueur froide couvrir mon front. Sans doute... oui, sans aucun doute. C'était moi qui avais causé ce désastre. Je fis comme une crise d'angoisse. Je me pris la tête dans les mains, suffoquant, le cœur douloureusement serré comme écrasé entre mes côtes. Mon regard errait sur les milliers de corps étendus. Je reconnus le cadavre désarticulé d'Ondraïev à ma droite. Cette vision me fut insoutenable. Je me levai, enjambai, courus - je ne me fis pas la remarque sur le moment, mais je n'avais rien, pas la moindre écorchure, pas la moindre bosse ou contusion.
Je restai longtemps accroupi, le dos appuyé contre un arbre dans la forêt de l'île. Je n'avais pas de pensées particulières. Les mots et les images se bousculaient dans mon esprit, mais ne se fixaient pas. Je ressentais plus que je ne pensais, et il s'agissait de peur et d'angoisse. Irréfléchies. Inexpugnables.
Je ne parvenais toujours pas à éprouver de sentiments particuliers à propos de la disparition d'Hama. Ce souvenir était insaisissable, il glissait, fugace. J'étais en plein déni de réalité. Je n'y pensais pas car il n'y avait rien à penser. Ce qui me torturait, en revanche, c'était que j'avais tué des centaines de draeneïs. Les anciens comme les jeunes, les parents comme les enfants, les maîtres comme les élèves, indistinctement, j'avais causé la perte d'un grand nombre d'entre eux. C'était inavouable. Et l'idée était insupportable. Je ne pouvais pas assumer cet acte.
Le soir tombait quand une nouvelle impulsion me fit courir vers le champ de victimes - au milieu duquel se dressait Velen, inamovible statue, inébranlable tristesse du peuple martyr, monolithe de souffrance sur fond de crépuscule. Mais aussi immortel symbole d'espoir, dressé sur le sol de notre nouvelle patrie. A ce moment, cependant, sa vue ne m'inspira que terreur.
Nos regards se croisèrent. Je ne pouvais soutenir le sien. Je courus encore.
Au détour d'une dune, une plage et un bateau. Je tombai nez à nez dans ma course avec des pirates humains - c'était la première fois que j'en voyais. Ils débarquaient, sûrement d'une île ou d'un rivage proche, attirés par l'explosion. Plus exactement le capitaine, les yeux étincelants, dévoré de curiosité, d'enthousiasme, de goût du mystère et d'espoir de butin, avait certainement dû obliger ses hommes à embarquer au plus vite, car manifestement l'équipage ne partageait pas son excitation. Les pirates étaient hésitants, inquiets, nerveux. Ils hurlèrent à ma vue - ma frayeur égala bien la leur. Seul le capitaine me mit en joue et m'expédia dans les ténèbres de l'inconscience d'un coup de fusil.
Commença une longue série de voyages et d'aventures diverses, toujours sanglantes, qui me firent, au terme de mon périple, m'établir comme mercenaire dans les contrées humaines.
J'appris plus tard qu'une aile de l'Exodar était demeurée intacte, bien que profondément fichée dans le sol, et constituait notre refuge en ce monde, sur lequel Velen et O'ros veillaient. Diverses rumeurs coururent sur les raisons de la chute, mais aucune ne mentionnait de démon. J'en conclus que tout s'était passé trop vite pour que quiconque ait eu le temps de comprendre. Ou que le Conseil avait choisi le silence.
Le souvenir d'Hama me plongea dans nombre de soirs et de nuits passés à pleurer amèrement ou à me figer dans un désespoir absolu, un désespoir concret et suintant, liqueur noire générant une ivresse particulière, qui fit de moi le tueur le plus impitoyable, le plus sûr et le plus rapide, et réputé comme tel.
Pour moi tout ce temps passé comme mercenaire était de l'entraînement. Je devais devenir fort. Mon maître m'avait dit qu'il me faudrait encore un ou deux ans d'exercice. Je m'appliquai, recherchai les défis. Dont le plus excitant me fut proposé par un certain Jack, un jour, en Marche de l'Ouest.
Je le jure solennellement sur ce papier, je tuerai le démoniste qui a implanté ce fléau en moi et m'a fait tuer des centaines de mes frères et sœurs. Et je le jure solennellement également, un jour que je ne peux prédire, quand le moment sera venu, je tuerai Darotân. Quand j'aurai sa tête tranchée dans mes mains, maître, quand je vous aurai vengé, alors je crierai votre nom à la face des étoiles, et l'univers résonnera longtemps des échos de ma voix ; et je le sais, en entendant ce nom, tous les démons de tous les abysses connus et inconnus frémiront.
Chapitre 16
La brume créée par Thiwwina n'en finissait pas de se dissiper. Elle se déplaça lentement vers la grande hutte, noyant les dizaines de gangr'orcs qui en gardaient l'entrée dans des lambeaux de brouillard fantasmatiques, tout prêts à donner à la réalité des airs de cauchemar.
Ils entendirent le léger crépitement de la barricade qui s'envolait en fines cendres sous le souffle de Stropovitch. Puis virent se découper sa sombre silhouette, progressivement, avançant lentement. Et ses deux yeux flamboyants, lourds de menaces. Son aura était celle d'une puissance brute, massive, imposante. L'atmosphère en était chargée, alourdie. Les gangr'orcs, leurs mouvements soudain ralentis, se mirent en position de combat pour l'accueillir. Tandis que le draeneï approchait, ils avaient de plus en plus chaud. Ils se mirent à suer abondamment.
Leur instinct leur dit que ce qui venait n'était pas mortel.
Un ordre fut crié.
La silhouette fut criblée de dizaines de lances et de flèches.
Stropovitch put se protéger le visage de ses bras. Les projectiles rebondirent sur les plaques de l'armure.
Il gronda. Les cœurs frémirent. Les mains tremblantes eurent des difficultés à empenner une seconde volée de flèches.
Il fondit sur eux. Ils crurent subir l'assaut d'une armée. Il enfonça leurs lignes avec l'impact d'un troupeau de sabots-fourchus lancés au galop. Il ferrailla de ses épées chauffées à blanc, avec une vivacité surnaturelle. Les lames furent parées, les membres volèrent, les chairs fumèrent, les cerveaux furent cuits dans les crânes, les coeurs dans les poitrines. Des cris de souffrance aigüe, mêlés à des râles d'agonie.
Les gangr'orcs tinrent bon. Ils le cernèrent étroitement de leurs guerriers les plus carapaçonnés, tandis que d'autres, en arrière, les bras levés, tentaient de l'empaler de leurs lances. Stropovitch eut beau se démener, son torse et son dos furent transpercés, libérant d'épais filets de sang fumant. A son contact, les lances s'enflammaient, et les lames conduisaient la chaleur, brûlant les mains qui les tenaient.
Enragé, il grêla de coups de poing et de sabot les guerriers qui l'entouraient. Les chocs sur les armures lourdes étaient tels, que les orcs étaient projetés sur plusieurs mètres en entraînant les lignes arrières, et s'affaissaient, sonnés, de profondes empreintes fumantes sur les plastrons et les casques. Stropovitch se libéra ainsi de son encerclement, en renversant ses adversaires, par groupes entiers. Puis il prit une grande inspiration.
Et souffla, en tournant lentement sur lui-même. Tous les orcs proches furent réduits en cendres dans leurs armures, lesquelles flamboyèrent et fondirent partiellement.
Il se tourna vers la hutte. Tous les orcs qui faisaient face au draeneï fuirent à l'intérieur. Les autres se regroupèrent dans son dos, attendant qu'il pénètre dans le bâtiment pour clore l'entrée de leurs corps.
Ceux-là entendirent d'autres pas derrière eux. Ils se retournèrent lentement, un pressentiment leur glaçant le sang. Une autre silhouette se découpait dans la brume, mais brillante. D'autres yeux, mais lumineux. Une autre aura de puissance, mais sereine et infinie.
Après le Démon venait l'Ange.
~
"Soldat Joannes Bluemill !" cria le Commandant Trollbane.
Le paladin sursauta. Il n'avait cessé de fixer la brume.
"Oui, mon Commandant ?
- Les troupes sont-elles prêtes à repartir à l'assaut ?"
Joannes s'ébahit. Ce n'était pas à lui, simple soldat, que le Commandant était censé demander cela. Mais manifestement, la grâce dans laquelle il baignait depuis Kil'Sorrow était déjà connue de tous. Si le Commandant s'adressait à lui, c'était parce que si Joannes ne pouvait pas secourir davantage ses compagnons d'armes, c'était nécessairement qu'il n'y avait rien de plus à faire.
"J'ai fait mon possible, mon Commandant.
- Parfait ! Nous repartons donc". Il hurla des ordres. Les hommes se préparèrent. "Dites-moi soldat Bluemill, qu'est-ce qui vous rend si songeur ? ajouta-t-il en suivant le regard du paladin. Vous percevez des mouvements étranges de ce côté ?
- Ce n'est pas exactement cela, mon Commandant, bredouilla Joannes. J'ai... le pressentiment que nous ne devrions pas y aller.
- Et pourquoi cela ? demanda Danath intrigué, prenant le sentiment au sérieux.
- Quelque chose qui ne concerne pas les mortels va se produire, murmura le paladin. Les orcs comme notre armée vont être pris et emportés.
- Soit, fit Danath, l'air sombre. Je vous crois sur parole, soldat, mais j'ai une mission et dois faire le nécessaire pour la mener à bien. Vous avez ma parole que je ferai se replier les troupes à la moindre menace sérieuse. Rejoignez vos rangs et faites votre devoir, comme vous en avez l'habitude.
- A vos ordres, mon Commandant".
Joannes s'exécuta, ne pouvant s'empêcher de lancer de longs regards pensifs en direction de la brume. Il y sentait la présence de deux puissances opposées, toutes deux aussi destructrices. Capables de les engloutir tous dans un chaos qui n'aurait pas d'issue.
~
Stropovitch, haletant, affaibli par ses blessures, sentit le feu l'envahir. Il mit un genou à terre, et geignit tandis qu'une chape de flammes régénératrices l'enveloppait. Elles le soulageaient de ses souffrances - et en produisaient d'autres plus grandes. Les blessures se refermèrent, et les flammes s'éteignirent, laissant le draeneï harassé de douleur.
Un choc métallique surpuissant - un orc l'effleura en coup de vent. Il volait, éparpillant sur sa trajectoire des morceaux d'armure tordus. Le corps alla s'écraser à l'intérieur de la hutte, dans la brume. A en juger par le bruit, il avait traversé un ou deux murs.
Le guerrier se releva et se retourna, fronçant les sourcils.
Derrière lui, Darotân se dressait au milieu d'une dizaine de corps inertes. L'affrontement n'avait fait aucun bruit. Le démon était entouré de métal fondu et de chair brûlée à l'odeur âcre ; et l'ange, de corps intacts, aux visages sereins - pacifiés -, gisant sur un sol consacré et lumineux. Leurs regards se rencontrèrent.
"Déjà fatigué, Stropovitch ? tonna le paladin, saisi d'un enthousiasme terrible. Je t'ai envoyé le dernier pour te réveiller ! Les autres, je me suis contenté de les juger ! Regarde !" Il désigna les corps à ses pieds et leurs visages béats. Une âme faible mourait à sa seule présence, s'il le souhaitait.
Sa peau claire étincelait doucement. Son regard était exalté.
"Depuis le temps que j'attendais ce moment ! Tu te révèles enfin !"
Il s'esclaffa.
"Ces flammes ! Ces yeux ! Cette aura ! Un DEMON !"
Il sourit exagérément.
"C'était donc bien toi ! Ces traces de puissance démoniaque sur les débris du vaisseau ! Velen savait, et l'a caché ! C'est toi qui as tué des milliers d'innocents ! Qui a compromis la survie de ton propre peuple !"
Il rit de plus belle. Avec un frisson extatique. Un rire dément.
C'est toi qui l'as réveillé en moi...
Le froncement de sourcils de Stropovitch s'accentua. Son regard se chargea de haine. Quelque chose gronda en lui. Ses sens s'aiguisèrent. Il sentit que le paladin, en percevant le démon en lui comme il avait cru le voir chez Arcân, était entré de nouveau dans une frénésie sainte, une transe justicière, celle-là même qui lui avait permis de vaincre le Premier-Né, qui faisait de lui l'Invincible, le Champion.
"Moi, je savais déjà que tu devais être éradiqué - il jubilait. Mais les autres ne savaient pas, ne voulaient pas voir qui tu étais. Maintenant je peux enfin te tuer ! Sans que personne n'ait à y redire ! Entends-tu, Stropovitch ? Ils arrivent !"
En effet, le bruit sourd et métallique d'une armée en marche. Les Alliés reprenaient l'offensive.
"Ils seront témoins du triomphe de la Lumière sur le Mal ! cria-t-il en empoignant sa masse, qui s'imprégna d'une Lumière encore plus intense, plus puissante que ce jour-là contre Arcân. Il est temps de rejoindre ton maître dans les abysses des Sans-Lumière, Stropovitch !"
Les mains du guerrier se serrèrent sur les gardes de ses lames. Ses dents grincèrent. Ses yeux lancèrent de longues flammes.
Tu as tué Arcân.
"J'ai fait une promesse, Stropovitch ! hurla le paladin. Je suis la Main de la Justice ! Je suis le Purificateur ! Je vais débarrasser l'Univers de celui qui est maculé du sang de sa propre race ! D'un démon qui n'aurait jamais dû voir le jour ! La Lumière, Stropovitch ! La Lumière te renverra enfin au Néant distordu !"
Il ajouta en murmurant, comme malgré lui - l'air halluciné : "Et tu vas payer pour Hama... Pour l'avoir corrompue, et m'avoir obligé à la tuer."
T'avoir obligé...
Le guerrier courut vers Darotân. Ou plus exactement, il fondit sur lui, à une vitesse inconcevable. Ses traits étaient déformés par la rage. Des veines noires étaient apparues en bloc sur sa peau mauve. Comme en réponse, la peau du paladin se marbra de rigoles étincelantes, comme si son corps n'était plus que Lumière pure.
Darotân sourit, sûr de la victoire, heureux à l'avance de l'accomplissement de sa vengeance et de la Justice - et en même temps, profondément, absolument, infiniment triste.
~
Accroupi sur le toit tendu de cuir, dissimulé parmi les lambeaux nébuleux de la brume mélancolique, Farôn, l'oeil étincelant tel celui d'un tigre devant sa proie, avait tout regardé et écouté. Ses mains étaient étroitement serrées sur les poignées de ses dagues. Mais, chose exceptionnelle, il avait la gorge nouée.
Réfléchis, Stropovitch. Tu étais stratège, mesuré, respectueux de ton adversaire. Ta rage est inutile. Tu ne peux vaincre par la puissance, car celle de Darotân est infinie. Réfléchis !
Le regard de l'elfe se voila. Il n'était pas censé avoir de telles pensées. Il ne devait avoir comme unique volonté que d'accomplir sa mission. La seule, la vraie, l'unique mission, celle qu'Elle lui avait donnée. Il avait prévu d'organiser cette rencontre le soir même à l'extérieur du Bastion, mais le destin en avait voulu autrement. Tant mieux. Il ne devait pas souhaiter que Stropovitch demeure celui qu'il était. Au contraire. Depuis le début, Son désir était que le Seigneur renaisse. Le corps et l'âme du draeneï-hôte seraient ce faisant consumés dans un feu de fin des âges.
Farôn ne devait vouloir que Lui plaire. Pourquoi donc ce noeud dans ses entrailles ?
~
Tout se passa le temps d'un clin d'oeil.
Stropovitch devina à peine le mouvement. Emporté par sa course, il baissa la tête et leva ses épées croisées, accueillant le manche de la masse juste en-dessous du poids.
Le paladin fut surpris de cette parade.
Les lames glissèrent le long du manche, tout en le déviant en direction du sol.
Arrivé au corps-à-corps, le guerrier décroisa les épées, libérant la masse, et balança les pointes en direction de la gorge de Darotân.
Lequel les accueillit de la main gauche, qu'il avait ôtée du manche. Les lames crissèrent entre les doigts gantés.
Le paladin écarquilla les yeux sous l'assaut, une soudaine sueur froide perlant à son front.
Son bras droit balança la masse en direction de la tête de Stropovitch. Lequel retira violemment ses épées, s'accroupit pour éviter le coup, et fit bondir de nouveau ses pointes, en direction de l'aine du paladin, un des rares endroits accessibles à travers une armure de plaques.
Mais, voyant l'esquive, Darotân avait bloqué de la main gauche, libérée des lames, le manche de la masse dans sa trajectoire : il l'abattit sur le crâne du guerrier - qui, coupé dans son élan, dut poser les mains à terre pour ne pas s'étendre.
Une main fit pivot. La masse décrivit un fugace cercle lumineux dans l'air. Stropovitch n'eut que le temps d'envoyer les mains, au moment où le poids arrivait par en-dessous pour le percuter au niveau du menton.
Il fut projeté en hauteur, à dix mètres du sol. Il était parvenu à ne pas lâcher ses épées.
Le paladin ferma les yeux, prit une grande inspiration. La puissance irradiait ses membres.
Il tourna sur lui-même violemment. La masse accueillit le guerrier dans sa chute, en pleine poitrine. Le coup était surnaturel. L'impact fit un bruit de détonation, et produisit une onde de choc qui fit frémir la terre.
Le corps de Stropovitch fut propulsé dans la hutte. Il traversa deux murs, fit son entrée à la vitesse d'un missile dans la grande salle, où il renversa comme des quilles des dizaines de gangr'orcs qui s'y étaient massés. Pour finalement pulvériser le trône du chef - un grand siège renforcé d'os - et s'encastrer la tête la première dans un grand et ovale bouclier doré, finement ciselé, qui ornait le mur derrière.
~
Le frémissement du sol et la détonation éveillèrent Thiwwina, qui avait été dissimulée par Farôn dans une faille du terrain. Elle ouvrit des yeux ensommeillés.
"Qu'est-ce que..."
Elle sentit l'atmosphère chargée, alourdie d'une aura magique exceptionnelle, divine. Il était pénible ne serait-ce que de bouger le bras. L'air vibrait d'une puissance démesurée mais contenue, annonciateur d'un désastre imminent, d'une libération de pouvoirs dévastateurs. Ses sensations se précisèrent. Deux auras. Dont une qu'elle pensait reconnaître. Qu'elle avait déjà sentie avant de mourir à Kil'Sorrow.
Elle ouvrit de grands yeux. "Mazette... lâcha-t-elle. C'est pas bon ça, pas bon du tout, oh non..."
Elle se releva à grand'peine, en soufflant, et se dirigea à petits pas vers l'entrée de la forteresse - Farôn avait rabaissé la grille.
"Pas bon, non... Stropo qui veut encore me voler la vedette, c'est pas du zeu ça".
Elle ne put s'empêcher d'être inquiète. Un guerrier draeneï n'était pas censé rayonner d'une telle puissance. "Ze sais pas ce qu'il a fait comme bêtise, fit-elle, la mine boudeuse, mais il a pas intérêt à me refaire le coup, de crever pendant un souette voyaze..."
~
Réfléchir...
Stropovitch avait encaissé et gardé conscience. Le plastron avait gardé l'empreinte de tous les détails de la masse ouvragée de Darotân, mais le torse du guerrier était aussi endurci par les années d'entraînement que l'armure elle-même. Il sentit une gêne. La cage thoracique avait été enfoncée. Deux ou trois côtes étaient brisées.
Il ne parvenait pas à reprendre son souffle, qui avait été coupé par le choc. Sous les yeux ahuris de l'assemblée d'orcs, il retira son visage ensanglanté du bouclier. L'arête du nez était brisée. Les arcades sourcilières, les pommettes et le menton étaient ouverts. La peau des épaules était arrachée sous l'armure.
La rage montait, irrésistible.
Réfléchir...
Il prit appui sur ses jambes flageolantes, suffoquant toujours. Ses genoux étaient meurtris de profondes blessures. Malgré ses efforts, les mots désertaient son esprit. Ses yeux rougeoyèrent de plus belle. Sa peau mauve tira vers le rouge. Il se baissa avec mille peines, ramassa en tremblant ses épées, qui gisaient au pied du mur. Sous ses halètements ardents le sable grésillait et fumait.
Un ordre fut crié. Des dizaines d'orcs armés de pied en cap fondirent sur lui.
Réfléchir !
Il hurla en sentant la vague de flammes l'envahir, emplissant ses veines.
A la seconde où la première ligne d'orcs l'atteignit, les deux épées parcoururent chacune un demi-cercle horizontal fulgurant. Les manches des haches et des masses furent tranchés, des doigts tombèrent au sol, des visages furent privés d'yeux ou de dents, des épées furent éjectées des mains qui les brandissaient.
Les lames revinrent la seconde suivante, au niveau des têtes.
Des boîtes craniennes s'ouvrirent. Des casques volèrent, emportant avec eux des lambeaux de figure. Des flots de sang jaillirent des gorges.
Les assaillants s'immobilisèrent, incrédules. La première ligne avait été réduite en un clin d'oeil en ramassis de cadavres et d'infirmes geignants.
Stropovitch, enveloppé de flammes, tomba à genoux, torturé de douleurs aigües. Ses plaies achevèrent de se refermer.
Des ordres hurlés. Les orcs, hésitants, piétinèrent la première ligne anéantie pour l'atteindre.
Soudain, ils furent pris de stupeur. Une chape de Lumière s'étendait sur le sol de la salle, les affectant tous. Darotân apparut par la brèche pratiquée dans le mur, le visage orné de nouveau de son sourire exagéré.
"Tu es si faible, Stropovitch. Regarde ! cria-t-il en désignant la foule stupéfiée, ils attendent le Jugement ! Comme toi !"
Il empoigna sa masse et commença de faucher les orcs hébétés. Beaucoup tentèrent de se défendre ; on ne pouvait cependant pas l'attaquer, tant sa vivacité et la portée de sa masse étaient grandes ; on ne pouvait qu'essayer de parer son arme ; mais la puissance de ses coups était telle, qu'il désarmait, pliait les lames, tordait les armures, projetait des corps désarticulés à travers les murs, inépuisable, une détonation après l'autre, avec un rire dément devenu inextinguible.
Il avançait vers Stropovitch. Qui se releva lentement, en chancelant.
~
Des murmures avaient parcouru l'armée quand les premiers échos du duel avaient retenti. Et avaient enflé en rumeur quand l'onde de choc avait fait trembler le sol.
"Halte !" cria Danath Trollbane.
La brume avait avancé, révélant aux yeux de tous la brèche dans la barricade et les cadavres de gangr'orcs gisant devant la hutte. Certains indemnes. D'autres réduits à l'état de cendres puantes dans des armures informes.
"Qu'est-ce que..." eut à peine le temps de dire Danath.
Puis une série de chocs métalliques surnaturels retentit. Un gangr'orc traversa le toit, visiblement propulsé depuis le sol, des lambeaux d'armure lourde pendant encore lamentablement aux lanières, et alla se fracasser aux pieds du Commandant.
L'armée s'exclama. Des orcs, diversement écrasés selon l'endroit de l'impact, traversaient murs et toit, l'un après l'autre. Un rire dément se fit entendre, qui glaça le sang de tous.
Tous l'avaient reconnu, mais personne n'osait y croire.
Darotân.
"Je veux un volontaire en éclaireur pour aller voir ce que c'est que ce bordel ! cria Trollbane.
- Si vous permettez, mon Commandant... fit Farôn en apparaissant à sa droite - esquivant adroitement au passage une tête d'orc, à moitié réduite en bouillie dans le casque, qui manqua de lui faucher une jambe.
- Vous savez ce qui se passe, sergent-chef Farôn ?
- Le Maréchal Darotân et le soldat Stropovitch s'affrontent, mon Commandant".
Les visages s'allongèrent. Dans la hutte, le massacre faisait toujours rage, assourdissant.
"Pour quelle raison se battent-ils ? cria Danath. Et ces orcs qui volent, c'est quoi ?"
Farôn hésita. Il fallait qu'il souhaite que le démon se libère - et tous périraient. Mais peut-être y avait-il un espoir...
Une probabilité.
Une probabilité que le guerrier s'en sorte, et là... on le condamnerait à mort.
Ce qui pourrait tout à fait servir Son plan. Mais...
Il se refusait à prendre ce risque.
"Le Maréchal Darotân semble être pris de démence, mon Commandant. Il a pris Stropovitch pour un démon et tue tout ce qui se dresse sur son chemin.
- Bon sang ! Il faut aller le maîtriser !
- Vous n'y parviendrez pas. Ce qui vous attend dans cette hutte est la mort".
Darotân veut des témoins. Si Stropovitch s'en sort, il ne faut pas qu'on l'ait vu combattre.
Danath se souvint du pressentiment de Joannes. Les yeux de l'elfe étaient durs. Il ne plaisantait pas. Les Alliés blêmirent. La réputation de l'Invincible prenait tout son sens.
"La bataille est gagnée, si je puis me permettre, mon Commandant, ajouta l'elfe. Ces deux combattants ne laisseront ici que ruines.
- Dois-je pour autant laisser mourir un innocent, Farôn ? Je m'y refuse !
- Il ne mourra pas, mon Commandant.
- Bon sang, savez-vous de qui vous parlez ? Connaissez-vous le Maréchal ?
- Oui. Mais, sauf votre respect, je connais aussi le soldat".
Un frisson - pour certains d'excitation - parcourut l'armée. L'exploit inconcevable de Stropovitch à Kil'Sorrow revint dans les mémoires des membres de l'unité d'élite.
Danath considéra Farôn avec suspicion. Il était anormal qu'un elfe parle autant. Il réfléchit.
Puis le martèlement titanesque prit fin. La hutte était entourée de cadavres désarticulés. Les murs s'effondraient par pans entiers. Le toit ne tenait plus que par miracle. A travers les brèches, les yeux perçurent nettement le flamboiement surnaturel de Darotân. Ils retinrent leur souffle.
~
Pendant la moisson fantastique du paladin, l'évidence s'était imposée à Stropovitch.
Il faut que je le désarme... Sans masse... il n'est rien.
Toute pensée lui était difficile à former. Un feu cent fois plus puissant que celui qui irriguait déjà ses veines grondait en lui, et il savait qu'il devait le contenir. Il le savait d'instinct. Il sentait qu'il ne devait pas lâcher la bride. Cela requérait toute sa force d'âme, toute sa présence d'esprit. Il se dressait, calme, esquivait les projectiles humanoïdes, balançait même les orcs proches vers le paladin d'un coup de sabot, espérant qu'il s'épuise.
Mais quand Darotân eut fini, souriant, il ne manifestait aucune once de fatigue. Il marcha immédiatement vers le guerrier, d'un pas conquérant, rapide, martelé.
Je peux le faire.
Il rengaina ses lames - les fourreaux fumèrent et crépitèrent - , mit un genou à terre et aiguisa ses sens.
"Tu te résignes déjà ? s'esclaffa Darotân. Soit. Reçois la mort promise".
La masse vint horizontalement, balancée en direction de la tête. Le choc fut sourd. Aucun corps ne fut projeté. Le paladin écarquilla les yeux, étonné, et ébloui par l'éclat infernal des flammes qu'avait fait jaillir l'impact. Il sentit son arme entraînée par un surplus de poids à son extrémité. L'élan imprimé le fit tourner violemment sur 180°. A demi déséquilibré, il faillit lâcher la masse.
Stropovitch s'était, en un clin d'œil, redressé et tourné de côté, pour accueillir la masse en pleine poitrine. Le choc avait été si puissant qu'il lui avait coupé le souffle, enfoncé encore davantage le plastron dans le torse et fait vomir du sang et des flammes. Mais il avait refermé les bras sur le poids et les mains sur le manche, s'y accrochant désespérément. Le coup l'avait tout de même soulevé de terre, et l'aurait propulsé - avec la masse - si le paladin n'avait tenu bon de son côté. Il avait donc fait un demi-cercle autour de Darotân, et dès que ses sabots effleurèrent de nouveau le sol...
Il n'a pas lâché...
... alors, la peau plus rouge, les yeux plus flamboyants, les veines plus noires que jamais, ses muscles contractés à l'extrême...
Il lâchera.
... il souleva en hurlant la masse et le paladin, leur fit décrire un arc de cercle vertical au-dessus de sa tête, lui-même se retournant dans le mouvement, et abattit de toutes ses forces Darotân sur le sol, tête la première.
Il y eut une secousse de la terre. Il y eut un souffle, qui souleva un brouillard de sable. Il y eut un grondement souterrain. Les piliers et poutres qui formaient l'armature de la hutte s'inclinèrent ou tombèrent. Les murs s'écroulèrent définitivement en poussière. Le plafond s'effondra partiellement. Le toit s'affaissa mais tenait toujours. Le chef de la forteresse et quelques gardes qui s'étaient réfugiés dans les combles churent derrière Stropovitch, dans le cratère formé par le choc - de dix mètres de diamètre et trois de profondeur.
Beaucoup de soldats à l'extérieur perdirent l'équilibre quand le sol trembla. On ne lisait sur les visages qu'incrédulité et fascination.
~
Gunny franchit en courant l'entrée de la forteresse avec ses hommes, et sourit en voyant l'armée massée devant une hutte effondrée - avant de s'étonner de son immobilité. Soudain, à quelques mètres des derniers rangs, une secousse du sol le fit trébucher. Il tomba en avant, se rattrapant des mains. Il se releva, penaud.
"Grmbl, c'quoi le problème là ?
- Mon Lieutenant-Commandant, répondit un soldat, vous allez pas me croire mais... il semblerait que le Maréchal et Stropovitch se battent... même si on voit rien encore, on dirait qu'ils sont au fond d'un... cratère là.
- Vous vous foutez de ma gueule ?"
Il rejoignit Danath. Les rangs s'écartèrent sur son passage.
~
Stropovitch tira sur la masse. Les mains de Darotân étaient toujours serrées obstinément dessus.
Le guerrier s'embrasa encore davantage sous l'effet de la rage. Un grondement surnaturel résonna et s'amplifia dans ses entrailles.
Le chef de Zeth'Gor, dans son dos, voyant que leur chute n'avait pas été perçue, intima d'un geste le silence à ses gardes. Il saisit sa francisque démesurée et la leva lentement, pour l'abattre sur la nuque offerte de Stropovitch.
Lequel tira vers lui la masse avec une force inouïe, d'une main, arrachant la tête du paladin du sol - leva un sabot...
Et le décocha dans la figure de Darotân.
Sous le choc, ce dernier, projeté, lâcha enfin le manche, rebondit brutalement sur le sol - ce qui le fit sortir du cratère - et roula encore violemment, brisant des poutres, heurtant des rocs, jusque dans les rangs des Alliés à trente mètres de là, en renversant plusieurs avant d'être arrêté dans sa course.
Stropovitch ne perdit pas une seconde. Il se retourna pour balancer la masse dans le Néant distordu. Le coup de francisque destiné à sa nuque s'abattit ainsi puissamment sur son épaule droite. Sous la surprise, il lâcha à son tour la masse, qui, un début d'élan lui ayant été imprimé, alla fracasser une des rares poutres encore debout.
Saisi d'une grande colère, le guerrier désarma l'orc stupéfait d'un violent coup de poing sur le manche de la hache, lui saisit le crâne de sa grande main, hurla, des flammes jaillissant de ses yeux et même de ses narines, et broya le casque et ce qu'il contenait. Le corps du gagngr'orc s'affala mollement. Un artefact à sa ceinture s'illumina, manifestement prévu pour se déclencher à sa mort. Stropovitch dégaina ses épées et fondit sur les gardes, qu'il égorgea et démembra rageusement.
Quand il se retourna, un immense œil vert lui faisait face, flottant en l'air. Le guerrier fronça les sourcils. Une voix parla dans sa tête.
Oh, je comprends... Je suis censé désormais te tuer, mais si c'est... toi... le meurtrier de Morkh... ça change tout...
- Ça change quoi ?
- As-tu envie de savoir... qui... t'a condamné à te faire engloutir un jour... par le démon qui grandit en ton sein ?
Gunny avait reçu Darotân au moment où il s'affaissait enfin. Il l'observa rapidement. Tous les yeux étaient rivés sur le paladin.
Ils ne virent rien. Darotân était intact. Sa peau était recouverte de Lumière pure. Ses yeux étaient ouverts. Et n'avaient aucune expression.
Le Gardien. L'Oeil du Juste. Le bouclier absolu. La puissance infinie.
Il se releva sans effort dans le silence général. Et marcha vers Stropovitch d'un pas égal, mécanique.
Sur son passage, la plupart des soldats, le cœur soudain oppressé, chancelaient, devaient mettre genou à terre, tant son aura était pure et impitoyable. Beaucoup moururent à ses pieds. La panique saisit les Alliés, qui s'écartèrent en masse de Darotân, terrorisés.
Danath observa, songeur, le paladin avancer vers son adversaire. "A première vue, sergent-chef Farôn, lâcha-t-il, le Maréchal ne s'est pas trompé en prenant ledit Stropovitch pour un démon. Ceci dit, j'avoue ne pas bien savoir lequel des deux est présentement le plus dangereux".
L'elfe n'eut pas de réaction. Il observait le guerrier et l'œil vert - œil qui manifestement évoquait une chose qui ne plaisait pas au draeneï. La chaleur que ce dernier dégageait était telle, que la charpente, malgré qu'elle soit restée à plusieurs mètres de lui, s'enflamma. Le feu atteignit rapidement le toit tendu de peaux.
Si je dois perdre mon âme, je veux que ce démoniste meure avant moi, je veux le voir souffrir.
- Viens donc... au coeur de la Citadelle... je te présenterai à lui...
- Tu me tends un piège. Je viendrai, le déjouerai, et vous tuerai. Tous.
- Très bien... je t'attends... Et à propos de nous tuer... commence donc par cet être à la puissance... intéressante... qui ramasse son arme, là-bas...
L'œil disparut. Stropovitch se retourna d'un bond. Le paladin ramassait sa masse. Il était inexplicablement indemne. Son armure et sa peau brillaient comme jamais. Ses yeux étaient deux astres. Son visage était absolument inexpressif.
Comme ce jour...
Comme le jour où il avait tué Arcân le Sans-Lumière, son maître - son père.
Le sol se craquela sous ses sabots. Une bourrasque de flammes infernales jaillit soudain de son corps, et tourbillonna, s'amplifiant sans cesse, réduisant en fines cendres volatiles ce qui restait de la hutte, engloutissant le paladin - qui ne sourcilla pas, insensible, et marcha vers lui - et dérobant la scène aux yeux des Alliés, qui reculèrent sur ordre de Danath.
Stropovitch tenait ses deux vengeances. Darotân lui faisait face avec sa pleine puissance, dans un duel à mort. Et il savait désormais où trouver le démoniste qui, à l'origine, l'avait maudit, l'avait condamné à toutes les souffrances, toutes les exclusions, tous les cauchemars. Sa joie et sa rage ne connurent plus de limites.
Il vit à travers les flammes tourbillonnantes l'éclat des yeux du paladin avançant, inflexible, vers lui. Et il les vit jaillir. Les ailes. De vastes ailes de Lumière se déployant dans le dos de Darotân. Et il sentit l'aura du Champion tripler encore en puissance, alors qu'elle semblait déjà infinie. Une aura qui oppressa son âme. Et la chose en lui se révolta contre cette force.
La douleur fut terrible. Il hurla. Tandis que la bourrasque émise ne cessait de s'intensifier, il grandit, sa peau devint écarlate, ses veines d'un noir de jais, ses muscles doublèrent de volume. Son armure et ses épées fondirent, coulant sur sa peau. D'étranges pointes blanches transpercèrent de l'intérieur la peau de ses épaules, comme des débuts de cornes.
Le guerrier sentit le démon prendre le contrôle. Il ne parvint plus à éprouver de sentiments particuliers. Comme ce jour-là quand Hama avait disparu, et qu'il la voyait s'évaporer sans en ressentir peine ou désespoir.
Hama... vivre pour elle...
La peur d'être possédé. La peur d'abandonner Hama une seconde fois, plus que la peur de mourir. Cette peur-là envahit son âme et arrêta la libération du démon. Cet arrêt eut dans le corps du draeneï l'effet d'une véritable déflagration. Tandis que son cri résonnait dans le Néant, une onde de choc ardente, produite par une véritable explosion interne, tripla la profondeur et la surface du cratère, projeta tous les Alliés sur dix mètres, abattit les murailles et tout ce qui tenait encore debout, et fit onduler le sol jusqu'au Bastion, en une puissante secousse sismique.
Seul Darotân, parvenu au contact, insensible à cette fournaise d'un autre monde, ne bougea pas, alors qu'il était pris dans le tourbillon ardent. Il brandit sa masse, et ses ailes flamboyèrent et s'étendirent encore davantage. Ange imperturbable. Champion éternel. Avatar de justice.
Le regard de flammes, soudain calme, se posa sur le paladin, qui s'apprêtait à apporter à ce duel une fin foudroyante, semblable à celle qui avait mis fin aux cent mille années de vie du dernier Premier-Né.
Mais Stropovitch n'avait pas peur. Il avait réussi. Le démon et lui cohabitaient. Coexistaient.
~
La garnison du Bastion opposait toujours à l'armée d'orcs et de démons une résistance héroïque. A cause de leur nombre, les troupes ennemies avaient pris position très vite sur toute la moitié sud du Bastion. Pour les forces alliées, elles étaient pour la plupart repliées du côté du donjon, dont les étages avaient été condamnés par l'effondrement des plafonds, et les soldats se battaient comme des lions derrière des barricades improvisées, criant régulièrement le nom de Trollbane pour se donner du courage. Le régiment de démonistes, mené par Akmar, était couvert par deux lignes des plus solides gaillards disponibles, et semait la mort sur son passage du côté des ruines de l'auberge. Le reste des forces était dispersé et menait une véritable guérilla. Toute ruine fumante constituait une embuscade, toute fumée un traquenard. Sous chaque tenture, il y avait un combat. Chaque pan de mur qui s'effondrait écrasait quelqu'un. L'Ered'ruin qu'avait provoqué Hama ne menait aucune offensive construite. Si ce n'était sur les lignes de front, ils étaient des deux côtés livrés à eux-mêmes. L'air retentissait de chocs de lames et d'incantations.
Hama se cachait peu et agissait seule. La fumée des incendies et la pénombre naturelle de la Péninsule la servaient à merveille. Elle sentait la vie à distance, et l'éteignait en quelques secondes, sans avoir jamais eu besoin de voir son adversaire - tel était le pouvoir que lui avaient conféré les lames maudites faites de la chair même du Titan Noir.
Quand elle se faisait ombre, elle devenait froide, incorporelle, et elle avait soif de vie et faim de chaleur. Cet appétit modifiait ses sens, sa perception de la réalité. Elle les voyait même en fermant les yeux, tous les foyers palpitants qui l'environnaient. Elle reconnaissait leur couleur, leur consistance, leur forme, selon leur race. Puis elle captait ceux qui l'intéressaient. Elle drainait les âmes. Elle les savourait doucement. Elles la réchauffaient d'une douce extase. Douce, mais si brève... Elle n'était jamais rassasiée. Même quand elle se désimprégnait de l'Ombre, une sensation désagréable la tenait au cœur. L'envie, le désir d'une âme qui la rassasierait enfin. Elle avait tant souffert près de Stropovitch la nuit précédente... La puissance qui dormait en lui... Si grande, si chaude... Promesse de délices infinis... Mais elle aimait tant son guerrier muet... Elle ne pouvait lui faire du mal... Il fallait à tout prix que cette puissance dorme. A jamais. Pour qu'il ne soit jamais possédé. Pour qu'elle ne le perde plus.
Elle se vengeait toutefois sur les orcs et les démons des tortures de la faim subies tout le long de la nuit. Elle dévorerait leurs âmes viciées et amères jusqu'à la dernière. Elle ne les faisait même plus souffrir avant de les tuer. Elle engloutissait voracement.
Elle sentit soudain l'aura de Darotân quand il déploya ses ailes. A plus de trois kilomètres de distance, elle perçut sa puissance - et la reconnut.
Tss, le voilà qui fait le beau à Zeth'Gor... Si seulement il voulait bien que j'aspire son âme celui-là...
Elle fronça tout de même les sourcils. A priori, elle ne se souvenait pas que Darotân fût du genre à faire montre gratuitement de l'étendue de sa puissance. Rien à Zeth'Gor ne pouvait justifier une telle débauche...
Un autre foyer se déclara alors. Infiniment chaud. Une fournaise digne des profondeurs abyssales des plans élémentaires. Elle sentit d'abord une faim immense... puis une angoisse terrible quand l'évidence s'imposa à elle.
Stropovitch...
Le séisme secoua la terre et surprit autant les deux forces en présence. De part et d'autre, on s'assit pour ne pas tomber, et l'on s'ébahit.
Il l'a libéré pour se battre contre lui... il s'est perdu...
Elle sombra immédiatement dans la folie des grandes détresses. Elle se précipita éperdument dans la démence. Elle émit un hurlement de banshee, et son visage incorporel se déforma. Le cri pétrifia tous ceux qui l'entendirent. Elle se fit douleur. Elle disparut, comme emportée par un souffle.
~
Il avait frappé Arcân à la poitrine, à la mâchoire et à la tempe.
Le coup de masse fut fulgurant. Et triple.
Le premier fut bloqué par la main droite de Stropovitch, qui accueillit fermement le poids dans sa paume, le second par sa main gauche, de même. Les coups étaient assez puissants pour le projeter jusque dans les profondeurs du Néant, mais comme ils étaient quasi instantanés, les deux pressions s'annulèrent - à peine un sabot eut-il le temps de se décoller un peu du sol. Malgré sa force devenue divine, Stropovitch sentit les os de ses mains et de ses poignets craquer douloureusement, et ses coudes et ses épaules, qui avaient encaissé la pression, s'engourdir. Sa main droite se leva immédiatement vers sa tempe.
La masse la frappa, mais encore plus puissamment que les deux premières fois. La force de ses bras ne suffit pas. Le coup, considérablement affaibli tout de même, aplatit et écrasa la main sur la tempe, et projeta à terre le guerrier-démon, que le choc aveugla momentanément.
Le paladin fit un pas en avant - et abattit sa masse étincelante à la vitesse de l'éclair sur la tête de son adversaire étendu. Lequel ne dut qu'à son instinct de l'éviter.
Le poids s'enfonça donc dans la terre rouge, qui absorba tout le choc - et ne le supporta pas.
Le coup provoqua une nouvelle onde. De larges fissures coururent depuis le point d'impact, jusqu'au bord du Néant d'une part, et l'entrée de la forteresse d'autre part. Le choc se répercuta dans les entrailles de la terre. Un séisme se déclara et s'amplifia, tandis que le bloc qui soutenait Zeth'Gor se déchirait dans un formidable grondement, des fracas souterrains assourdissants.
Danath hurla la retraite - qui avait commencé. Les soldats s'enfuirent, saisis d'une folle panique. Le sol se dérobait sous les pieds. Des dizaines d'hommes tombèrent dans le Néant ou se retrouvèrent isolés sur des îlots flottants, stupéfaits, les jambes rompues par la peur.
Zeth'Gor et sa colline disparurent de la carte, se désagrégeant lentement dans le Néant.
Stropovitch cligna des yeux pour achever de retrouver la vue. Depuis le coup à la tempe, il ne cessait d'enrager. Le démon en lui criait vengeance contre le paladin et luttait férocement pour se libérer davantage. Et il prit enfin l'ascendant. Il oppressa violemment la volonté de Stropovitch. Le tourbillon de flammes qui l'enveloppait grandit encore, englobant tous les morceaux épars de l'ancienne colline et les faisant tournoyer follement, réduisant en cendres les soldats qui y étaient bloqués. Ses hurlements de rage résonnèrent dans toute la Péninsule.
Soudain, une lumière dans le champ de vision. Darotân, le visage toujours aussi inexpressif, avait été éloigné de lui par le morcellement de la terre. Mais le tourbillon avait rapproché son îlot, et il bondit sur le démon dès qu'il fut à portée, au mépris du danger. La masse changea de trajectoire au dernier moment, trop vite pour qu'un œil mortel puisse le voir.
Mais son adversaire n'avait plus rien d'un mortel. Le guerrier-démon balança ses longs bras en avant et chopa le manche de la masse avant que le poids ne l'atteigne. Ils se retrouvèrent face à face au bord du vide. Ils savaient tous les deux que le moindre mouvement puissant en basculerait au moins un des deux dans le Néant et la mort.
C'était dans ce décor d'apocalypse que tout devait finir.
Ils se regardèrent dans les yeux quelques secondes. Puis le démon eut un sourire carnassier. Il ouvrit la bouche et souffla. Le feu magique était brut, infiniment pur, infiniment destructeur, comme puisant à la source originelle. La Lumière imprégnant la masse et le corps de Darotân flamboya - puis la lueur s'atténua peu à peu.
Le paladin ne chercha pas à comprendre comment sa Lumière pouvait être vaincue par du feu, aussi démoniaque fût-il. Il constata simplement le caractère désespéré de la situation. Il ôta sa main droite du manche et la posa sur la poitrine du démon. L'aura imprégnant son gant s'affaiblit rapidement. Il se concentra et fit déferler dans le cœur de son adversaire un torrent de Lumière expiatrice, dans lequel il investit toute la puissance libérée de ses ailes - qui s'évaporèrent.
Le démon hurla. Alors qu'il n'avait pas totalement brisé ses chaînes, il fut refusé, nié par la Lumière, refoulé, torturé, poussé à la non-existence. Le tourbillon de flammes s'évanouit dans un ultime crépitement sous l'assaut. Stropovitch retrouva soudain entièrement son apparence normale. L'Ange, puisant d'un plan inconnu une puissance dépassant l'imagination, avait vaincu le Démon en se brûlant les ailes. Il ne restait plus que deux draeneïs voguant dans l'infini.
Stropovitch reprit conscience et chancela. Il vit le paladin brandir sa masse pour l'achever. Il n'eut que le temps de se laisser tomber pour éviter le coup. Qui lui frôla le nez - il entendit le poids siffler en fendant l'air. Il se retrouva assis sur l'extrême bord de l'îlot - il posa les mains sur l'arète.
Et en ce moment précis, il eut l'énergie du désespoir.
La masse revint obliquement. Il se projeta en avant des deux mains et glissa sur le dos - l'arme fit frémir son cuir chevelu.
La masse s'abattit. Il roula, posa une main sur le manche au moment où le poids pulvérisait le sol, privant encore l'îlot d'un tiers de sa surface. En relevant son arme, Darotân redressa du même coup le guerrier. Lequel leva un sabot et l'abattit avec force sur le genou gauche du paladin. Qui ne se brisa pas, mais le coup le déséquilibra.
Stropovitch enchaîna sur une série de coups de poing extrêmement violents dans la figure de Darotân, qui ne le blessèrent pas mais l'empêchèrent de se redresser. Le guerrier fit un pas en avant martelé sur le sol, et envoya un coup de genou magistral dans le visage du paladin.
Lequel chancela, mais fit un pas en arrière pour ne pas tomber.
L'îlot s'éloignait lentement de la terre ferme. Il en était désormais à une quarantaine de mètres.
Darotân, en reprenant son équilibre, vit que Stropovitch se décalait légèrement sur le côté, calculant visiblement quelque chose.
Il ne chercha pas à comprendre.
Simultanément, le guerrier et le paladin firent un pas en avant, l'un donnant son ultime coup de masse, l'autre son ultime coup de poing, chacun à bout de forces, chacun sachant que c'était la fin, chacun imprégnant son mouvement de toute sa haine, de toutes ses souffrances, de toutes ces années de colère contenue, renfermée, libérée désormais, chacun luttant et combattant toujours jusqu'à l'épuisement total des corps et de la haine elle-même.
Une masse broya une poitrine.
Un poing s'écrasa sur une figure.
Stropovitch fut projeté, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.
Darotân perdit l'équilibre - et tomba.
~
Le visage du Champion retrouva enfin une expression. Il fut le désespoir, le vrai, le pur. Celui qui ne s'accompagne d'aucune colère, d'aucune révolte. D'aucune volonté de survivre. L'Oeil du Juste s'était complètement évaporé. Il laissa enfin couler ses pensées. Il arrêta de réfléchir. Il s'étonna. Dans sa tête s'égrenèrent lentement, timidement, des souvenirs enfouis, des sentiments refoulés, des désirs niés. Il sourit tristement et se laissa bercer. Il délivra son coeur de la prison dans laquelle il l'avait enfermé depuis toujours. Et il écouta sa plainte mélancolique.
Il pleura doucement. De ses yeux à l'éclat soudain terni coulèrent des larmes étincelantes, qui se détachèrent mollement pour aller dériver dans l'espace. Il les regarda, songeur.
"Hama..." mumura-t-il simplement. Il ferma les yeux, et émit un soupir qui venait des profondeurs de son être. Il s'était libéré de ses tensions. Il se sentit soudain incroyablement léger, calme, détendu. Tout en pleurant son amour perdu, il se recroquevilla sur lui-même, comme un enfant - et s'endormit doucement.
Son corps alla se perdre dans les abîmes originels.
~
Stropovitch, ainsi qu'il l'avait calculé, fut projeté vers la terre ferme. Son corps nu s'écrasa près du bord, aux pieds de Danath et des survivants.
Les Alliés considérèrent silencieusement son corps, ne sachant que penser, que faire. Le Commandant Trollbane lui-même hésita un instant sur les mesures à prendre.
Farôn laissa transparaître une ombre d'angoisse sur son visage.
Je touchais au but... Le démon était à deux doigts de briser ses chaînes... J'aurais sûrement dû tenter quelque chose... En tout cas, Elle va... S'il ne peut être ramené, Elle va...
Il blêmit en imaginant son sort.
Soudain, une bourrasque froide comme la mort traversa les lignes. Beaucoup furent pris d'un tremblement convulsif. Une ombre se forma près du corps du guerrier. Hama apparut, le bras droit sous la nuque de Stropovitch, l'autre lui secouant désespérément l'épaule. Elle était parcourue de sanglots qui lui arrachaient de faibles gémissements. Des larmes d'ombre coulaient de ses orbites ténébreuses.
Nul n'était besoin d'un œil avisé pour comprendre que le guerrier était mort. Il avait la poitrine enfoncée, et la chute lui avait rompu les os.
"Si vous permettez mon Commandant, dit Joannes en s'avançant, je peux voir ce que je peux faire.
- Ne le touchez pas !" hurla-t-elle.
Elle regarda Joannes avec les yeux d'une louve défendant le cadavre de son petit. Le paladin frémit.
Elle se concentra. Les Alliés la virent se réincarner. Elle se désimprégna de l'Ombre. Entièrement. Cela lui demandait manifestement des efforts considérables et une volonté de fer. Sa peau se restructura, se raffermit, reprit sa teinte bleu marine. Un étrange bruit de succion accompagnait la métamorphose. Comme si elle se dégageait concrètement d'une substance gluante. Ce spectacle donna la nausée à plus d'un.
Elle rouvrit les yeux - ils brillaient de nouveau. Elle considéra le grand corps avec une tristesse infinie. Puis elle posa lentement la main sur la poitrine de Stropovitch, et tenta de faire appel à ses anciens pouvoirs de prêtresse - qu'elle n'avait plus utilisés depuis la chute de l'Exodar.
Elle fit appel à la Lumière. Elle l'invoqua avec ferveur, avec passion, les yeux fixés sur les paupières fermées du guerrier. Elle la pria de toute son âme, de tout son cœur. Longuement.
Et la Lumière répondit à l'amour.
Depuis sa main, la magie du Sacré s'écoula sur le corps inerte, et l'enveloppa tendrement. Hama psalmodiait de façon ininterrompue des incantations que l'assemblée ne connaissait pas.
"C'est assez orizinal comme sort, non ? demanda Thiwwina à Joannes. Ze comprends pas trop comment elle s'y prend.
- Elle... n'incante pas, fit le paladin, bouleversé.
- Comment ça ? s'ébahit la gnomette.
- Je crois qu'elle... chante des poèmes".
La rumeur parcourut les rangs. "Des poèmes..." murmura-t-on de ligne en ligne. Hypnotisés par la scène, et émus par le chant doux et mélodieux, tous joignirent leurs espoirs à celui d'Hama. Les craintes, les doutes, les répugnances s'envolèrent. Les sentiments de la draeneï résonnèrent dans les cœurs comme des notes de cithare... et tous désirèrent ardemment le retour du guerrier. Des yeux s'embuèrent. Certains se surprirent à chanter avec elle.
Cette étrange Lumière liquide fut lentement absorbée par le corps de Stropovitch - et y disparut. Sa poitrine se releva lentement.
"Reviens-moi, je t'en supplie, murmura-t-elle en pleurant, reviens-moi, mon doux, mon tendre..."
... mon fabuleux amour.
Il ouvrit les yeux.
Troisième partie : Destins
Chapitre 17
Je ne me souviens que de bribes. J'étais faible. Cette incarcération, les propos de Darotân... Je n'ai pas douté une seule seconde qu'il parviendrait à ses fins. Je n'ai esquissé aucun espoir d'en réchapper. A partir du moment où il a montré ces chenilles, ces créatures infernales, la panique m'a submergée, je n'ai plus réussi à me dominer, je n'ai plus vu ce qui se passait, ou je l'ai oublié. Des bribes. Mon amour parcouru de convulsions. Je refermais ses plaies en continu, je crois. La certitude qu'il allait mourir. Les abîmes de la détresse. Je me rappelle les avoir parcourus.
Je me souviens parfaitement en revanche du moment où je suis revenue à moi. Deux lames infiniment froides et cruelles fouillant mes entrailles et dévorant mon âme. La sensation n'était pas douloureuse à proprement parler. Mais elle n'en était pas moins insoutenable. Celle de sentir son être englouti dans un tourbillon glacial et impitoyable. Indescriptible. Je ne peux mettre des mots sur ces tourments inconnus. Si quelqu'un de toute façon a l'audace un jour de lire ce journal, il aura le privilège de connaître cette sensation, car j'aspirerai son âme. Lentement.
Mon être fut donc arraché à mon corps dans des souffrances indicibles. Je me sentis plongée dans un vortex. Tout tourna autour de ma conscience, de plus en plus vite, jusqu'à brouiller la conscience elle-même.
Le froid m'avait investie. Les lames noires avaient disparu de mon ventre. J'étais le froid. J'étais le noir.
Un grand bien-être. J'ai toujours aimé l'obscurité. Je sentis une plénitude m'investir, mais elle était sournoise. Elle dévorait mes souvenirs. Elle brisait mes pensées, à peine formées. Elle m'annihilait.
Je le sentis immédiatement, et compris. Je me dissolvais dans le Néant. Je me résignai alors et me concentrai sur une seule pensée, la seule qui s'imposa à moi. Mon amour perdu. Mon amour assassiné. Je ne cessai de fixer mentalement l'image de mon aimé au moment où il mourait, inconscient, amorphe, anéanti. Je n'avais aucune volonté de lui survivre.
Le froid en moi répondit à cette image. La chose qui me dévorait se figea, et soudain mon âme fut saisie brutalement, pétrie, malmenée, sondée. Je ployai sous ces horrifiantes souffrances spirituelles.
Ce fut à ce moment que je les entendis. Les voix des épées qui ne faisaient plus qu'un avec moi. Elles se répondaient en écho, et chacun de leurs mots s'imprima dans mon âme, la modela, fit mienne leur volonté.
Il l'a tué...
- Il l'a tué, Hama...
- Il doit mourir...
- Payer...
- Mais ton amour perdu...
- Te reviendra...
- Si tu deviens haine...
- Tu pourras...
- Tu dois...
- Le retrouver...
- Ici, il faut être haine...
- Pour vivre...
- Pour tuer le meurtrier...
- Sois haine, Hama...
- Nous te rendrons forte...
- Sois haine, Hama...
- Tue-le, et il te sera rendu...
Alors le noir distilla en moi la haine. Contre Darotân. Contre le meurtrier de mon amour. Une haine infiniment acérée, un poison âcre qui me pénétra, m'imprégna jusque dans les tréfonds de mon être.
J'étais la haine.
Mes yeux s'ouvrirent. Je sentis de nouveau mon corps. On me l'avait rendu, mais si léger... si froid... J'étais une ombre. Je me surpris à sourire. Je me sentais terriblement puissante. Et terrible aussi était mon envie d'utiliser ce pouvoir. La haine grondait en moi, pleine d'assurance, et infiniment affamée.
Il n'y avait comme seule lumière que celle des étoiles et de planètes réfléchissant faiblement des soleils absents à travers de lourdes et lentes brumes noires.
Il n'y avait comme son qu'un énorme fracas continu, tel celui d'une immense armée en marche.
J'étais debout. Au sommet d'un énorme bâtiment sombre.
Et en-dessous de moi s'étendait de tous côtés à perte de vue une ville fantastique, un océan sans limites de casernes et de bâtisses colossales, grossières et noires. Parcouru de millions de créatures diverses et difformes.
La cité-monde infinie de la Légion Ardente.
~~
Danath Trollbane entra dans la tente de fortune – très spacieuse néanmoins – qu'on lui avait dressée au milieu des ruines du Bastion. Une table et de nombreux sièges dépareillés et grossièrement rafistolés y avaient été établis.
Gunny lui emboîtait le pas. Ils s'installèrent précautionneusement. Deux gardes restèrent à l'entrée, attentifs aux ordres qu'ils étaient susceptibles de recevoir.
« Bien, fit Danath après quelques secondes de silence. Le moment est au bilan et aux décisions. Ruther, allez me chercher le sergent-chef Rockvissle.
- A vos ordres mon Commandant.
- Donc ! reprit Trollbane. Du côté des forces que nous avons envoyées à Zeth'Gor, qu'en est-il exactement ?
- C'est alarmant, répondit Gunny. La résistance gangr'orc et le duel entre les deux draeneïs a causé la mort des trois quarts de nos hommes. Si l'on met de côté les blessés, il nous reste une petite centaine de soldats valides, dont soixante membres de l'unité d'élite, laquelle est censée, selon les ordres, partir dans la vallée d'Ombrelune pour d'autres missions.
- C'est un désastre, soupira Danath. Gurten ! Va me chercher de quoi écrire, fouille les décombres du donjon s'il le faut. Et trouve-moi un autre soldat en chemin pour rester à disposition devant la tente.
- A vos ordres mon Commandant.
- Le sergent-chef Rockvissle ! annonça Ruther – Akmar entra et salua.
- Comme vous êtes le plus haut gradé encore en vie des forces qui ont combattu au Bastion, déclara tout de suite Trollbane, je vais vous demander de me faire un rapport immédiat sur ce qui s'est passé. Installez-vous.
- Eh bien à vrai dire, commença – fort peu protocolairement – Akmar en s'asseyant, beaucoup de doutes subsistent sur la nature exacte de cette attaque. Elle était composée à moitié de démons et à moitié de gangr'orcs. Ils étaient six cents environ. Et c'est une pluie d'Infernaux qui a détruit le Bastion.
- Des démons ? s'étonna Danath. La Légion serait-elle donc toujours active dans la Citadelle ? Aurait-elle échappé à la mainmise d'Illidan sur les forces de Magtheridon ?
- En fait, fit Gunny, un rapport a été fait au Lieutenant-Commandant Strongleg l'avant-veille du déclenchement de la guerre, au sujet de l'accroissement du nombre des gangr'orcs. N'en avez-vous pas entendu parler ?
- Aucunement, répondit sombrement Trollbane. Vous connaissez aussi bien que moi la manie de l'unité d'élite de faire ses enquêtes elle-même et de ne distiller les informations qu'au compte-goutte.
- Eh bien ç'a été difficile à estimer à cause des moyens extrêmement réduits de se renseigner, mais il semblerait qu'Illidan ait trouvé un moyen de produire de nouveaux gangr'orcs.
- C'est ridicule, le coupa sèchement Danath. Vous savez aussi bien que moi que du sang de Seigneur des Abîmes est requis, et pas de n'importe lequel. Mannoroth a été vaincu par Grom Hellscream, Magtheridon par Illidan... Et pour ce qui est d'un troisième, il faudrait qu'il soit consentant, ce qui est absurde puisque la Légion et Illidan sont ennemis, ou qu'il soit retenu captif, ce que la Légion ne tolèrerait pas.
- Il y a diverses hypothèses, mais le fait a été constaté. Y a plus à en douter, avança timidement Gunny. Je n'ai malheureusement pas eu ce rapport entre les mains. Mais Farôn a été un des « enquêteurs ». Je lui fais confiance.
- Soit ! fit Trollbane en haussant les épaules. Mais depuis quand Illidan aurait-il une armée de démons à son service ? La Légion et lui ont toujours été ennemis. Il est le Chasseur de démons, il entraîne même d'autres chasseurs au Temple Noir.
- C'est là que c'est étrange, reprit Akmar. Nous autres démonistes avons senti que tous ces démons étaient... asservis. Sauf un, un Ered'ruin qui a pris plus ou moins le commandement au début de la bataille, et dont j'ai entendu le nom par hasard... Omorr me semble-t-il.
- Asservis ? s'ébahit Danath. La seconde moitié de l'armée était-elle donc composée des démonistes qui les contrôlaient ?
- De fait non, répondit le gnome, embarrassé. Mais sans doute Hama pourra-t-elle vous en dire davantage. Elle « sent » les âmes, leur nature et leurs éventuelles connexions.
- Ruther ! cria Trollbane. Allez me chercher Hama.
- A vos ordres mon Commandant.
- Donc ! ajouta Danath en s'adressant à Akmar, avez-vous, comme je vous l'ai demandé, fait le compte des pertes humaines ?
- Les deux armées se sont presque consumées mutuellement, mon Commandant, dit faiblement le gnome. Aucun ennemi n'a fui. Si l'on ôte les morts et les blessés, il ne reste en tout et pour tout qu'une dizaine d'hommes valides.
- Une dizaine ? s'exclama Trollbane. Si je décompte les rescapés de l'unité d'élite, il me reste donc cinquante hommes ! - une expression de douleur passa fugitivement sur son visage.
- Hafhnir, à vos ordres mon Commandant, grommela un nain en entrant et saluant. Gurten m'a demandé de le remplacer à son poste.
- Parfait ! dit Danath en se ressaisissant. Allez me chercher le sergent-chef Farôn.
- A vos ordres mon Commandant, éructa le nain, avant de repartir en soufflant.
- Voici Hama mon Commandant, annonça Ruther, avant de s'effacer devant la draeneï.
- Installez-vous, ordonna froidement Trollbane. Ruther, allez informer l'unité de soins que je veux voir Stropovitch dès qu'il sera en état. Revenez ensuite.
- A vos ordres mon Commandant.
- J'ai trouvé un nécessaire d'écriture mon Commandant, fit Gurten en revenant, couvert de poussière et les mains écorchées. Il avait même apporté une bougie, allumée sur un reste d'incendie.
- Posez-moi ça là et reprenez votre poste.
- A vos ordres mon Commandant.
- Bon ! fit Danath en ouvrant le coffret et en posant sur la table parchemin, plume, encrier et bâtonnet de cire. Je vais être très clair, Hama – il lui jeta un coup d'œil inquisiteur. Je n'aime pas du tout les pouvoirs dont vous disposez. Je ne sais pas d'où vous les tirez, et je ne veux pas le savoir. Je me contenterai de prendre note de vos faits d'armes et de vous en féliciter – elle hocha la tête, impassible. Dites-moi tout ce que vous avez constaté sur cette attaque incompréhensible, et votre sentiment sur la question.
- Il y a un démoniste extrêmement puissant dans la Citadelle, déclara-t-elle immédiatement et sans hésiter – l'auditoire fut soufflé. Il a invoqué à distance, depuis le cœur de la forteresse, une pluie d'Infernaux. Et il tenait trois cents démons sous son contrôle.
- Impensable, souffla Akmar après quelques secondes de silence stupéfié. Qui serait capable d'un exploit de cette ampleur ?
- Je ne sais pas, répondit froidement Hama. J'ai seulement senti que toutes les âmes étaient liées à la même volonté, et que cette dernière se trouvait dans la Citadelle. Il a une puissance comparable aux dignitaires des premiers cercles du Conseil des Ombres – ils frémirent tous, le souvenir de Gul'dan revenant dans les mémoires.
- Et il en fait peut-être bien partie, dit Trollbane, gardant contenance. Ce qui conforterait l'hypothèse que la Citadelle soit demeurée secrètement aux mains de la Légion.
- Si c'était le cas, rétorqua Gunny, ils n'auraient pas eu besoin d'asservir des démons pour attaquer le Bastion.
- Peut-être ont-ils conservé le meilleur de leurs forces et ont-ils envoyé de la piétaille. Et il y a cet Omorr, l'Ered'ruin qu'a mentionné Akmar, qui n'était pas asservi.
- Tous les démons ne sont pas au service de la Légion, répondit Gunny sans se démonter.
- Vous êtes buté sur ce fameux rapport dont vous ne connaissez que la conclusion, Lieutenant-capitaine, sourit Danath. Si le Haut Commandement était si certain que les gangr'orcs d'Illidan provenaient de la Citadelle, il n'aurait pas confié le nettoyage de celle-ci aux seules forces du Bastion – il tailla la plume et se mit à griffonner sur le parchemin.
- Nous sommes en effet une minorité d'officiers à penser que ces gangr'orcs sont produits ici, notamment parce que nous n'avons jamais repéré de régiments orcs quitter la Péninsule pour aller grossir les armées d'Ombrelune. La plupart pensent qu'ils sont changés en gangr'orcs directement au Temple Noir. Mais demeure le problème de la matière première. Les derniers orcs non corrompus disponibles en Outreterre pour nourrir les rangs d'Illidan sont les Mag'har. Or il y a un poste Mag'har juste au nord de la Citadelle, dont les habitants sont étrangement angoissés et agressifs. Je suis persuadé qu'ils sont contraints – par chantage ou contrôle mental partiel – de fournir régulièrement des mâles valides. Une fois changés en gangr'orcs, il ne reste qu'à les téléporter à des points stratégiques selon les besoins.
- Théorie fort intéressante, admit Trollbane, qui faisait fondre le bâton de cire rouge sur la flamme de la bougie – Hama fixait l'opération, fascinée. Gurten ! Reste-t-il un griffon valide ?
- Oui... un seul, mon Commandant.
- Parfait ! Vous partez immédiatement pour Ombrelune, dit-il en apposant son sceau sur la cire, fermant la lettre. Portez cette missive au Grand Maréchal Greathand. Il est vraisemblablement au Bastion des Marteau-Hardi.
- A vos ordres mon Commandant – il partit.
- Lieutenant-capitaine Bearstrength, fit gravement Danath en regardant Gunny, par cette lettre j'avise le Grand Maréchal de ma décision, à savoir que je vous retiens ici ainsi que l'unité d'élite pour assurer la protection du Bastion de l'Honneur et accomplir ma mission – Gunny hocha la tête, ayant prévu la chose.
- Le sergent-chef Farôn, lâcha Hafhnir d'un ton bourru, et terminant par un hoquet – l'elfe salua.
- Hama, cédez votre place au sergent-chef et restez ici. Farôn, asseyez-vous – les deux désignés s'exécutèrent.
- Mon Commandant ! s'exclama Ruther en revenant, enthousiaste et essoufflé. Un messager de la Horde vient d'arriver par voie aérienne.
- Faites-le entrer – le soldat s'effaça devant un horrible Réprouvé borgne, à la peau jaunâtre et aux joues trouées par la putréfaction. Sa combinaison noire et ses lames signalaient l'assassin.
- Je vous salue, Commandant, fit-il d'une voix rauque et peu amène, l'haleine empuantie de relents de poisson – dont il valait mieux ne pas se demander l'origine. Je suis l'agent Harth Jinks.
- Je vous salue, également, Réprouvé, fit Danath, dont la courtoisie cachait mal sa haine pour le représentant du peuple maudit qui spoliait les anciens territoires humains de Lordaeron. Prenez place... – Farôn se levait déjà.
- Sans vouloir vous offenser, fit-il en grimaçant, je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai fait le détour mais je dois me rendre sans délai à Shattrath. Sachez donc que la Horde a mené dans les profondeurs de Glissecroc une bataille épique qui restera dans les légendes. La Dame Vashj a été vaincue, ses membres ont été arrachés de son corps et dispersés. Son armée de nagas a été anéantie. Nos forces sont encore vivaces et nous sommes déjà en route pour Raz-de-Néant.
- Je vous sais gré d'avoir fait ce détour, car cette nouvelle nous enthousiasme et nous galvanise, fit Trollbane avec un rictus – il était bien plutôt amer d'avoir offert le spectacle d'un Bastion dévasté à cet être abject, qui ne manquerait pas de rapporter ses observations à ses camarades hilares. Vous transmettrez mes sincères félicitations à vos Seigneurs de Guerre. Puisse la Horde venir à bout des Solfuries. Pour Draénor et Azeroth !
- Pour Draénor et Azeroth, grinça le Réprouvé. Puissent vos forces venir à bout du Temple Noir – il grimaça d'une ironie mordante, qui fit frémir Danath d'indignation. Si vous permettez, je prends congé, Commandant.
- Faites donc ! - l'assassin fixa un instant Hama de son œil unique, et disparut littéralement.
- Satanées pourritures, lâcha Gunny pour lui-même. J'ai beau savoir qu'ils étaient humains et qu'ils ne sont plus servants du Fléau, je ne peux toujours pas les sentir.
- Trêve de considérations futiles, Lieutenant-capitaine, le rappela à l'ordre Trollbane. Sergent-chef Farôn, vous avez fait partie de l'équipe d'enquête sur l'origine des gangr'orcs qui continuent manifestement de nourrir les troupes de l'ennemi. Je vous le demande donc, que savez-vous de ce qui se trame actuellement dans la Citadelle ?
- Je ne suis pas autorisé à révéler ces informations, répondit calmement l'elfe d'une voix douce et monocorde, sur ordre formel du Chef des Unités spéciales d'intervention et d'infiltration.
- C'est un ordre, sergent-chef, dit Danath en rivant ses yeux dans ceux de Farôn. Un ordre d'un supérieur. Comme il est permis en temps de guerre, et parce que le Haut Commandement me fait une totale confiance, je vous ai pris d'autorité sous mes ordres directs et en ai avisé le Grand Maréchal par une lettre qui vient de partir par griffon. J'assume l'entière responsabilité de cette décision. Par conséquent, expliquez-moi ce dont il retourne, ainsi que la raison pour laquelle vous deviez dissimuler ces informations.
- A vos ordres mon Commandant, répondit Farôn sans sourciller, parfaitement stoïque. J'ai exploré furtivement une grande partie des entrailles de la Citadelle. Kargath Bladefist en est le maître. Il y crée des dizaines de gangr'orcs et les entraîne durement. Les installations sont vastes et entièrement dissimulées dans les ruines.
- Ha ha j'avais raison ! s'exclama Gunny au mépris de la bienséance. C'est bien là qu'ils sont créés.
- Vous aviez également tort, sourit Danath. Je vous rappelle que Kargath est un dignitaire du Conseil des Ombres, qui a combattu avec ses orcs en Azeroth lors de la seconde invasion. Je ne savais pas qu'il avait survécu et était parvenu à se rapatrier. Dans tous les cas, ces gangr'orcs sont créés pour le compte du Conseil, donc de la Légion.
- Sauf votre respect mon Commandant, reprit Farôn, ces gangr'orcs une fois entraînés vont nourrir les forces illidari. J'ai certes aperçu de nombreux démons non asservis aux ordres de Kargath, mais il semblerait qu'il ait rompu tout lien avec le Conseil, et ait décidé de son propre chef d'offrir ses ressources et compétences en matière de corruption et de démonologie à Illidan.
- Soit, fit simplement Danath après quelques secondes de silence incompréhensif. Avez-vous découvert l'élément avec lequel il corrompt ces nouveaux combattants ?
- Je n'ai pu accéder aux profondeurs de la Citadelle, admit l'elfe. L'abondance des démonistes et des démons capables de me détecter m'en a empêché. Mais de ce que j'ai vu, ils leur font boire du sang. Comme il en a toujours été. J'ignore l'identité du donneur.
- Je crains qu'il ne faille aller trouver nous-mêmes les réponses, dit pensivement Akmar.
- Pourquoi diable deviez-vous cacher cela ? s'exclama Danath.
- Feu le Maréchal Darotân ne voulait pas créer chez vos hommes d'appréhensions inutiles et handicapantes. Il avait l'intention de leur faire découvrir la vérité directement sur le terrain, là où ils ne pourraient plus reculer, et de les mettre en confiance par ses compétences de combattant.
- Voilà qui est bien outrageant pour moi, gronda Trollbane en fronçant les sourcils, blessé dans son honneur. Quel affront ! Mes hommes me suivront jusqu'à la mort, où que je les mène. Au vu de la puissance inimaginable démontrée avant sa mort, je conçois qu'il avait bonne chance d'assurer en effet la victoire. Mais il comptait galvaniser mes hommes avec ses coups de masse ? A Zeth'Gor, il en a tué plusieurs rien qu'en les approchant. Non, non, il n'inspire que perplexité, voire pure terreur ! Le seul à qui mes hommes font une totale confiance et ont voué leurs vies, c'est moi, Danath Trollbane, héros de la Seconde Guerre, Commandant des Fils de Lothar, héritier du trône de Stromgrade !
- Stropovitch est là, mon Commandant, risqua Ruther, ému par cette fière tirade.
- Qu'il entre ! »
Stropovitch se montra, vêtu simplement d'une chemise et d'un pantalon de lin, et salua. Il respirait lentement. Son visage était infiniment serein. On pouvait sentir la puissance couler dans ses veines et gorger sa chair. Hama et lui échangèrent un long regard passionné. Les occupants de la tente s'alignèrent sur les côtés, de façon à ce qu'il se trouve face au Commandant, qui mit les coudes sur la table et joignit les mains, concentré sur le moindre geste du draeneï.
« Stropovitch, si je prends le risque de vous mettre en présence de ma personne, c'est que je n'ai pas jugé que vous aviez des intentions malveillantes. Vos faits d'armes à Kil'Sorrow m'ont été rapportés et parlent en votre faveur. Il demeure que ce que nous avons tous vu à Zeth'Gor était la manifestation d'un pouvoir démoniaque hors du commun. Je vous ordonne de me dire immédiatement de quoi il retourne. Approchez-vous et écrivez. Et oubliez les en-tête et les formules ».
Le guerrier eut une seconde d'hésitation, se résigna et obtempéra. Akmar et Gunny ne purent s'empêcher de frémir de terreur quand il passa près d'eux. Il se pencha sur la table, saisit une feuille de parchemin et l'encrier et les ramena vers lui. Il faisait face au Commandant, en était extrêmement proche. L'assemblée retint son souffle tandis que la plume grattait le papier avec une vélocité impressionnante.
Quand j'étais enfant, peu de temps avant le départ de l'Exodar, un démoniste implanta en moi un démon pour qu'il grandisse en mon sein. Il a la particularité de survivre à ma mort. Nous ne savons pas de quoi il se nourrit, où exactement il grandit en moi – O'ros lui-même ne l'a pas détecté – ni s'il s'agit d'un ancien seigneur démon que l'on tente de ramener ou d'une expérience unique visant à en créer un nouveau. Après quelques manifestations sporadiques, le démon s'est définitivement éveillé. Je vais mourir très bientôt en lui donnant naissance, je le sais, je le sens. Je ne sais même pas s'il serait utile à ce stade de mettre définitivement fin à mes jours.
Mais l'œil magique qui m'est apparu à Zeth'Gor m'a révélé où se cache le démoniste qui connaît la vérité. Celui-là même qui a choisi, sans raison apparente, un enfant draeneï pour être l'hôte de la créature. Etant donnée l'urgence de ma situation actuelle, je devrais déjà être parti vers la Citadelle. Car il est hors de question pour moi de mourir avant de m'être vengé. Je vous demande donc l'autorisation de m'équiper à neuf et d'aller accomplir ce qui doit l'être. Si je réussis et suis encore en vie et maître de moi, alors seulement je me tuerai, en espérant ce faisant neutraliser la menace.
C'était dit sobrement et efficacement. Danath lut, puis regarda le draeneï dans les yeux. Il n'y vit que détermination implacable, calme imperturbable et puissance brute. Le guerrier avait une aura telle, qu'il semblait en mesure de faire s'écrouler la Citadelle en posant seulement son regard brillant sur elle.
Trollbane rabaissa les yeux vers le texte et réfléchit.
L'assemblée était muette. Tous eurent le pressentiment que le moment était fatidique.
« Ruther, cria-t-il soudain, allez me chercher Bluemill ; Hafhnir, filez me ramener Noonsizzle.
- A vos ordres mon Commandant, répondirent-ils en chœur avant de disparaître.
- C'est sûrement la décision la plus folle et irréfléchie que j'aie jamais prise en tant que Commandant, fit-il gravement en s'adressant à Stropovitch. Non seulement je vais vous laisser infiltrer la Citadelle – il y eut une étincelle dans les yeux du guerrier, et ses poings se serrèrent, avides de combat – mais vous n'y irez pas seul. Cette mission doit être réservée à des éléments d'exception, car toute erreur vous sera fatale ».
Quelques instants passèrent encore. Farôn regardait le sol, impassible. Hama déchiffra l'écriture de Stropovitch depuis sa place, lisant à l'envers, et, quand elle eut fini, ferma son visage, comme figée dans une détermination muette – Je ne le laisserai pas mourir. Gunny et Akmar observaient, fascinés par son aura, le draeneï, perdus tous deux dans mille conjectures sur la teneur de son destin.
Joannes et Thiwwina entrèrent en même temps, la gnomette d'abord, un immense sourire aux lèvres. Elle faillit oublier de saluer, et ce ne fut qu'en sentant le paladin derrière elle exécuter le mouvement qu'elle laissa échapper un « Woops ! » et l'imita, penaude.
« Noonsizzle, au vu de vos faits d'armes à Zeth'Gor, fit solennellement Danath, je vous promeus Sergent-major.
- Merci mon Commandant ! s'exclama Thiwwina de sa voix flûtée.
- Bluemill, j'émettrai une recommandation auprès de la Main d'Argent pour que l'Ordre vous décerne un titre. Pour l'heure, dans l'armée qui est présentement sous mon commandement et qui vous inclut depuis quelques minutes, je vous confère l'autorité de Chevalier-Capitaine en charge de nos âmes. Je rends grâce à la Lumière d'avoir amené un paladin tel que vous à nos côtés.
- Je vous remercie de cet immense honneur mon Commandant, et tâcherai de m'en montrer digne, fit faiblement Joannes en s'inclinant, l'air livide et effrayé de cette responsabilité qu'il jugeait totalement imméritée.
- Rockvissle, au vu de votre résistance héroïque au Bastion, vous êtes désormais Chevalier.
- Merci de cet honneur mon Commandant, fit le gnome.
- Pour les états de service constatés à Kil'Sorrow et Zeth'Gor, je ferai inscrire au dossier de chacun de vous six une citation pour bravoure exceptionnelle ».
Tous se perdirent en formules de remerciement. La voix du Commandant se fit forte et impérieuse.
« Lieutenant-capitaine des Forces spéciales d'intervention Barthum Bearstrength, je soumets à vos ordres directs le paladin de l'Ordre de la Main d'Argent Joannes Bluemill pourvu de l'autorité de Chevalier-capitaine, le Chevalier de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Akmar Rockvissle, le sergent-major de l'Unité d'Elite Thiwwina Noonsizzle, le sergent-chef des Unités spéciales d'infiltration Farôn, le première classe de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Hama et le membre de l'Unité d'élite Stropovitch ici présents, avec pour ordre de mission l'infiltration de la Citadelle des Flammes Infernales, à double fin de découvrir la vérité exacte et complète sur les activités de Kargath Bladefist et de neutraliser toute menace susceptible de compromettre la pacification totale et définitive de l'Outreterre ».
~~
Un puissant pouvoir sondait son esprit. Son corps inerte n'en avait nulle conscience, n'y opposait aucune résistance. Car l'âme se déployait en-dehors, inexorablement.
Elle s'étirait, lentement, s'affinant et s'atténuant, tandis que l'espace et le temps s'abolissaient. Le Néant. Spirale d'abîmes, infini tournoiement des sphères. Océan mauve, distillation éternelle du vide, conduisant au Maelström universel, porte cosmique noire et brillante vers le rien absolu.
Un appel.
L'âme restait indifférente, détachée déjà de la vie, engagée dans son retour au cycle spirituel sous-bassement des mondes.
Des mots.
Elle est vivante...
La course alanguie de l'âme fut contrariée par une pression inverse... qui s'accentuait... fermement.
Des noms.
Hama est vivante, Darotân...
L'esprit s'éveilla. L'âme fut brusquée. Son élan était imprimé vers l'absorption par le Tout, mais une aspiration fébrile lui fit rebrousser chemin.
L'appel, de nouveau.
Ne veux-tu pas la revoir ?
L'esprit se brouilla. Il s'était résigné. Il était en paix. Il ne désirait rien. Pourquoi donc son coeur battait-il si fort soudain ?
Peux-tu mourir avec le poids de ton péché ?
Le péché... les lames noires... il n'avait pas voulu qu'elle... disparaisse.
Peux-tu mourir avant d'avoir obtenu son pardon ?
Le frémissement de l'âme qui réintègre totalement le corps.
- Je n'ai de pardon à recevoir que de la Lumière.
- Te l'a-t-elle accordé ?
Une hésitation.
Le démon que tu as vaincu... vit toujours.
Une tension. Il était en paix. Mais une paix qui luttait, en cet instant.
Tu as échoué. Il va répandre la mort, par ta faute.
Il ne parvenait pas à s'en sentir coupable. Ses sentiments avaient été annulés, et l'on cherchait à les raviver. Mais restait la sensation. Désagréable. Qu'on enfonçait des aiguilles chauffées au rouge dans sa conscience.
Et il l'a retrouvée.
Une onde parcourut son corps.
- Il l'a retrouvée...
- Elle l'aime.
Une fêlure. Un coeur qui se serra.
- Elle l'aime...
- Mais c'est un démon. Il la tuera.
La peur. Les yeux qui s'ouvrirent sans voir. Une vrille d'angoisse dans le ventre.
- Il va la tuer...
- Es-tu donc à ce point incapable de la sauver ?
Un refus.
- Je l'ai vaincu...
- Donc tu es capable de le vaincre à nouveau.
L'âme en lutte.
- Je ne suis pas coupable. J'ai agi pour la Justice.
- Mais ne pas agir pour elle quand on le peut, n'est-ce pas être coupable ?
Des larmes.
- Je ne peux pas... Je ne peux plus...
- Si tu le veux, je peux te ramener.
Déchirement. La volonté se cherchant, hagarde. A qui il ne suffisait plus de parler de Justice. La voix le sentit.
Le sort d'Hama t'est-il donc si indifférent, Darotân ?
Il ne répondit pas. Mais il y eut un frisson de tout son être.
La laisseras-tu livrée aux caresses du démon...
Le visage se ferma, les narines s'élargirent. La pulsion bestiale, la jalousie animale, qu'il ne devait pas s'avouer. Alors revinrent le Troisième Oeil et la Raison, pour chercher immédiatement une justification à l'élan premier.
... jusqu'à ce qu'il la consume de souffrances innommables ?
Les yeux s'illuminèrent. La rage devint légitime. La puissance s'écoula dans les veines.
Non.
C'était le Non du Gardien. Le rejet de l'idée même. La détermination implacable.
Un nouvel appel. L'âme y répondit entièrement, et s'engouffra d'un bloc dans un tourbillon noir où l'espace se tordit pour superposer les dimensions.
Sa vue était brouillée, ses membres engourdis. On le saisit par les bras et on le plaqua violemment contre un mur. On enferma dans un carcan de métal froid ses bras, ses jambes, sa taille, son cou. De lourds cadenas cliquetèrent. Il était immobilisé par d'épaisses plaques d'adamantite.
Sa vue acheva de s'éclaircir. Il était dans une pièce sombre, assez réduite, encombrée d'appareils grossiers et noirs garnis de pointes et de plaques amovibles cadenassées - une salle de torture. Le sol était fait de grandes dalles rouges. Le plafond reposait sur des voûtes et piliers renforcés de métal. Une grande et épaisse porte blindée pourvue de trois serrures en condamnait l'entrée.
En face de lui, encadré des deux brutes qui l'avaient harnaché, se dressait un vieux gangr'orc démoniste, au regard fourbe - et amusé. Derrière lui, une monstrueuse et terrifiante masse de chair grossièrement sphérique, constituée essentiellement d'une mâchoire et de sept yeux, le regardait avidement.
« Te voilà donc, dit avec une pointe d'exaltation le démoniste, s'adressant au paladin, toi qui vas mettre un terme à tout cela. J'espère, Broggok, que tu n'as pas exagéré.
Ma vision magique juge aussi bien que ma vision physique, protesta le monstre d'une puissante voix grondante, qui résonnait dans les esprits. Je l'ai vu à Zeth'Gor. Cet Eredar est un des mortels les plus puissants qui aient jamais existé. Il nous surpasse tous, Keli'dan. Je ne suis même pas sûr que le seigneur Illidan le vaincrait. »
Darotân était trop faible pour parler. Et son âme ne s'était pas encore tout à fait remise de son engagement dans la mort spirituelle. La scène ne lui inspirait rien. Il ne pensait encore qu'à Hama. A la délivrer de l'emprise de Stropovitch.
« Eh bien nous allons prendre le risque d'encore agrandir cette puissance démesurée, déclara l'orc d'une voix qu'il se forçait à rendre amicale. Je te fais confiance, Darotân. Tu ne te retourneras pas contre nous, car notre but est commun.
- Tu vas créer un nouveau Man'ari », ricana Broggok.
Le paladin n'avait pas vu ce que le démoniste tenait à la main.
Une grande coupe de sang rouge fumant.
Qu'il vida lentement dans la bouche du draeneï, tandis qu'une des deux brutes lui levait sans ménagement la tête et lui pinçait les narines.
~~
La dernière nuit.
Depuis la butte où il s'était réfugié, Stropovitch observait, songeur, les feux du Bastion crépiter faiblement, entourés de sentinelles pensives. Tout était silencieux. Les ruines de la forteresse, parsemées de tentes et de couches, chatoyaient à la lueur des foyers. Douce mélancolie nocturne des champs de bataille. L'absurde méditant au bord des désespoirs mortels.
Quelle que soit l'issue, je vais mourir.
Une main satinée se glissa sous sa chemise et lui caressa le ventre et la poitrine. Un souffle alangui lui réchauffa la nuque.
Il se tourna vers Hama avec un sourire tendre et la rejoignit dans la faille. Elle se lova, frémissante, dans ses bras. Il la serra doucement contre lui. Elle eut un murmure ardent.
« Aime-moi... »
Il l'embrassa tandis que sa main descendait le long des courbes du flanc d'Hama. Son cœur s'embrasa aussitôt. Ses yeux rougeoyèrent. Une ardeur terrible le saisit au corps.
Leurs lèvres se séparèrent. Il eut un regard mêlé de peur et de désir. Le duel avait brisé les attaches du démon. Ses sentiments étaient trop forts. Il ne fallait pas...
Elle posa les mains sur ses épaules et l'étendit sur le dos, impérieuse, féline.
« N'aie pas peur, chuchota-t-elle en déchirant la chemise du guerrier, je contrôle ». Il fut fasciné, subjugué par son regard pénétrant, magnétique. Elle n'attendit nulle réponse. Ses intentions étaient claires et ne supportaient aucun délai.
La poitrine du draeneï gronda terriblement. A mesure que les sensations se précisaient et s'intensifiaient, sa peau devenait rouge et ses veines s'affirmaient, noires, bouillonnantes. Son esprit se brouilla. Il exhala une chaleur brûlante, qui ne tarderait pas à devenir dangereuse pour elle.
Alors la lueur des yeux d'Hama s'éteignit. Elle le chevaucha, reine, dominatrice. Elle écarta d'un doigt les lèvres de Stropovitch et ouvrit elle-même la bouche. Le visage du guerrier grimaça. Il eut une convulsion. Des flammes jaillirent soudain du fond de sa gorge et s'engouffrèrent dans celle de la draeneï.
Elle canalisa ainsi son âme, aspirant voracement un flux continuel de flammes infernales. Un plaisir déferlant s'empara d'elle. Vampire sensuel, divine banshee surplombant sa proie, elle ferma les yeux et s'abandonna au double et infini délice procuré tout à la fois par l'âme et le bassin de son amant.
Car il s'était animé. D'une vigueur proprement démoniaque. Stropovitch empoigna de ses mains puissantes la taille d'Hama, et, le sourire carnassier, le regard flamboyant d'un feu dément, se déchaîna sans retenue.
Il n'y eut pas de cithare pour porter leurs sensations cette nuit-là. Il y eut une armée d'orgues infernales enchaînant leurs accords dans une tempête symphonique décadente et effrénée.
~~
Le lendemain matin, Danath entra sous sa tente avec l'expression des jours où se décide l'Histoire.
Tandis qu'un soldat lui faisait un rapport détaillé sur l'état des blessés et les mesures de survie et de protection des forces du Bastion, le Commandant était songeur. Et soucieux.
« Ruther, fit-il soudain, interrompant le désigné, où en est l'équipe de Bearstrength ?
- Il me semble qu'ils sont tous en train de se préparer, mon Commandant. »
Trollbane soupira. Il écouta distraitement la fin du rapport, marmonna quelques « Bien, bien... », se leva et sortit.
Il resta debout, les bras croisés, à observer la Citadelle dont l'imposante silhouette sombre se découpait sur le ciel étoilé.
~
Gunny soupira de soulagement. Malgré l'effondrement des étages, le rez-de-chaussée du donjon du Bastion avait été à moitié épargné. Quant au contenu de la cave, il était intact. Il y avait là tout son attirail.
Il posa à terre son grand sac à dos, et fit l'inventaire. Il récupéra dans sa réserve tout ce qui manquait à l'appel. Il compta et rangea une collection de grenades explosives, aveuglantes, fumigènes et étourdissantes ; des leurres en kit ; des détonateurs ; des charges explosives de tailles et de configurations diverses ; des mines gobelines, des bombes des arcanes ; un défibrillateur ; un mini-lance-roquettes avec ses mini-missiles à tête chercheuse ; une réserve de carburant.
Il nettoya minutieusement et avec amour sa pétoire et son fusil de précision, dont il ajusta la lunette au dixième de degré près. Il les attacha de part et d'autre du sac - ainsi qu'une longue et solide corde munie d'un grappin.
Il s'équipa lui-même de lunettes-jumelles-vision nocturne-détection du camouflage, d'une cape-parachute, de bottes-fusées, d'une ceinture de protection à écran absorbant ; de deux ceintures croisées lestées de grenades et de gibernes de poudre pour la pétoire ; de deux cartouchières en bandoulière pour le fusil ; et il bourra ses poches de gadgets divers, rayon réducteur, rayon mortel, rayon discombobulateur, rayon poulettisateur, système d'occultation - ainsi que de cinq flasques de rhum, une boîte de cigares, son fameux briquet dont lui seul pouvait tirer une flamme, et un canif - on ne sait jamais.
Il se harnacha du sac et remonta.
Les gardes qui le virent passer se demandèrent comment il pouvait se déplacer avec un équipement qui doublait son volume et son poids.
~
Farôn aiguisa longuement ses dagues avec une pierre de khorium pur. Puis il versa avec art sur chaque tranchant - et sur chaque carreau d'arbalète, chaque couteau - un filet ténu de poison à la consistance étudiée - adhérant à la lame mais s'insinuant de façon fulgurante dans toute plaie offerte.
Puis il médita. Il parla avec Elle. Elle était en colère. Il La rassura. Il Lui expliqua la situation. Qu'il n'y avait aucune possibilité d'échec. Que le Seigneur reviendrait. Elle répondit avec une pointe d'exaltation. Elle en oublia de le menacer. Elle ne l'avouait pas, mais Elle lui faisait confiance.
Il se revêtit d'une combinaison noire qui épousait sa silhouette musculeuse. Il passa en revue ses divers poisons, acides et poudres. Il dissimula l'ensemble dans l'armure de cuir, sous la forme de fioles et de petits sachets. Un arsenal aussi léger que meurtrier. Aussi maniable qu'impitoyable.
Il passa dans son dos l'arbalète et un carquois de carreaux, et accrocha à sa ceinture ses outils de crochetage et une batterie de couteaux de lancer.
Il prit une profonde inspiration, lentement. Puis il expira, doucement, longuement. Il était prêt.
~
Joannes n'était pas parvenu à dormir.
Il avait passé la nuit à prier, immobile, son libram ouvert devant lui. Parfois, il tournait une page et, les yeux fermés, gardait la main ouverte dessus, comme s'il s'imprégnait du livre plus qu'il ne le lisait.
Au matin, un garde vint s'assurer qu'il était éveillé. Joannes ouvrit les yeux - et ils brillaient. La sentinelle en demeura fascinée, et aucun son ne sortit de sa bouche. Ce fut avec un calme souverain que le paladin s'équipa, lentement. Il y avait comme une douce mélancolie sur son visage. Comme un sentiment de fatalité.
Il l'avait toujours su. Un jour viendrait où il se sacrifierait pour la cause de la Lumière. Maintes fois, dans toutes les guerres contre les orcs, la Légion, le Fléau, il avait cru son moment venu. Il avait affronté aux côtés de ses frères d'armes des légions de créatures déchaînées vouées à la mort et la destruction. Mais quels qu'aient été les ennemis, quel qu'ait été leur nombre, il leur avait toujours survécu. Toujours. Souvent, il était même demeuré seul dans des cryptes obscures ou des donjons en ruines, seul survivant au milieu d'un enchevêtrement sanglant de corps sans vie, où le Fléau avait retourné les frères contre les frères, les pères contre les fils, les morts contre ceux qui les pleuraient. Seul devant l'absurde cruauté du monde. Souvent, il avait pleuré. Ses proches, ses compagnons, ses amis... il avait tenté de les sauver, de toutes ses forces, de toute son âme... et il avait réussi, plus ou moins, le plus souvent... mais au fil des années... il les avait tous perdus.
Pourquoi la Lumière l'avait-elle ainsi préservé, lui qui en était si indigne ?
Avait-il... une tâche à accomplir ? La Lumière... qu'attendait-elle de lui ?
Une angoisse lui noua la gorge au moment où il fixait un grand bouclier blasonné dans son dos. L'angoisse d'avoir une destinée et d'être incapable de la saisir.
« Montrez-moi le chemin, murmura-t-il malgré lui en une dernière prière. Faites que cette fois, je trouve la force de les sauver ».
~
Thiwwina avait dormi comme un loir. Elle s'éveilla en s'étirant longuement, et en bâillant à s'en décrocher la mâchoire.
Un garde vint la prévenir que le rassemblement de l'équipe se ferait dans une heure.
Elle s'habilla en chantonnant de sa petite voix flûtée.
Elle s'admira dans un miroir tout en enroulant ses longues tresses en chignon de chaque côté du crâne.
« Bon, lâcha-t-elle en s'adressant à elle-même un grand sourire lumineux, c'est pas tout ça, mais pendant qu'ils astiquent leur fourbi, z'ai un truc à faire moi ! »
Elle sortit une pierre scintillante d'une bourse et incanta un puissant sort de lien, qui y inscrivit profondément un glyphe vert. Elle sourit, satisfaite.
Un nouveau sort, et, le temps de cligner des yeux, elle s'était téléportée à Shattrath. Elle courut au centre de distribution du courrier.
Les employés et les badauds écarquillèrent de grands yeux en la voyant.
« O magnificente Thiwwina ! s'exclama un humain, quel grand honneur de vous rencontrer ! Ma chambre est tapissée de portraits de vous ! J'ai suivi toutes vos performances depuis deux ans ! Je dépéris dans l'attente que vous reveniez dans la compétition...
- Z'ai pas tout à fait le temps pour les autographes, fit-elle avec un grand sourire. Excusez-moi ! cria-t-elle gaiement, z'ai une mission méga top secrète suuuuuper importante à faire et z'ai pas toute la zournée ! »
Il y eut des murmures, certains exaltés et admiratifs, d'autres interrogateurs.
« Allons, fit un guichetier exaspéré à la file qui lui faisait face, qu'attendez-vous, laissez passer mademoiselle Noonsizzle.
- Nan nan ça ira, rien de confidentiel, répondit Thiwwina depuis l'entrée - on n'entendait qu'elle. Si vous pouviez me réserver la table là-bas et y apporter tout mon courrier et de quoi écrire, vous seriez zzzabsolument zadorables. »
Ils fondirent. On l'installa. Elle distribua à tout un chacun de magnifiques sourires démesurés et des clins d'œil complices.
Un draeneï suant et soufflant apporta une brouette pleine de colis et d'enveloppes. Sous les yeux de tous les présents et comme si de rien n'était, elle se mit à tout décortiquer de ses doigts experts en tirant un petit bout de langue. Elle dévora les lettres, les yeux pétillants, éclatant régulièrement de rire. Il y avait des déclarations d'amour, des menaces, anonymes ou non, de ses anciens rivaux, des demandes en mariage, des supplications pour qu'elle revienne sur le devant de la scène, des faire-parts, des invitations à des réceptions huppées, des nouvelles de ses anciens co-équipiers, et des cadeaux de fans - des bijoux surtout, avec une prédominance de bagues de fiançailles et de colliers avec des cœurs en médaillon.
Elle parcourut tout cela à une cadence infernale, lisant une lettre en ouvrant déjà la suivante. Le draeneï, posté à côté d'elle depuis qu'il avait apporté un nécessaire d'écriture, faisait des flexions régulières pour ramasser les enveloppes et colis vides et les rassembler.
Enfin, elle griffonna quelques mots sur un papier. Un voile assombrit légèrement son regard. Elle se tourna vers le brave employé et lui servit son sourire le plus désarmant. « Tu sais ce qui me ferait terriblement plaisir ? »
Il ne put hésiter. « Tout ce que vous voudrez, mademoiselle.
- Super, z't'adore ! s'exclama-t-elle - il rougit. Alors en fait il faut vraiment que ze parte, donc tu vas recopier ce mot pour saque courrier où y a l'adresse de la personne et lui expédier ! ».
Elle lui envoya un baiser, se concentra, détecta à travers l'espace l'aura de la glyphe laissée au Bastion et s'y téléporta.
Le draeneï resta hébété quelques secondes. Elle venait de lui demander un travail monstrueux. Il en aurait pour des jours à recopier le mot pour chaque expéditeur.
Il posa les yeux sur les quelques lignes griffonnées de la mignonne écriture ronde de la gnomette.
Mes chers admirateurs, mes chers rivaux, mes chers co-équipiers, mes chers amis, ma chère petite famille,
Je vais d'ici quelques minutes partir pour une mission dont je ne sais pas grand'chose à part qu'elle est terriblement dangereuse. Evidemment je vais montrer à nos ennemis qui c'est la plus forte ! Ne vous en faites surtout pas pour moi !
Je n'ai donc pas le temps de faire une réponse particulière à chacun. Mais sachez, au cas quand même infiniment improbable où cette lettre soit la dernière, que je vous aime tous énormément, que vous représentez toute ma vie, et que je vous porte tous dans mon petit cœur, que vous avez réchauffé quand je vous ai lus. Betty, n'oublie pas que tu m'as promis de me dédier une chanson ! Joey, je compte sur toi pour devenir un grand mage, et j'espère que tu m'en voudras pas trop d'avoir été une grande sœur tyrannique. Karthor, vieille pourriture, crois pas avoir gagné par forfait si je ne viens jamais relever ton défi !!! Et Naël, désolée de n'avoir jamais su me décider sur ta demande, mais mieux vaut tard que jamais, pour le coup tout le monde le saura, tant pis hi hi ! oui je t'aime et je veux qu'on se marie et se fasse un petit nid douillet quelque part !
Bisous à tous !
Thiwwina.
~
Akmar ouvrit sur sa couche une mallette rigide de cuir noir, aux coins ferrés. L'intérieur était bardé d'encoches, de sangles et de poches - prévu pour accueillir tout son attirail d'alchimiste.
Dès la veille au soir, au retour du conseil de Danath, il avait centralisé les réserves personnelles de plantes et d'élixirs des autres membres de son unité - avec ou sans leur consentement.
Il avait passé la nuit à trier les plantes, entre celles à transformer sans délai et celles qu'il pouvait conserver en l'état, et à préparer une grande variété de décoctions.
Akmar ne dormait de toute façon plus depuis des années. Sa pratique de la magie démoniaque lui avait fait perdre naturellement le sommeil. Il n'en souffrait pas. Il conservait juste un teint blafard et des cernes d'un noir d'encre. Quand les autres dormaient, il lisait de vieux grimoires, faisait des expériences alchimiques, ou sondait les abîmes durant de longues méditations.
Il rangea dans la mallette, avec des gestes précis et sans hésitation, toute une série de fioles, des dizaines, contenant des liquides de diverses couleurs - et plus ou moins liquides, en vérité. Puis il garnit les poches de plantes séchées enveloppées dans des tissus protecteurs, par petits sachets. Il ajouta quelques branches de bois sec et une petite marmite.
Il referma la valise avec mille précautions, attentif au moindre mouvement suspect à l'intérieur.
Il jeta un coup d'œil au grimoire qu'il avait lu la nuit précédente, pour se remémorer un nom.
Puis il trempa les doigts dans un bol de sang - provenant sans doute d'un des morts de la bataille de la veille - et dessina sur le sol un grand cercle, qu'il doubla et orna de motifs complexes et torturés, sa main revenant sans cesse du bol au dessin, semant de lourdes gouttes épaisses et froides. Puis il se plongea dans une transe incantatoire, prononçant sans reprendre son souffle une longue litanie de mots hachés aux sonorités acérées.
Une grande ombre se forma au milieu du cercle et se matérialisa. Une succube, un démon femelle vicieux et facétieux. Mais qui ne pouvait désobéir à celui qui s'était fait son maître en asservissant son esprit.
La succube était de taille humaine, et nue, comme il était d'usage dans son plan d'origine. Elle tenait encore le fouet qu'elle était certainement en train d'utiliser sur une pauvre victime égarée. Sa silhouette était celle d'une humaine plantureuse et séduisante, mais ses yeux rouges, ses cornes, ses ailes du type de celles des chauve-souris, sa queue et ses sabots étaient propres à dissuader tout mortel raisonnable de l'approcher.
Quand elle vit le gnome, elle soupira, visiblement peu enchantée d'avoir été invoquée et asservie.
« Qu'y a-t-il pour ton service mon loulou ? demanda-t-elle en démonique.
- Enfile ça, fit Akmar d'un ton neutre en lançant aux pieds de la succube des sous-vêtements noirs, tout ce qu'il avait pu récupérer manifestement.
- Oh, Monsieur est embarrassé ? dit-elle d'un air narquois en s'exécutant.
- C'est pour éviter les regards et les remarques débiles des crétins dehors, répondit-il d'un ton las. Donc Elbereth, ton rôle présentement se cantonnera à porter cette valise.
- Ainsi c'est pour cela que vous m'avez appelée, lâcha-t-elle dépitée en soulevant la mallette. Moi, une faible esclave toute prête à vous entourer de tendresse..., ajouta-t-elle, un doigt sensuellement appliqué sur sa lèvre inférieure, et l'air ingénu et soumis.
- Ce manège ne marche pas avec moi, soupira-t-il en vérifiant rapidement qu'il n'avait rien oublié. Alors tu me suis et tu la boucles, si tu veux que je reste gentil. »
Elle émit un petit gémissement et le suivit, la mine implorante et attristée. Ne parvenant pas à capter le regard du gnome indifférent, elle se renfrogna et bouda, vexée.
~
M'oublier. N'être plus qu'un guerrier froid et sans âme.
Stropovitch se dressait, revêtu de soie légère. La soie est le meilleur tissu sous une armure, car elle se tranche difficilement. Si une lame passe entre les plaques et sectionne les mailles, elle blessera, certes, mais la soie, bien plus que d'autres matières, aura une chance de rentrer dans la plaie et de limiter en partie le saignement.
Pourquoi je ne me souviens pas de cette nuit...
Hama, encore alanguie de ces heures d'extase, l'équipa par-dessus la soie d'une armure de cuir granuleux lourd. C'était de la peau de crocilisque gangrené d'Ombrelune. Offerte par Danath, de son armurerie personnelle. Hama s'appliqua, serrant solidement chaque sangle. En plus d'être une protection supplémentaire, le cuir a pour fonction de faire écran entre la peau et le métal, pour éviter d'être blessé par les frottements induits par les mouvements.
Que m'a-t-elle donc fait...
Elle le recouvrit ensuite d'une cotte de mailles étincelante, qui n'avait encore jamais servi. C'était de l'adamantite raffinée, aussi légère que solide. Une qualité réservée aux officiers. Mais personne désormais n'en avait davantage besoin, avait jugé le Commandant. La cotte de mailles est un bon rempart contre les coups de taille, pour ne pas dire le meilleur, si l'on considère le rapport entre le poids et la protection procurée. Mais si elle empêche les blessures, elle ne préserve pas de se faire broyer les os par des chocs puissants. Et les flèches et les coups d'estoc peuvent la traverser.
Hama la superposa parfaitement au cuir, d'un œil aiguisé.
Qui aime-t-elle désormais, le démon ou moi ?
L'armure lourde était celle d'un officier draeneï mort au combat. Un forgeron survivant l'avait retapée la veille au soir et une partie de la nuit. Les pièces étaient bien suffisamment solides pour protéger des flèches et des carreaux. Mais étaient en même temps moins épaisses que son ancienne armure, celle qu'on lui avait imposée en tant que soldat. Les épaulières étaient attachées directement sur le plastron et ne bougeaient pas avec les bras. De plus, elles étaient garnies de renforcements au niveau du cou, dans lesquels le casque s'imbriquait solidement. Du sur-mesure. Pour une fois, le guerrier acceptait de mettre un heaume. Encastré tel qu'il était dans les épaulières, celui-ci en effet absorberait les chocs mineurs sans heurter directement le crâne du draeneï. Restait le problème du champ de vision, même si ce casque disposait pour les yeux d'une fente assez large.
Il s'y habituerait. L'essentiel était de ne pas s'exposer aux blessures. Moins il risquerait la mort, mieux il garderait le contrôle. Ne pas se laisser submerger par le démon était la priorité.
Je dois me rendre à l'évidence. Elle pue l'Ombre. Les lames d'Arcân l'ont changée. Qu'est-ce que l'avenir réserve à notre amour ?
Elle adaptait les pièces d'armure les unes aux autres au moyen des sangles, qu'elle dissimulait le mieux possible. Elle se redressa enfin et croisa son regard. Elle lui sourit, les yeux brillants...
... d'appétit.
Pourquoi m'a-t-elle dédaigné cette nuit ? Pourquoi n'ai-je pas pu l'aimer ? Pourquoi ai-je été refusé et dépossédé ? Moi qui désirais tant que nos coeurs communient de nouveau... Ma personne n'a plus d'intérêt à ses yeux.
Elle apporta deux épées dans leurs fourreaux, qu'il dégaina et observa. Taille moyenne, assez larges et lourdes. Très sobres. Quillons larges. Poignées épaisses. Pommeaux sphériques.
Bonne prise en main. Aussi bonnes de taille que d'estoc. Assez lourdes pour asséner des coups puissants et gérer les pressions. Tranchants et pointes aiguisés mais larges, prévus pour pénétrer difficilement, mais en faisant mal. Quillons suffisamment solides pour parer des armes à deux mains. De vraies armes d'escrime.
Il se ceignit lui-même de la ceinture, dégaina et rengaina plusieurs fois très vite, pour estimer la qualité des fourreaux.
Bon, ça glisse bien. Je n'ai jamais été aussi bien équipé.
Elle le regarda en se mordant d'une dent la lèvre inférieure. Elle avait l'air déçue qu'il soit aussi froid - attristée de le sentir aussi malheureux, bien qu'il fasse tout pour le cacher. Elle lui tendit alors timidement un carnet et un crayon.
« Tiens, je t'ai aussi trouvé ça... »
En fait, elle était au bord des larmes.
Il la prit doucement dans ses bras. Elle se laissa aller et pleura contre le métal.
Je ne sais plus quoi penser.
« Je suis tellement désolée... dit-elle enfin. Mon amour, je... tu es resté le même et moi... j'ai tellement changé... »
Le cœur du guerrier se serra.
Ne dis pas ça...
« Je suis une vampire des âmes... je ne contrôle pas encore ma faim, car... - elle était secouée de sanglots - je n'ai pas encore eu de raisons de me retenir... ne m'en veux pas, mon amour... je t'en supplie - elle gémit ces derniers mots -, ne me condamne pas, ne me rejette pas... »
Je t'aime trop pour cela.
« Je vais lutter, je te le promets... Je ne veux pas te perdre, je... je tiens à toi, Stropovitch... »
Elle leva la tête et plongea ses grands yeux larmoyants dans les siens.
« Je t'aime... »
Il ôta lentement son casque et ses gants. Posa tendrement ses grandes mains sur les joues d'Hama. Se pencha lentement vers elle. Elle frémit.
Ils s'embrassèrent. Doucement. Longuement.
~
Danath contemplait toujours rêveusement la Citadelle. Il perçut du mouvement derrière lui. Il se retourna, et vit les sept combattants réunis. Quand on jetait un œil rapide sur eux, on ne leur prédisait pas de grands succès. Thiwwina, souriante, le regard pétillant comme celui d'une enfant immature ; Akmar, avec son teint livide et ses cernes, l'air blasé, accompagné d'une succube boudeuse portant fouet et valise ; Gunny, qui disparaissait littéralement sous son matériel ; Farôn et sa combinaison moulante ; Joannes, l'air indécis voire apeuré, comme un bleu qui allait livrer sa première bataille ; Hama, qui avait encore les joues humides de larmes ; et Stropovitch, perdu dans d'insondables pensées, bras ballants.
Pourtant il émanait du groupe une aura puissante, que même lui, Trollbane, vieux chef de guerre peu perméable à la magie, pouvait sentir. Et son instinct de meneur d'hommes ne le trompait pas. Il avait sept héros en face de lui.
« Mon Commandant, nous partons, fit simplement Gunny.
- Bonne chance », répondit simplement Trollbane.
Il est des moments où des mots habituellement anodins transportent soudain un océan de signification. Entre le groupe et le Commandant, il passa par ces brèves paroles des émotions fortes qui saisirent les cœurs. Ce fut ainsi qu'ils se dirent leur amitié martiale, leur sens du sacrifice, leurs espoirs, leurs valeurs, leur vision de ce que devrait être le monde.
Ils saluèrent et partirent. Danath, du haut de la colline du Bastion, les suivit du regard.
Gunny courut souplement à travers les failles du terrain en guidant le groupe par des signes de main rapides. Dans la Péninsule, il n'y a pas vraiment de jours et de nuits. Il y a des nuits claires et des nuits sombres. Il est aisé de ne pas se faire repérer par des gangr'orcs quand on exploite le terrain.
A cent mètres de la Citadelle, ils se réfugièrent derrière une butte. Gunny intima le silence d'un geste, baissa sur ses yeux ses lunettes de vision nocturne et prit son fusil de précision en main. La Citadelle, tel un aqueduc, formait un pont entre les deux bords d'un gouffre ; sauf que sa masse à demi effondrée et à l'architecture douteuse se dressait depuis le fond, prenant appui sur les parois du canyon. Il n'y avait à première vue pas d'accès par en-dessous. De toute façon Farôn était entré par les créneaux, et avait exploré la Citadelle en descendant progressivement dans ses entrailles. Il s'agissait de ne pas se perdre, de suivre le même chemin - et de voir où il menait.
Gunny repéra seulement quatre sentinelles en faction autour de l'escalier de bois menant aux créneaux. Elles étaient séparées d'au moins dix mètres. L'objectif était de les empêcher de donner l'alerte.
Farôn chuchota quelques mots à l'oreille du nain et disparut. Quelques minutes plus tard, Gunny put voir à travers sa lunette un gangr'orc s'affaler mollement - la nuque sectionnée probablement. Deux de ses collègues le virent, et voulurent crier. Aussitôt le nain tira dans la tête du plus éloigné, tandis que l'elfe égorgeait le plus proche. Le quatrième et dernier, au pied de l'escalier, sursauta en entendant la détonation. Il n'entendit pas la seconde, car la balle alla plus vite que le son.
La disparition des sentinelles serait remarquée très vite, à n'en pas douter. Le groupe courut vers les créneaux, aussi discrètement qu'il put. Gunny leur fit signe de s'immobiliser en arrivant au sommet de l'escalier. La trappe était dans la première tourelle, laquelle était à vingt mètres de là, percée de deux portes ouvertes. Farôn venait d'y assassiner un garde qui faisait la grasse matinée dans un hamac. Le nain leur fit signe de longer rapidement le bord, pour que les sentinelles de la partie centrale des créneaux ne puissent les voir dans l'encadrement des portes. Ils se contorsionnèrent pour entrer en épousant le contour du chambranle. Farôn avait ouvert silencieusement la trappe. Il fit signe depuis en bas que la voie était libre.
Ils s'y engouffrèrent l'un après l'autre. Le point de non-retour était franchi. Vers la vérité. Vers l'apocalypse. Vers la mort.
Chapitre 18
Le monde qui ne dort jamais. Le centre de destruction des mondes. Le fourmillement infini de vies consacrées au chaos et au déchirement de toute vie.
Hama, ombre dans l'ombre, nuée éthérée, observait, fascinée, depuis le bord de ce toit, les rues droites parcourues de démons de dizaines de races, agglomérés en une masse sombre grouillante. Elle n'avait vu tous ces êtres que dessinés dans des livres ou diffusés en hologrammes, et les voilà qui se montraient tous à elle dans toute leur horreur, leur force et leur malveillance. Il y avait là des régiments de gangregardes tentant de marcher en ligne, conduits par des gardes funestes ; des Mo'args et des Gan'args soûls entrant et sortant de ce qui semblait être des tavernes, s'étripant parfois avec des Tothrezims ; des succubes aguicheuses, régulièrement prises en chasse par des patrouilles de Shivarras ; des diablotins aux airs de contrebandiers qui bondissaient entre les jambes des passants, alourdis toujours de quelque marchandise douteuse ; quelques secousses et une grande queue de dragon épaisse avaient même signalé un seigneur des abîmes à un coin de rue ; un Nathrezim avait fendu l'air devant elle, manifestement pressé, mais qui ne put s'empêcher de jeter dans sa direction un coup d'œil interloqué.
« C'est qu'elle serait presque indétectable », susurra une voix derrière elle.
L'ombre eut un sursaut. Derrière elle, sur le seuil d'une grande véranda installée à même le toit de ce qui semblait être une sorte de palais, se tenaient, l'observant d'un air amusé, deux grandes femelles Eredars identiques, appuyées l'une sur la porte vitrée, l'autre à même le linteau. L'une avait la peau mauve et était vêtue d'une magnifique robe rouge échancrée et laissant dos et épaules nus ; l'autre, à l'inverse, avait la peau rouge vif et portait la même robe, mais mauve. Leur beauté était surnaturelle. Elles ressemblaient à deux draeneïs, mais il émanait d'elles une aura démoniaque fabuleuse.
Des Man'ari...
« Ouh, sœurette, fit la rouge avec un rire enfantin, elle a tout de suite compris ce que nous étions, moi qui nous pensais bien peu effrayantes... »
Elles lisent dans mon esprit...
« Allons donc, fit la mauve, elle vient de pénétrer dans notre monde, penses-tu qu'elle y cherche des amis ? »
Elles gloussèrent. La similitude de leurs attitudes avait quelque chose d'effrayant.
« Je n'aime pas son aspect, fit la rouge avec une moue boudeuse, ce n'est pas bien correct de se présenter ainsi floue... »
Elle incanta un puissant sort dans une langue hachée que Hama trouva sur le moment terrifiante. Elle se raidit... littéralement. L'Eredar l'avait matérialisée. Elle resta immobile, pétrifiée de peur... et complètement nue.
« C'est mieux en effet sœurette », fit la mauve avec un grand sourire. Elles s'approchèrent d'elle de concert, la dévorant des yeux. Elles étaient vraiment grandes, au moins trois mètres - et démentiellement puissantes, leur aura était écrasante.
« Nous pouvons donc nous présenter, ma jolie... dit la rouge en contournant Hama, les yeux suivant les courbes de sa chute de reins.
- C'est la moindre des choses ! répondit la mauve en fixant les seins généreux de sa proie.
- Ma sœur et moi sommes très attachées aux convenances... murmura la rouge à l'oreille d'Hama, posant une main sur sa croupe.
- Ma magnifique sœur derrière toi a pour nom Alythess..., dit la mauve en caressant du bout des doigts la gorge frémissante.
- Et ma non moins magnifique sœur devant toi s'appelle Sacrolash ! ajouta la seconde en l'enlaçant tendrement, les mains parcourant la peau de son ventre.
- C'est par politesse que nous parlons ton langage ! Alors que nous le trouvons si laid ! Pourquoi avoir perverti l'ancien eredûn, si beau, si expressif... soupira ladite Sacrolash en caressant désormais le galbe des seins.
- Oh sœurette, crois-tu qu'il soit vraiment le moment de parler de cela ? Après tout, leur langue s'est affaiblie en même temps que leurs corps et leur intelligence se sont amoindris, rien que de très logique... bien que cette petite soit un petit bijou ne trouves-tu pas ? demanda Alythess, ses mains descendant lentement vers le bas-ventre de la draeneï affolée.
- Un des derniers échos de la beauté des premiers Eredars, assurément », conclut sa sœur en pinçant perversement un téton.
Elles vivaient sur Argus... Corrompues avec Archimonde et Kil'Jaeden...
Brièvement, la taille des deux soeurs évoqua dans son esprit l'image d'Arcân révélant sa véritable - imposante - apparence dans l'Exodar.
« Arcân ! » s'exclamèrent en chœur les deux géantes, cessant momentanément leurs activités érotiques. Hama sursauta.
Les jumelles échangèrent un regard langoureux.
« Ah, quel mâle c'était... lâcha Alythess avec une vibration sensuelle dans la voix, ses mains soudain fébriles reprenant le chemin du pubis.
- Combien de nuits... soupira lascivement Sacrolash en collant son corps frissonnant et déjà moite contre celui d'Hama, plongeant le visage de la draeneï entre ses seins.
- Que ne donnerais-je pas... exhala la première avant de mordiller farouchement un lobe d'oreille.
- Et moi donc...» souffla la seconde, qui se pencha et embrassa Hama à pleine bouche, ses lèvres chaudes comme une fournaise.
Elles se séparèrent soudain de concert de la draeneï déjà à demi inconsciente, et l'entraînèrent vivement avec elles dans leur havre de volupté.
« Hmm, murmura Alythess, remémorer ces anciennes amours m'a dangereusement excitée.
- Le corps de cette petite merveille sera un parfait exutoire, ma sœur, lâcha l'autre avec un air malicieux.
- Oh que oui, profitons-en avant que Mephistroth ou un de ses sbires ne sente sa présence », répondit avec ardeur la première.
La porte vitrée se referma en claquant.
~
Alythess et un incube s'ébattaient bruyamment et violemment depuis plusieurs heures.
Le sol de la chambre n'était qu'un immense et épais matelas tendu de soie, recouvert de myriades de coussins et de tissus luxueux et colorés. Aux angles, disposés sur des guéridons, des carafes et des gobelets d'or serti de gemmes emplis de diverses liqueurs aphrodisiaques et énergisantes, régulièrement renouvelées par de discrets serviteurs fantomatiques. Contre un mur, un grand coffre de cuir carminé à l'armature métallique ciselée, contenant des dizaines de jouets érotiques aux formes et usages divers.
De même que leurs femelles - les succubes -, les incubes sont pourvus de cornes, ailes, queue et sabots, mais tous ces attributs sont menus et jolis, sans grandiloquence ; leur peau, d'un rouge vif et ardent, est lisse et leur chair tendre comme celles d'un nourrisson. Certes, ils sont naturellement petits et frêles, mais ce qui fait tout leur intérêt en tant qu'esclaves sexuels, c'est qu'ils ont le pouvoir inné des sayaadi d'adopter spontanément la taille et l'aspect qui correspondent aux désirs de leur partenaire.
En l'occurrence, l'incube s'était fait le sosie d'Arcân le Premier-Né. Chaque nouvel esclave des jumelles adoptait cette forme en lisant leurs désirs. Mais malgré tout l'art qu'ils déployaient et leurs performances inégalables, ils n'en avaient désespérément que l'apparence. La façon d'être d'Arcân, sa présence était inimitable. Après des siècles et des siècles de luxure éperdue, les deux sœurs s'étaient gorgées inlassablement de tous les plaisirs, mais conservaient en leur for intérieur une amertume, un manque, une désespérance - qui sait, des échos d'amour dans des cœurs de démones.
Dans un ultime sommet d'extase, Alythess mordit soudain à pleines dents la carotide de l'incube et l'égorgea sauvagement. Les dernières convulsions de l'amant, dont le sang chaud jaillit en épais gargouillis sur les coussins de velours et la poitrine opulente de l'Eredar, prolongèrent un peu le délice de cette dernière. Les deux corps s'immobilisèrent enfin. Elle soupira et repoussa le cadavre. Elle se releva avec peine, chancelante, ivre de liqueurs et de plaisir. Un démon spectral la vêtit d'une robe de chambre de satin. Les yeux embués de volupté et le regard mélancolique, elle sortit de la chambre d'un pas peu assuré. Elle aboutit ainsi sur le palier du premier étage, réduit à une balconnade en U autour de l'immense hall de leur palais. Le son feutré de ses sabots sur les épais tapis de laine écarlate résonna doucement dans l'espace. Elle marcha ainsi nonchalamment, contournant le hall, jusqu'à la porte opposée, au même étage. Pour s'annoncer, elle gratta félinement le bois de ses ongles avant d'entrer.
Dans une grande pièce où étaient réunis, par dizaines, tous les pires instruments de torture jamais conçus dans l'univers, Hama, nue, avait les chevilles et les poignets attachés par des chaînes elles-mêmes entraînées par des poulies sur un palan aux membres amovibles, permettant en quelques manipulations de roues et de leviers de mettre n'importe quel corps dans n'importe quelle position. En l'occurrence, la draeneï était suspendue par les bras, joints, et les jambes, écartées. Sacrolash s'ingéniait au moyen d'une formidable panoplie d'instruments d'éreinter Hama tout à la fois de plaisir, de fatigue et de tortures légères. Couverte de sueur, cette dernière n'émettait plus depuis deux heures que de faibles gémissements.
Alythess s'approcha en souriant et caressa d'un air songeur l'intérieur d'une cuisse. Sacrolash, sans interrompre ses mouvements, jeta un coup d'œil amusé à sa sœur, dont la bouche et la poitrine étaient recouvertes de sang déjà frais.
« Eh bien ma sœur, dit-elle, ses yeux revenant à son ouvrage, il semble que tu te sois déjà lassée de ce jeune sayaad. Je lui trouvais pourtant une aura assez saisissante. J'ai bien failli croire à son illusion.
- J'ai eu faim ! », s'exclama joyeusement l'autre - elles rirent.
Un serviteur se matérialisa à la porte.
« Maîtresses, le Prince Mephistroth, Seigneur des Nathrezim, sollicite une audience.
- Oh non encore ce vieil aigri ! » fit Alythess. Boudeuse, elle se traîna paresseusement vers le hall.
Sacrolash passa un long coup de langue satisfait sur le dernier instrument, regarda avec amour sa petite poupée de plaisir et suivit sa sœur.
~~
Ils étaient dans un couloir étroit percé de part et d'autre de larges meurtrières. Une porte blindée en bloquait l'issue, à une cinquantaine de mètres. Tous les dix mètres et de chaque côté, une ouverture dans les murs permettait d'accéder aux deux grandes terrasses qui encadraient le couloir. De fait, ces terrasses étaient tout simplement le toit de l'étage inférieur - la forteresse allait ainsi s'élargir à mesure qu'ils descendraient dans ses entrailles.
« Il y a quatre couloirs ainsi séparés par des portes, avec une cage d'escalier entre le second et le troisième, murmura Farôn. On peut passer d'un tronçon à l'autre par les terrasses, mais je préfère crocheter les serrures. Dehors, il y a les sentinelles des créneaux, mais aussi un dragon.
- Un dragon ? s'étonna Gunny. Jamais entendu parler.
- Je l'ai aperçu à cent mètres au moment de passer par la trappe. Un drake du Néant, monté par un gangr'orc. Il venait de Terokkar et se dirigeait vers la Citadelle.
- Bon, chuchota le nain, on ne va de toute façon pas pouvoir passer inaperçus longtemps, donc on pète les portes ; on tue tout ; on laisse les cadavres tels quels - et on fonce !»
L'ordre était clair.
Ils coururent, Farôn et Gunny en première ligne. Ils atteignirent la porte. L'elfe sortit d'on ne sait où trois légers et fins instruments aux allures de matériel chirurgical.
« Il y a dix âmes derrière », dit simplement Hama.
Farôn s'immobilisa, puis hocha la tête en direction de Stropovitch. Ce dernier s'avança. Plaqué dans l'angle du mur pour laisser l'ouverture libre, l'elfe crocheta rapidement et sans discrétion la serrure. Le guerrier dans le même mouvement leva un sabot et l'abattit sur la porte - dont les gonds s'arrachèrent, et qui alla percuter en grand fracas le groupe d'ennemis, accompagnée d'une grenade étourdissante. Les guerriers gangr'orcs, qui étaient en train de jouer aux osselets assis en cercle, eurent un cri de surprise. Thiwwina bondit en avant et gela la troupe d'un geste.
En exactement cinq secondes, Stropovitch et Farôn en éliminèrent deux chacun de leurs lames impitoyables ; Hama absorba deux âmes ; Thiwwina en transperça deux de javelots de glace ; Akmar en réduisit un en tas de chair gangrenée ; et Gunny... en transforma un en poulet.
L'assassin et le guerrier se tournèrent vers lui, ce dernier levant un sourcil d'un demi-millimètre. Le nain, un étrange appareil cylindrique aux diodes clignotantes à la main, peinait à dissimuler sa satisfaction.
« Euh bah je voulais juste vérifier si ça marchait, hum... ça nous fera un casse-croûte, au pire... »
Poulet qui en fait était un coq et se mit à chanter à tue-tête. Le sabot du guerrier en fit instantanément de la bouillie.
« Arf, fit le nain en considérant tristement la viande malaxée mêlée de plumes sales, pas de casse-croûte alors... »
Des cris d'orcs se firent entendre de l'autre côté de la porte menant à l'escalier. Inévitablement, le massacre - et le poulet - avaient donné l'alerte.
« Une fois que nous serons en bas, je saurai comment nous cacher », dit rapidement Farôn.
Ils comprirent. S'ils se frayaient un chemin à l'étage inférieur, ils pourraient poursuivre la mission dans de bonnes conditions. Inutile d'attendre les ennemis, il fallait aller à eux, et avancer, avec ou sans leur accord.
Ils coururent donc vers la seconde porte. Les cris de l'autre côté s'intensifiaient. Le grondement de dizaines de pas montant les marches. Des aboiements de chiens-loups.
« Ils sont une cinquantaine. Beaucoup de mouvements, dit Hama, avec cette fois une légère pointe d'appréhension dans la voix.
- J'ai des potions d'invisibilité mais elles ne tromperont pas les chiens, dit Akmar d'un ton las.
- Bordel, lâcha le nain qui chargeait sa pétoire tout en courant, si tous les orcs de la forteresse déboulent les uns après les autres, on n'est pas dans la merde. »
Soudain, stupéfaits, ils s'immobilisèrent à quelques pas de la porte. Tous sentirent une puissance douce et impétueuse à la fois les envahir, libérer leurs corps de la moindre fatigue, du moindre engourdissement, et les renforcer, les exprimer. Ils se regardèrent les uns les autres. Une chape de lumière parcourut fugacement leur peau, illumina leurs yeux et disparut en eux.
Ils se retournèrent. Joannes, dix mètres derrière eux, rouvrait les yeux, sa prière exaucée.
« Qu'ils viennent, murmura le paladin, d'un air divinement calme. Je suis prêt ».
Gunny resta perplexe quelques secondes. Au fil des jours, Joannes devenait presque effrayant.
La porte s'ouvrit brutalement, libérant un flot d'orcs vociférants.
« C'est partiiiiiiii !!! » cria Thiwwina avec un rire enthousiaste.
Elle libéra instantanément devant elle un tourbillon de givre depuis sa main droite dressée, enveloppant l'armée beuglante d'un voile de froid dont la morsure ralentit leurs mouvements - et les fit taire.
Gunny avait entretemps dégoupillé deux grenades en même temps avec les dents et les avait balancées au-dessus des premiers orcs, pour qu'elles explosent dans l'escalier. Ce qu'elles firent, tandis qu'il déchargeait sa pétoire à bout portant sur l'orc frigorifié le plus proche de lui - les plombs réduisirent son torse en charpie et tuèrent deux autres guerriers derrière. Il se replia aussitôt d'un bond, autant pour recharger que pour éviter un coup de coude malheureux de la part de Stropovitch.
Ce dernier, accompagné de Farôn, avait en effet entamé une chorégraphie funeste. Faucheurs infatigables, ils passaient d'un orc à l'autre, parant, désarmant et contre-attaquant avec force et précision, tranchant toute chair offerte, gorges, bras, aisselles, bouches ouvertes. Les mouvements ralentis de ses ennemis permettaient au draeneï d'économiser son ardeur. Il ne devait pas oublier qu'il avait désormais le démon à fleur de peau.
Un chuintement écœurant. Joannes frissonna en voyant Hama s'imprégner d'Ombre. Le tissu même de sa robe se fanait, même si elle avait été traitée magiquement pour y résister. Tout son corps se fit noir et éthéré, et émit une épaisse nuée sombre, qui se délitait en volutes alanguies. Ses orbites semblaient vides, ouvertes sur le Néant. Ses traits se déformèrent tandis qu'elle ouvrait la bouche pour absorber les âmes de ses victimes. Le visage de sa proie d'abord se déformait comme aspiré par une ventouse, avec des expressions de souffrance. Le pauvre être ne pouvait plus émettre aucun son, et, s'il était faible, tombait en général immédiatement à genoux, lâchait ses armes et se tenait la tête à deux mains, parcouru de convulsions. Ensuite, quelle qu'ait été sa réaction, une espèce de rayon sortait de lui qui le reliait à Hama, tel un éclair noir, par lequel elle canalisait son âme. Débutait alors une lutte, qui dépendait uniquement du supplicié. La plupart du temps, il ne manifestait aucune résistance, et en un instant son corps s'affalait mollement, enveloppe vide, le visage encore empreint d'une agonie particulièrement atroce.
Ainsi les deux draeneïs et l'elfe semaient méthodiquement la mort.
Mais Thiwwina et Akmar n'osaient pas incanter de sorts, de peur de les atteindre malencontreusement. Et la pression exercée par les orcs qui arrivaient de l'escalier était telle, que les Alliés perdaient du terrain.
« Vous avez vingt secondes pour vous replier ! » cria soudain le gnome à ses camarades. Et il se mit immédiatement à incanter une série de graines infernales, qui allèrent l'une après l'autre se loger dans les corps des orcs.
Les membres du commando écarquillèrent les yeux, terrorisés. Dès qu'elles exploseraient, elles disperseraient également les âmes de tous les mortels proches.
Le nain réagit instantanément.
« Grenade aveuglante ! » hurla-t-il pour prévenir les deux bretteurs. Stropovitch - dont un sabot achevait de briser la colonne d'un molosse ivre de douleur tandis qu'une épée fouillait une cervelle d'orc à travers une oreille - et Farôn bondirent brutalement en arrière en se protégeant les yeux - la grenade illumina puissamment le couloir l'espace d'une seconde, stupéfiant les ennemis.
Seconde qu'exploita Thiwwina pour se pencher et répandre depuis les paumes de ses deux mains une chape de froid glacial, qui gela solidement - sèchement - les jambes des premières lignes. L'immobilisation ne durerait que quelques secondes, au vu de la poussée effectuée par l'arrière-garde. Elle se retourna aussitôt et courut vers le couloir précédent, où Stropovitch, Farôn et Hama s'étaient déjà réfugiés, bientôt rejoints par Akmar qui incanta une dernière graine quelques secondes avant l'explosion de la première.
Cinq.
Les prisons des jambes cassèrent. Les orcs gelés furent renversés et piétinés par une armée que la résistance des intrus et l'étroitesse du couloir avaient passablement enragée - une armée gangrenée à son insu par une nuée de petites bombes à retardement.
Quatre.
Gunny activa sa ceinture spéciale. Un écran protecteur opaque apparut devant lui, le protégeant entièrement de face, tandis qu'il se jetait au-devant de l'armée pour bloquer leur avancée et sauver ses compagnons.
Trois.
Mais le couloir était trop large et l'assaut trop impétueux pour qu'il suffise à les arrêter. Il se faisait déjà déborder sur la gauche. Il porta la main à ses ceintures de grenades pour se sacrifier en faisant tout sauter sur place.
Deux.
Joannes rua sur la gauche de Gunny et s'abattit de toute sa masse sur les orcs, réfugié derrière son grand écu blasonné. Sous le choc, les ennemis durent se tasser, à demi renversés sur trois lignes. Le nain s'arrêta dans son geste fatidique, et commença de marmonner un "Barre-toi !" paniqué. Ils s'arc-boutèrent derrière leurs boucliers. Les cinq autres avaient gagné une seconde supplémentaire de fuite.
Un.
Le paladin posa une main sur le crâne de Gunny et ferma les yeux. Une enveloppe de Lumière les recouvrit tous les deux.
Quand les dizaines d'âmes implosèrent de l'autre côté de son bouclier, Joannes les sentit se disperser mélancoliquement dans l'air, et s'effacer par sursauts comme les derniers scintillements tristes d'une myriade d'étoiles.
Une larme coula sur sa joue tandis qu'un cadavre amorphe s'affaissait sur son écu, et que le couloir, doucement, résonnait du cliquetis des armures s'entrechoquant dans l'affalement général de corps soudainement privés tout à la fois de vie, de mort, de retour au cycle universel de la circulation des âmes - d'espoir de rédemption.
Il se redressa et réattacha son bouclier dans le dos, les yeux baissés, incapable de jeter un regard au charnier.
Ses compagnons, immobiles, l'observaient, muets, fascinés. Gunny, les doigts encore crispés sur une goupille de grenade, demeurait stupéfait, les yeux rivés sur le spectacle macabre, ne comprenant pas comment il avait pu rester en vie.
Joannes se retourna, et son regard croisa celui d'Akmar. Le gnome y lut la plus grande tristesse du monde. Celle du serviteur de la Lumière abattu par la cruauté absurde, infinie et toujours renouvelée de son prochain.
Le démoniste eut une moue agacée et haussa les épaules - pour la première fois depuis d'innombrables années, il avait senti son cœur se serrer.
~~
Keli'dan et Néanathème discutaient dans une grande salle devant des braseros emplis de braises gangrenées ardentes, à côté du grand siège en pierre du second - où il aimait à trôner entre deux expériences -, quand un officier gangr'orc essoufflé interrompit les deux démonistes.
« Maître, dit-il, un groupe de sept combattants a pénétré dans la citadelle. Nous avons déclenché une alerte générale pour les écraser. Le général Bladefist m'a demandé de vous mettre en garde.
- Fort bien », répondit Keli'dan en esquissant un sourire. L'orc s'inclina et repartit en courant.
« Pourquoi n'as-tu pas parlé à Bladefist de notre affaire ? ricana Néanathème. Tu aurais pu lui dire qu'un démon t'intéressait pour grossir les rangs de sa fameuse « seule vraie Horde ».
- Mais non allons, fit Keli'dan en souriant de plus belle, il vaut mieux que cet imbécile ne sache rien. Qui sait, il y aurait peut-être senti une entourloupe quelque part. Il ne doit jamais ne serait-ce qu'esquisser l'idée que nous travaillons pour autre chose que sa propre gloire.
- Hmmm, répondit son interlocuteur d'un air finaud, dis plutôt que ça t'intéresse de faire combattre l'hôte. Mais tu prends le risque terrible qu'il meure contre les forces de Kargath.
- En effet, acquiesça le premier, il faut absolument le maintenir à sa limite. Et je ne me fais aucun souci pour sa survie. D'autant qu'il est apparemment accompagné d'un contingent d'élite.
- Et que fais-tu du risque qu'il « le » libère prématurément ?
- Eh bien, dit après une petite pause Keli'dan, une inquiétude voilant ses yeux, ce serait dommage, mais Kil'Jaeden s'en contenterait certainement. La Légion attend « son » retour depuis trop longtemps déjà.
- Il s'en contenterait, oui, mais tu aurais failli à ta mission, et il t'a donné un aperçu du sort qu'il te réservait en cas d'échec », ricana Néanathème.
Keli'dan haussa les épaules - pour dissimuler le tremblement qui le saisit.
« C'est tellement bête, tout de même, lâcha-t-il, ce doit être le seul enfant draeneï à ne pas avoir développé ses facultés magiques innées.
- Eh oui, pas de chance, renchérit Néanathème, hilare.
- Si seulement ç'avait été ce Darotân que j'avais rencontré près de Telredor...
- Tu aurais déjà depuis longtemps accompli les deux objectifs de ta mission, c'est certain. « Il » se serait imprégné de Lumière très rapidement, et aurait exterminé l'ensemble des exilés en plein milieu de l'Univers. A la place de cela, les draeneïs ont trouvé une nouvelle terre, et la guerre a repris avec Azeroth sans qu' « il » ait encore rejoint la Légion. Alors qu'avec « lui » les deux mondes seraient déjà sous notre domination, nous sommes en passe de perdre ce monde-ci également.
- Nous ne le perdrons pas, affirma Keli'dan d'un air sombre, car la fin est proche. Mon ingrédient est arrivé ».
Un gangr'orc revêtu intégralement de noir, le visage dissimulé, apparut derrière le grand siège de Néanathème, provenant d'un quelconque passage secret ou portail de téléportation. Il s'inclina, remit entre les mains de Keli'dan une petite giberne, s'inclina de nouveau et disparut derrière le trône.
« Ah, s'étonna Néanathème, tu as enfin trouvé un moyen d'éveiller chez ce Stropovitch ses affinités avec la Lumière ?
- Oui, je n'ai pas eu à beaucoup réfléchir, dit lentement Keli'dan, les yeux fixés sur la giberne. Ce sont les Naarus qui ont fait le don de la Lumière aux Eredars. C'est l'essence d'un Naaru qui rappellera à ce satané guerrier pourquoi ses yeux brillent.
- Mais comment... » commença son interlocuteur, avant de s'interrompre. Keli'dan sortit du cuir une fiole de cristal, dont le contenu étincelait de Lumière à l'état pur. Les deux démonistes furent agressés dans leur chair par cet éclat. Ce fut en se tordant de douleur que son possesseur remit la fiole dans son étui.
« Parfait, conclut-il, suant à grosses gouttes.
- Bon sang Keli'dan, dis-moi tout de suite d'où tu sors ça, fit l'autre, l'air furieux, la vision encore brouillée.
- J'ai demandé hier soir par télépathie au Conseil de drainer K'ure, le Naaru égaré et malade dans les entrailles des ruines d'Oshu'gun ».
Néanathème ouvrit de grands yeux.
« Le Conseil a réussi à extraire cette essence ?
- Oui, au cours de la nuit, par l'intermédiaire de disciples non corrompus, fit fièrement Keli'dan en achevant de se redresser. Darotân a fait usage de la Lumière contre ce Stropovitch pendant leur affrontement, mais « il » ne l'a pas absorbée, au contraire, elle l'a repoussé. Le sort que j'ai lancé à Telredor « le » liait corporellement et spirituellement au draeneï. Il faut que ce soit ce dernier qui développe des pouvoirs.
- Je pensais que tu avais recueilli et renforcé Darotân pour cela justement. A quelle fin vas-tu l'utiliser alors ?
- Ce guerrier n'a survécu qu'en faisant preuve d'une extrême maîtrise de lui-même. Broggok l'a vu brièvement à Zeth'Gor. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il est capable de ne « le » délivrer que partiellement, d'être toujours lui-même malgré un stade avancé de libération. Je commence à me demander si avec le temps, il n'aurait pas fini par réussir à ne faire définitivement qu'un avec « lui ».
- Incroyable, s'ébahit Néanathème. Tu as vraiment choisi le pire draeneï qui soit pour accomplir ta mission.
- Sans aucun doute, soupira Keli'dan. Mais heureusement, Stropovitch ne pourra jamais se contenir bien longtemps devant Darotân. C'est pour cela que j'ai recueilli ce paladin. Leur haine l'un pour l'autre dépasse l'entendement. J'ai lu dans son esprit. Je n'ai jamais ressenti cela auparavant. Ce qui lie ces deux draeneïs, c'est une distillation de tous les pires sentiments qui peuvent naître dans un cœur mortel. De plus, la puissance de Darotân croît de jour en jour, il devient... - le démoniste frémit - un monstre. Stropovitch devra « le » libérer pour avoir une chance de le vaincre. Et il le fera.
- Avoir « une chance » ? Tu parles de « lui » et tu dis « une chance » ? s'ébahit encore l'autre, qui allait d'étonnement en étonnement.
- Oui, soupira Keli'dan. J'ai... - il déglutit, l'aveu étant difficile à faire - commis une grave erreur, Néanathème. Je ne m'attendais pas à une telle... transformation. J'ai superposé une dizaine de mes plus puissants sortilèges sur les murs de sa cellule pour que personne ne puisse le détecter. Broggok a décidé de rester en permanence avec lui pour le maintenir sous contrôle mental. S'il nous échappe un jour... »
Il devint songeur, ses yeux perdus dans le vague. Néanathème frémit.
« ... d'un coup de masse il détruira ce qu'il reste de ce monde. »
~~
Les graines d'Akmar n'avaient fait que rendre le couloir aux Alliés et leur donner un répit de quelques secondes. Des grognements et des exclamations rauques se faisaient entendre depuis la cage d'escalier.
« Tu nous refais une saloperie pareille, j'te plombe ta p'tite tête t'as pigé ? » fit Gunny à Akmar en rechargeant sa pétoire.
Ils coururent vers la porte. C'était le moment ou jamais de forcer le passage jusqu'au niveau inférieur.
Mais Thiwwina leur gela soudain les jambes sur place.
« Qu'est-ce que... ? s'ébahit Joannes.
- Elle est contrôlée ! » cria Hama, qui se concentra aussitôt pour détecter le coupable.
Une panique muette déforma les visages. Ils étaient en train de perdre leur ultime chance de salut. C'était l'alerte générale en bas. Ils seraient bientôt submergés par un flot irrésistible d'ennemis.
La gnomette, le visage soudain dénué d'expression, agita ses petites mains. Des javelots de glace commencèrent de s'y former.
« Dehors ! s'exclama Hama. Ils sont deux, un de chaque côté, sur les terrasses ! »
Joannes libéra d'un mot les jambes de Stropovitch. Celui-ci n'eut que le temps de se jeter sur Hama au moment où une pluie de lances de givre s'abattait sur elle.
Le guerrier, momentanément déséquilibré, tint bon sous l'assaut et se redressa. Joannes étourdit d'un mot la gnomette, la stupéfiant momentanément. Le draeneï se tourna vers le nain, saisi d'un pressentiment. Ce dernier, le visage soudain inexpressif également, lui vida sa pétoire dans le casque. Stropovitch ne put que se pencher un peu en arrière pour éviter de prendre des plombs dans les yeux.
Il tomba à la renverse. Deux billes de métal avaient tout de même trouvé la visière, mais grâce à l'angle, ne laissèrent que deux sillons obliques sur la plaque frontale.
Hama aperçut le gangr'orc de la terrasse nord à travers une meurtrière. Il était à découvert à l'extérieur, et éloigné autant qu'il le pouvait. La draeneï ouvrit sa bouche d'ombre et entreprit d'extraire son âme.
Thiwwina, remise de sa stupéfaction, lui scella les lèvres, l'empêchant d'opérer. Puis elle transforma Akmar en tortue au moment où ce dernier repérait l'orc de la terrasse sud.
Joannes achevait de libérer tous ses compagnons de la glace, par des sorts d'annulation.
Gunny porta la main à sa ceinture de grenades, cherchant une goupille à ôter. Farôn apparut dans son dos, lui tordit les deux bras, lui abattit le crâne sur le sol et le maintins solidement.
Stropovitch voulut emprunter une brèche proche dans le mur pour bondir sur la terrasse nord, mais Thiwwina l'immobilisa d'un cône de froid.
Elbereth abattit la valise de fioles sur le crâne de la gnomette. Celle-ci, protégée par une aura de glace qui dévia la trajectoire de l'objet, bondit en arrière en préparant une lance de givre. Une masse et un bouclier la frappèrent de part et d'autre, la cueillant en plein vol, marteau l'abattant sur une enclume. Elle s'effondra, sonnée.
Joannes eut un air coupable. Il s'assura que Thiwwina n'était pas blessée, puis, quelque peu livide, voulut libérer Stropovitch et Akmar des sorts qui les bloquaient.
La porte menant à l'escalier s'ouvrit brutalement, livrant le passage à un gangr'orc massif recouvert d'une armure lourde complète jaunâtre, et ayant troqué ses mains contre de longs et larges cimeterres. Derrière lui, en contrebas, les ordres et les exclamations fusaient. Soldat d'élite ou officier, probablement les deux, il était venu occuper les Alliés le temps que la garnison de la Citadelle achève de se regrouper.
Il se précipita sur Akmar au moment où le gnome, sur un mot expiatoire de Joannes, retrouvait son apparence normale. Mais la lame glissa sur une barrière sphérique luminescente, ce qui manqua de déséquilibrer l'agresseur. Le paladin avait in extremis enveloppé Akmar - qui achevait de reprendre ses esprits - d'un sort protecteur.
L'orc comprit immédiatement qu'il lui fallait commencer par l'humain. Il fondit donc sur Joannes, qui n'eut que le temps de lever son bouclier.
Les lèvres d'Hama se descellèrent enfin. « Akmar ! Hama ! Tuez la brute ! » cria Farôn au milieu du vacarme assourdissant.
La brute en question criblait en effet le bouclier du paladin de coups de cimeterre violents, et surtout latéraux. Ballotté de droite et de gauche par les chocs, Joannes déséquilibré découvrait tantôt un flanc, tantôt l'autre, et les lames par trois fois déjà s'étaient glissées entre deux plaques pour le blesser grièvement. De ses bras et des côtes, du sang coulait et gouttait sur le sol. Mais il s'arc-boutait autant qu'il le pouvait derrière son grand écu, dont les cimeterres entaillaient profondément les bords. Le paladin avait une expression désespérée.
Le gnome et la draeneï perçurent l'âme de l'orc, et en cherchèrent l'accès, pour l'amener à une fin foudroyante.
Stropovitch fut pris d'un grand frisson. La glace pénétrait sa chair, l'immobilisait - et le faisait terriblement souffrir. Et l'orc qui avait pris le contrôle de Thiwwina, maintenant qu'elle était hors de combat, cherchait à prendre possession de son esprit. Une volonté étrangère s'écoulait en lui, impérieusement.
L'elfe sentit le nain se décrisper sous lui. Il desserra lui-même son emprise, comprenant que le contrôle avait pris fin. Gunny, à demi inconscient, grimaçait en lâchant des « 'tain » et des « 'chier ». Et Farôn sentit lui aussi qu'on cherchait à saisir son âme - le second orc, au sud.
Il sourit. Et disparut. Il fit un pas.
Il réapparut derrière le gangr'orc abasourdi, lui passa le bras autour du cou, le fit basculer en arrière et l'égorgea de l'autre main comme un porc.
« J'ai déjà donné mon âme, murmura-t-il tandis que des yeux agrandis par l'étonnement et la terreur le fixaient, perdant de leur éclat à mesure qu'une mare de sang s'agrandissait à ses pieds. Il n'y aura jamais qu'Elle qui me fera plier à ses désirs. »
Un grondement.
Une bourrasque de chaleur.
Stropovitch s'était délivré tout d'un coup du froid et de la tentative de contrôle en libérant à peine le démon. Il luttait comme un insensé pour le contenir. A travers la visière du casque, on pouvait deviner la peau devenant rouge et se marbrant de noir.
Pourquoi...
Hama et Akmar siphonnaient avidement la vie de l'orc. Lequel semblait animé d'une volonté de fer et d'une riche vitalité : il se retourna vers les deux Maîtres de l'Ombre, une rage ardente dans les yeux, et fondit sur eux.
Stropovitch se tordait, genoux à terre, les mains pressées sur le casque.
Pourquoi toujours lutter... Tous ne voient en moi que le démon... ma propre personne, qui intéresse-t-elle... même plus Hama... pourquoi insister...
La brute s'avérait insensible à toute peur, toute gangrène immédiate de l'esprit. Les cimeterres s'abattirent, croisés, l'un sur Hama, l'autre sur Akmar.
Ils rencontrèrent chacun une épée pour les parer et les dévier. L'orc manqua d'en tomber en avant - il se pencha tout de même. Des lames se rengainèrent en un éclair. Un poing se serra et s'abattit sur le casque de la brute, qui faillit en décoller du sol - le heaume, déformé, s'envola, révélant un nez brisé. Une série de coups directs dans le plastron, qui se cribla de profondes empreintes de phalanges. Un pas martelé en avant, un coup droit surpuissant qui enfonça le métal dans la poitrine, coupant le souffle du champion orc. Enchaîné, un uppercut magistral, qui envoya le malheureux adversaire du draeneï au pays des songes. Alors qu'il tombait à genoux, des lames furent dégainées - un simple ondulement dans l'espace - et une tête massive roula au sol.
La succube se mordit la lèvre inférieure en observant le guerrier entouré de cette - délicieuse et dantesque - aura démoniaque.
Gunny et Thiwwina retrouvèrent leurs esprits, et entreprirent de se redresser.
Stropovitch bondit à l'extérieur, sur la terrasse nord. L'orc ne chercha pas à comprendre l'origine du sentiment qu'il avait. De voir un démon avancer vers lui à la vitesse d'un cauchemar. Il se laissa débiter en gros blocs de chair sanguinolente, une expression d'impuissance sur le visage.
Un bruit de battements d'ailes dans l'air. Une exclamation rauque.
Le draeneï leva les yeux. Le héraut qu'avait aperçu Farôn était parvenu à destination. Le gangr'orc, juché sur un immense drake du néant armuré bleu, le pointait du doigt en vociférant, une dizaine de mètres au-dessus de lui.
Stropovitch se retourna. Sur les créneaux, les sentinelles qu'ils avaient évitées armaient arcs et fusils en le regardant. En-dessous, dans le couloir ajouré, la garnison, enfin prête à se déverser sur les Alliés toute entière, déboulait de l'escalier pour les exterminer.
Pourquoi lutter, pourquoi, pourquoi...
Les sentinelles des créneaux qui avaient vu Farôn égorger l'acolyte n'avaient eu que le temps de le mettre en joue. L'elfe avait immédiatement disparu.
Au moment où le flot d'orcs passait la porte, il était adossé au mur extérieur, entre deux meurtrières, chargeant son arbalète. La seconde suivante, il escaladait la paroi souplement, ombre fugace.
C'est la fin.
En voyant les dizaines de gangr'orcs affluer depuis l'escalier, Joannes avait blêmi. Ils n'atteindraient jamais l'étage inférieur. Il comprit qu'il allait une nouvelle fois être incapable de protéger ses compagnons. Il serait le spectateur éternel de l'échec de la Lumière. Encore et toujours, il verrait ses frères d'armes mourir à ses pieds, agrippés à ses jambes de leurs mains sanglantes, l'implorant de les sauver. Tandis que de terribles souvenirs lui revenaient en mémoire, il serrait de plus en plus fortement le manche de sa masse - les lanières de cuir entourant la poignée grincèrent. Sa résolution était prise. Cette fois, il ne leur survivrait pas.
Sur un mot de son maître, le drake prit une profonde inspiration pour souffler sur Stropovitch.
"Repoussez-les !" hurla Gunny. Nul besoin - pas le temps - d'un long discours. La priorité n'était pas de tuer, mais de survivre.
Akmar bondit au-devant des orcs. Aussitôt pétrifié, les yeux clos, le visage fermé, il irradia la peur. Une aura terrifiante émana en ouragan de sa personne. Un vent de démence souffla en direction de l'escalier. Les yeux des orcs s'exorbitèrent. Ils crurent entendre les hurlements de quelque aberration des abysses. Saisis d'une panique incontrôlable, ils se ruèrent vers les marches, se heurtant violemment à ceux qui poussaient derrière.
"L'effet ne durera pas longtemps !" cria le gnome, au milieu du fracas assourdissant des armures qui s'entrechoquaient et des cris rauques d'orcs effrayés ou exaspérés.
Un archer avait eu l'idée de se pencher. Les mains déjà sur le rebord après une escalade arachnéenne, Farôn s'était hissé en balançant souplement les jambes, son pied droit allant s'écraser sur la face de l'orc - et lui enfonçant l'arête du nez directement dans l'encéphale ; la sentinelle s'était renversée en arrière, raide morte ; son camarade le plus proche avait reçu un carreau d'arbalète entre les deux yeux ; deux sentinelles armées d'arcs avaient vu les cordes de leurs armes tranchées par des couteaux de lancer.
L'elfe dégaina ses dagues. Il ne comptait laisser aucun garde en vie.
Stropovitch, au cri de Gunny, avait couru vers le couloir, se protégeant la visière d'un bras levé tandis qu'une volée de flèches le criblait - et essuyant de justesse le souffle du dragon, qui lui brûla la cape.
Il avait croisé Thiwwina qui, un grand sourire aux lèvres, lui avait fait un clin d'oeil. Elle avait fait tournoyer ses petites mains, tiré un petit bout de langue - le héraut vit deux paires de lances de givre fendre l'air vers lui.
Le dragon eut un sursaut. L'orc n'eut que le temps de se pencher. Un javelot de glace siffla à son oreille ; un autre effleura le flanc droit du dragon, déchirant la peau et tranchant net les sangles de la selle, désarçonnant le gangr'orc ; les deux derniers brisèrent l'os principal de l'aile gauche, à l'articulation avec l'épaule.
Lorsqu'Akmar eut diffusé l'effroi, Stropovitch se jeta dans la mêlée, les épées pointées en avant. Les gangr'orcs victimes du sortilège du gnome bousculaient les lignes arrière, jouaient des pieds et des mains pour rompre les rangs et retourner dans la Citadelle. Le fracas était dément, produit par les crissements et frottements de centaines d'armures et les hurlements et protestations ennemis. Car l'agglomérat dans les marches était fantastique. Les orcs étaient serrés à étouffer, littéralement entassés dans la cage, subissant la pression des fuyards d'un côté, de l'arrière-garde de l'autre. Cette dernière avait l'avantage du nombre. Il ne s'était encore déroulé que quelques secondes depuis que le premier orc avait passé le seuil, mais les ennemis étaient déjà une douzaine dans le couloir - malgré les efforts forcenés des fuyards, chaque poussée de l'arrière en projetait trois ou quatre autres au-devant des Alliés.
Au vent de panique suscité par le démoniste succéda alors le grondement terrible qui émana des entrailles de Stropovitch, et couvrit le vacarme de la cohue, résonnant dans les murs mêmes, faisant frémir les coeurs. Le draeneï, en quelques mouvements d'une force et d'une rapidité démoniaques, rompit les os des fuyards ; le grondement ne cessait de s'amplifier ; il enfonça une lame dans le dos découvert du dernier hystérique ; le fer bloqua sur la colonne ; le draeneï poussa ; la pointe se fraya un chemin entre deux vertèbres ; le guerrier fit levier - l'orc poussa des hurlements horribles à la face de ses camarades tandis que son visage se déformait de douleur et qu'il ployait, s'affaissait, brisé, dans d'affreux craquements.
Le héraut désarçonné ordonna à son drake de réduire Thiwwina en charpie. Enragé par la souffrance, traînant son aile ensanglantée, ce dernier fondit sur la gnomette, qui d'un mot s'entoura d'une barrière de glace protectrice.
Gunny réfléchissait, tout en rechargeant sa pétoire, vidée à bout portant dans le ventre d'un ennemi. Akmar et Stropovitch jouaient la carte de la terreur pour faire reculer les orcs de l'autre côté de la porte, mais la place manquait, leurs ennemis ne pouvant concrètement pas céder un seul pouce de terrain. Ses explosifs balancés dans les marches feraient à coup sûr le ménage ; mais le risque était extrême de faire s'effondrer l'escalier et de condamner du même coup l'accès au niveau inférieur.
"Préserve-les", entendit Joannes.
Il sursauta. La voix s'était découpée, nette et froide, sur le fracas ambiant. Accompagnée d'un ignoble chuintement.
Hama s'avança, livrée à l'infâme succion de l'Ombre.
Enveloppée d'une fumée ténébreuse aux volutes chatoyantes.
Les orbites creuses ouvertes sur les plaines inexplorées de l'horreur.
Joannes trembla, ferma les yeux et pria.
Dans un rayon de cent mètres, le temps se figea. Le sang des Alliés et des orcs se glaça. Les couleurs semblèrent s'affadir à leurs yeux - tout ne fut qu'un dégradé de gris. Les sons se raréfièrent, et eurent des résonances graves et sourdes. La matière s'alourdit. L'air s'épaissit. Les pensées se cristallisèrent. Les esprits s'ensablèrent, comme fossilisés dans une soudaine éternité.
Alors naquit le cri.
Hama, banshee impie, ténèbre flottante, vampire incorporelle, eut un frémissement. Son visage se déforma tandis que sa bouche s'ouvrait démesurément sur l'abîme offert de la démence. Le son strident eut une vibration profonde dans les êtres, devenus les instruments de leur propre requiem. A mesure que le hurlement s'amplifiait, s'aiguisait, griffe sur l'ardoise de la conscience, fêlure dans les fondements de la raison, c'étaient les âmes qu'il allait torturer, comme une bise acérée sur des statues de sel.
Joannes rouvrit les yeux. Sa prière l'avait protégé du maléfice.
Il devint livide.
Hama s'était faite l'essence même du cauchemar. Elle était une brume vivante, s'effilochant continûment en filaments cendrés. Nuée vénéneuse, lent tourbillon de haine, elle pulsait comme un grand coeur, dans un silence d'outre-tombe - paralysie des choses.
Le paladin éperdu sentit autour de lui les âmes trembler. Le cri leur imprimait une vibration déliquescente, qui rendait les volontés friables - pire, cassantes commes des pellicules de verre qui se lézarderaient encore, encore, encore... dans une succession de petites notes cristallines.
"Préserve-les", avait-elle dit.
Pâle, le front moite, serrant les dents, il se concentra.
Il se coupa du monde. Il anéantit toute sensation, tout sentiment, toute pensée.
Alors, il appela la Lumière.
Don de soi.
Et une nouvelle fois, elle lui fit la grâce de s'écouler en abondance en lui - douce, fluide, bienveillante.
Quand il rouvrit les yeux, il était prêt.
A ce moment-là, le cri s'arrêta sur une onde spirituelle qui brisa les volontés en menus éclats, et tous les mortels sous l'emprise du sortilège entendirent dans leurs esprits ces mots, prononcés par une voix grave, puissante, irrésistible, celle de quelque léviathan de fin des âges, de quelque dieu de terreur et de mort :
"OTEZ-VOUS DE MON CHEMIN, MISERABLES, FUYEZ LOIN DE MON REGARD ET PRIEZ VOS DIEUX ! QUE JE NE VOUS REVOIE JAMAIS."
Les quelques orcs épargnés à l'étage inférieur virent, incrédules, l'ensemble de leurs camarades se retourner et se lancer dans une fuite éperdue et sauvage, les yeux exorbités, dépossédés d'eux-mêmes, privés de toute raison, de toute retenue, se renversant et se piétinant les uns les autres, cherchant leur salut dans les moindres recoins, s'entretuant pour la moindre cachette.
Gunny, Akmar et Stropovitch virent les orcs du couloir être saisis d'une telle folie et se ruer en grand fracas dans la cage d'escalier - mais, hébétés, ils ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait.
Joannes les avait délivrés à temps de la spirale d'horreur générée par la draeneï.
Il ne s'était en réalité déroulé que quelques secondes depuis le début du cri.
Et ce qui arriva immédiatement après leur libération par le paladin ne leur laissa pas le temps d'analyser la situation.
Thiwwina, sous l'emprise de la peur, déboula depuis la terrasse, et le temps d'un clin d'œil s'apprêtait à bondir dans la cage d'escalier.
D'un mot, Joannes la délivra. Par le pouvoir du Sacré qui l'investit, la conscience de la gnomette se rétablit soudain totalement, la laissant immobile, stupéfaite, le souffle coupé.
La seconde suivante, le drake qui avait été lancé à sa poursuite au moment du cri - et qui y avait été manifestement insensible - fracassa le mur de son front. Une pierre vint heurter violemment la tête de Joannes ; le choc et la douleur l'aveuglèrent, tandis que du sang jaillissait de sa tempe sur son visage ; le drake enragé se jeta gueule ouverte sur Stropovitch ; ce dernier, le regard encore voilé par les brumes de son cauchemar, eut le réflexe fulgurant de bloquer la terrible attaque, en balançant en même temps ses deux lames, la gauche contre la mâchoire inférieure, la droite contre la supérieure ; le mouvement du dragon l'entraîna - ses sabots crissèrent sur les dalles -, lui fit heurter brutalement la lourde porte blindée - qui se referma ainsi derrière les fuyards - et le plaqua violemment contre elle. Les bras du guerrier tremblèrent sous la pression infernale exercée par la gueule au souffle ardent.
Un ordre rauque retentit. Le dragon inspira.
Sous les yeux écarquillés des Alliés, Stropovitch fut noyé dans un torrent de flammes
La nuée qu'était devenue Hama frémit. Sa forme physique se redessina vivement - en commençant par un visage paniqué.
Akmar entendit un soupir et un battement d'ailes.
Lorsque le feu du drake s'éteignit, chacun retint son souffle.
Stropovitch était intact. Sa peau était d'un rouge vif, parcourue de veines d'un noir de jais brillant. Il avait libéré encore davantage le démon pour devenir insensible aux flammes. Son armure et ses armes d'adamantite luisaient, mais n'avaient pas fondu. Derrière lui, en revanche, la porte, faite d'un métal moins résistant - le fer -, s'était amollie.
"C'est le maître qui commande les souffles ! cria Gunny.
- Je m'en occupe ! répondit Akmar. Elbereth !"
La succube avait déjà lancé un sort d'envoûtement sur le héraut. Elle l'observait avec un plaisir sadique rester bouche bée et immobile devant elle, combattant intérieurement la domination, de la bave coulant sur le menton.
Puisqu'on ne voit plus que lui en moi...
Les bras de Stropovitch tremblaient toujours. Et il avait une expression terrible. Les muscles de son visage étaient contractés à l'extrême. La lutte contre le démon, encore et toujours ; elle requérait une volonté indéfectible, une détermination implacable - qu'il n'avait plus.
Puisqu'ils l'attendent tous...
Le dragon grogna hargneusement, attendant l'ordre pour un second souffle, qu'il se préparait à rendre bien plus puissant que le premier. Les entrailles du draeneï grondèrent en réponse.
Thiwwina fronça les sourcils. Si le héraut était sorti de la prison d'horreur d'Hama, c'était que le sort s'était affaibli. Elle eut une idée en observant la porte. Le chambranle coulait sur le battant en épaisses traînées, les unissant en une même plaque molle.
"Ze dois la zeler, viiiiiiiite ! s'exclama-t-elle. Ecarte-toi, Stropo !"
Puisque même Hama le désire...
Stropovitch cria dans l'effort. Il prit appui sur ses jambes et, lentement, puissamment, les bras tremblant de plus belle, força le dragon à reculer la tête. Le long cou se tordit. En colère, le drake tenta de dégager sa gueule des épées. Mais ce faisant, les lames ne firent que glisser un peu plus entre les crocs serrés, s'y bloquant près de la gencive. L'énorme tête se balançait brutalement de droite et de gauche, avec des grondements terribles. Le draeneï devait à la fois maintenir la mâchoire à bout de bras, et suivre ces mouvements violents pour éviter que les épées ne lui soient arrachées des mains ou ne se cassent entre les dents.
Malgré ce manège infernal, il fit encore un pas en avant ; le dragon dut reculer d'autant.
Thiwwina bondit et incanta à bout portant sur la porte un cône de givre qui la gela intégralement, figeant le métal fondu, chambranle et battant unis, dans un bref crépitement. L'accès était condamné.
Le héraut s'était délivré en quelques secondes de l'envoûtement d'Elbereth. C'était manifestement un combattant d'élite, entraîné à résister à toutes sortes de sorts. Mais au moment où ses deux haches allaient s'abattre sauvagement sur la succube surprise, Farôn était apparu entre eux deux et avait paré de ses dagues. Sans se démonter, le gangr'orc balança un pied dans les genoux du voleur, lequel se ploya pour l'esquiver - ce à quoi le héraut répondit immédiatement par un moulinet de poignets qui dégagea les haches des dagues et les envoya en direction de la figure de l'elfe. Farôn se pencha en arrière mais, déséquilibré par la double attaque, tomba à la renverse. Se recevant sur le dos, il joignit les jambes en chandelle et balança ses pieds dans la face de l'orc qui, sonné, recula d'un pas - avant de soudain sentir une lanière de fouet entourer son cou et l'étrangler, et d'entendre la voix d'Akmar incanter un chapelet de malédictions.
Hama achevait de redessiner sa forme physique. Elle semblait à bout de forces. Quand elle s'abandonnait à l'Ombre, elle risquait toujours de perdre définitivement raison et identité, de ne jamais retrouver le chemin du retour.
Gunny, ses esprits recouvrés, avait analysé la situation. Et il avait eu une idée. Désespérée. L'unique solution pour poursuivre la mission.
Il vida sa pétoire dans le flanc du drake et cria - au milieu des vagissements horribles de la bête - « On dégage ! »
Il détacha de son sac la corde munie d'un grappin et courut sur la terrasse où le démoniste achevait de réduire le héraut en un tas de chair gangrenée et fumante.
Joannes - qui s'était remis et avait guéri sa tempe d'une brève prière -, Stropovitch - après avoir dégagé ses lames de la gueule du drake -, Hama et Thiwwina emboîtèrent le pas au nain, laissant le dragon se tordre de douleur derrière eux.
Des chocs métalliques. Les gangr'orcs de la Citadelle, délivrés du maléfice, tentaient d'enfoncer les portes.
« La porte est ! s'exclama Thiwwina.
- Je l'ai bloquée depuis un moment déjà, répondit Farôn. Et il ne reste plus la moindre sentinelle sur les créneaux.
- On n'a plus qu'à se tirer de ce merdier incognito ! », cria Gunny en sautant dans le vide.
La corde se tendit. Le grappin se fixa au rebord de la terrasse. En contrebas, une fenêtre étroite, telle une large meurtrière. Farôn en se penchant vit le nain disparaître dans la fente.
« La voie semble libre, allez-y » dit-il aux autres.
Sans perdre de temps, au milieu du fracas des orcs qui se jetaient sur les portes, Thiwwina - tirant un bout de langue -, Joannes - livide -, Hama - tremblante d'épuisement - et Akmar descendirent le long de la corde. Elbereth d'une moue enroula le fouet autour de sa culotte, et glissa la main dans la poignée de la mallette, pour qu'elle repose sur son coude - avant de suivre son maître.
Alors Stropovitch entendit le drake rugir - et se retourna. Ivre de souffrance, complètement enragée, la bête éventrée fondit sur Farôn et lui, traînant derrière elle ses entrailles sanguinolentes.
Le draeneï, qui n'avait toujours pas refoulé le démon, flamboya littéralement de colère. Il sentit le feu gronder en lui - et il en fut content.
Moi aussi je sais souffler, connard.
Farôn n'eut que le temps de s'écarter. Au moment où le drake s'apprêtait à broyer le guerrier de ses immenses mâchoires, Stropovitch ouvrit la bouche et exhala une vague ardente à la face du monstre. Sous les yeux effarés de l'elfe, le dragon n'émit qu'un faible couinement avant de se désagréger littéralement en cendres volatiles. Il ne restait que la suie noire de la graisse brûlée maculant le sol - et une odeur atroce, âcre.
Le draeneï, sans un mot, se retourna, se pencha, saisit le début de la corde en tordant les poignets, sauta en se retournant, abattit ses sabots sur le mur et descendit.
« Fais-leur signe de s'écarter », dit simplement Farôn. Le guerrier fronça les sourcils mais hocha la tête.
L'elfe ne perdit pas de temps. Dès que Stropovitch eut disparu par l'ouverture, il retira la corde et sauta dans le vide - au moment où la porte ouest était enfin enfoncée et où une horde de gangr'orcs furieux faisait irruption dans le couloir.
Il se retourna en l'air, balançant le grappin vers la fenêtre. Ses camarades incrédules virent les pointes de fer fuser dans la pièce et se raccrocher tout aussi rapidement à la pierre. Farôn ne tarda pas à apparaître. Devant les Alliés médusés par l'exploit, il enroula tranquillement la corde et la tendit au nain.
« Je n'ai pas voulu laisser de trace de notre fuite » dit-il simplement.
Gunny la prit et considéra l'elfe. Puis son regard brillant alla de l'un à l'autre. Ils étaient tous là. Ils avaient échappé aux griffes de la mort.
« Bon sang, s'exclama-t-il, des larmes d'émotion aux yeux, y a pas à chier, z'êtes des dieux les gars ».
Et il se laissa tomber sur une chaise. La pièce était une chambre vide, de quelque officier certainement. Ils avaient mérité un peu de repos.