Ici règnent les mots. Ici régnaient les mots. Ici vit l'araignée des mots. Elle tisse sa toile ici. Elle y construit son mausolée. Non, ses mots ne peuvent pas être isolés, piégés dans la Toile, incapables d'en sortir ?
Le sort des mots ? Une échappatoire des maux, l'écoulement des problèmes, la formation d'un ruisseau. Le ruisseau qui ondule, les mots qui se modulent, pour sss'insssinuer partout, et ssse glissssser dans les penssssées. Traversant l'air, s'inscrivant dans le Livre du Temps, devant tant d'ivresse, les mots comme les maux s'effondrent ou indiffèrent. Fer comme fronde, les mots qui blessent deviennent maux et ne guérissent que par le Temps, ou par d'autres mots encore, les mots doux. D'où ? Ils embrassent les lèvres, ruissèlent et se glissent à l'oreille, où ils finissent de panser l'âme, et où l'âme cesse de penser, où lame cesse de passer.
L'ivresse des mots. Aussi puissante que l'alcool. Pouvant faire tourner les têtes, amenant fantaisie, euphorie de l'esprit. Prison des émotions, récipient des idées, container de l'essence de l'humanité. Essence qui entête, essence qui enflamme, essence qui fait perdre la tête, essence, brasier de l'âme. Température qui monte, perturbation des sens, d'essence, fièvre fulgurante, colère rouge, non, noire.
Noire ?
D'un noir charbonneux, plus que des cendres. Le Phénix qui renaît, les mots qui font renaître, les mots de résurrection, les mots de métempsycose. Psychose des mots, refuge de l'âme. Folie mot-numentale. Folie mentale, aliénation. Les mots allient les nations, tout comme ils les divisent, en échauffant les relations. Température qui monte, perturbation des sens, d'essence, fièvre fulgurante, colère rouge, non, noire.
Noire ?
D'un noir d'encre. Encre de seiche, encre sèche, immortalisée, marque d'une pierre blanche, marquée d'une pierre... d'encre. Ancrée dans les mémoires, l'encre coule parfois dans les profondeurs, refait surface, coule sur le papier, recouvre sa surface. Les mots, de la même ès-sens, de la même encre, font de même. Les mots sont les souvenirs, parfois les maux aussi, mais on l'a déjà dit, les premiers contrent les pires. Les mots s'oublient, sombrent; l'encre s'assombrit. D'autres mots plongent, les raccrochent et les tractent. Les tracts circulent et finissent par se perdre dans l'oubli. Les mots accrocheurs tirent les autres de leur bulle, les élèvent telle cette bulle, les émergent et éclatent celle-ci. Les mots se libèrent, s'évaporent et, mais on l'a déjà dit, traversent l'air et se perdent dans l'immensité de l'atmosphère, si mot-biles, conquérant tous les espaces, c'est le règne des mots
…et c’est à ce moment-là que je m’éveille.
Malgré le fait que le rêve soit agréable, je m’en extirpe en sueur. Pourquoi ? Qu’importe.
Je me dégage de mes draps, me lève et me dirige à pas feutrés vers la salle de bains. Je m’appuie exagérément sur le lavabo, bascule la tête en avant. Mon âme est reposée mais j’ai les muscles endoloris. Je fais couler l’eau, attrape un gant et me débarrasse de ma transpiration, non sans insister sur le cou pour me le détendre.
Je me suis habillé, je regarde l’heure et constate que mon réveil prématuré ne l’était pas tant que ça. Je suis pleinement réveillé, tout va bien. Je m’en vais faire ce que j’ai à faire et la journée se passe…
Je n’ai pas vu passer le temps, me voilà déjà de retour chez moi. Je me débarrasse de mes affaires, prend une douche, mange. Je m’apprête à aller dormir, regarde mon lit. Voilà le berceau de mon songe, songe que je vais revivre. J’en suis persuadé, j’ai hâte ! Je me couche et malgré mon impatience, le sommeil me happe. Aaaaah tout se passe comme prévu. Je suis encore sur ce banc à bénéficier d’une sérénité irréelle, touché par ces notes qui s’insinuent sous ma peau et me reposent l’esprit…
Je sais que le rêve va prendre fin, je n’en ai pas conscience, mais je l’ai remarqué lorsque j’étais éveillé. Lorsque je jetterai mon coup d’œil indifférent sur le mur de mes peurs, le rêve s’arrêtera, je le sais. Ça y est, j’y suis… mais… mais qui est-ce ?!…
Je me réveille en sursaut. J’ai vu quelque chose… quelque chose d’inhabituel… quelqu’un parmi les silhouettes fantastiques qui hantent ce mur, comme prisonnières… Quelqu’un de familier…
Je sens la sueur qui serpente entre mes omoplates, je… je suis en nage ! Je file dans la salle de bains d’un pas lourd. Je m’appuie sur le lavabo en fermant les yeux, soupire, bascule la tête en avant. J’ai mal partout. Je me redresse en me massant le cou et sursaute à nouveau. J’ai… j’ai la sensation que ce miroir n’a jamais existé, et j’y découvre mon reflet pour la première fois depuis très longtemps...
Je ne me reconnais pas… que m’est-il arrivé ? J’ai peur… de moi. A qui appartiennent ces yeux bouffis, injectés de sang ? Ce teint blafard ? Ces joues émaciées ? Mes doigts tremblants effleurent le miroir… qui est-Il ? Mes doigts… sont squelettiques. Qu’est-ce qui se passe bon sang ?!
Je m’habille. Mes yeux captent une faible lumière rouge, et je parviens à déchiffrer les symboles qui sont affichés, dans ce flou qui s’est emparé de ma vue. Les cristaux liquides ondulent, peut-être pour me faire comprendre que je ne suis pas loin d’être en retard... je m’empresse de sortir et la journée se passe…
…après l’avoir trouvée interminable. Je me débarrasse de mes affaires, mais ne mange ni ne prend de douche. Je regarde mon lit et éprouve alors une sensation que je n’avais jamais ressentie auparavant à son sujet : l’appréhension. Oui, l’appréhension, car je me sens soudain perdu, partagé entre le bonheur que je connaissais depuis maintenant longtemps et l’angoisse que j’ai connue tout juste la veille. L’appréhension face à l’inconnu…
Je finis par me coucher… et ne dors pas de la nuit.
Est-il nécessaire de préciser que ni ma douleur physique ni mon apparence ne se sont arrangées durant la nuit ? J‘ai décidé de ne pas aller au travail, de toute façon mes collègues m’évitent. Un autre miroir de découvert. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Je dois percer le mystère de mon rêve, mais tout m’échappe. Je connais la mélodie, je connais la silhouette prisonnière, la première symbolise la seconde mais… impossible de m’en souvenir. Il n’y a que dans le rêve que je connais ces détails, enfin je crois…
Je n’ose pas aller dans la salle de bains, de peur d’y croiser mon reflet. Je me néglige, mais tant pis. Je dois d’abord savoir… je ne sors pas et la journée ne se passe pas…
Je parviens à m’endormir, croulant sous la fatigue et la faiblesse de mon corps délaissé, à l’abandon. C’est alors que…